Les migrants, damnés de l’Europe, maltraités en France

Un Parlement abaissé?
8 mars 2020
L’esprit civique, en avoir ou pas
22 mars 2020

Les migrants, damnés de l’Europe, maltraités en France

La guerre a repris en Syrie, où le Président Bachar el-Hassad a décidé, avec l’appui des Russes, d’en finir avec l’enclave d’Idlib, seule partie de la Syrie encore insoumise, au prix de crimes de guerre répétés que seules les ONG dénoncent : pour vaincre 20 000 islamistes, le choix est de « dégager » les habitants, comme cela a été le cas à la Ghouta ou à Alep, en bombardant systématiquement les hôpitaux et les marchés et en provoquant un déplacement massif de population.  Un million de civils, entassés dans la boue de camps de fortune, meurent ou vont mourir de froid, de malnutrition ou sous les bombes. Un massacre et/ou un exode massif vers la Turquie s’annoncent mais l’exode suppose que les frontières s’ouvrent. Est-ce dans l’indifférence générale ? L’ONU ne peut rien, mais souligne que, avec l’escalade entre la Syrie et la Turquie, opposée à la reprise de l’enclave, « le conflit syrien a changé de nature » (il faut comprendre que le conflit inquiète davantage parce qu’il a cessé de n’être qu’un désastre humanitaire et oppose des puissances régionales). L’Union européenne s’en tient à sa seule grille de lecture actuelle, la crainte d’une nouvelle vague migratoire, avec le souci de colmater ses propres frontières : elle cherche à se prémunir contre le chantage d’Erdogan, qui a déjà lancé quelques milliers de civils vers la Grèce en leur disant que les frontières étaient ouvertes, ce qui, bien sûr, était faux. Malgré ce cynisme, l’Union ouvre des discussions avec la Turquie pour sauvegarder, voire renforcer, le contrat passé avec elle qui retient sur son territoire des migrants qui voudraient en partir. Où en est l’Europe avec la question des migrants ? Et où en est la France ?

L’Europe et le conflit syrien : l’effacement

Aux débuts de l’insurrection en Syrie, en 2011, l’Europe a pris position. Elle a condamné la répression en Syrie et pris des sanctions : embargo sur le pétrole syrien, annonce que certains dignitaires du régime ne pourraient obtenir de visas et que leurs avoirs dans l’Union seraient gelés et, pour certains pays, dont la France, fermeture d’ambassades. Un temps, la question a même été posée d’armer les rebelles…avant que des dissensions internes se fassent jour et que le sujet soit abandonné. En 2013, on s’en souvient, la France était prête à frapper la Syrie après le recours du pouvoir à des armes chimiques contre sa propre population, mais les Etats-Unis, qui s’étaient engagés dans ce cas à faire de même, ont renoncé, pour des raisons de politique intérieure. A partir de ce moment, aucune intervention ferme d’un acteur occidental n’était plus crédible et le champ était grand ouvert à l’intervention russe et aux massacres indifférenciés.

Ce retrait a permis à la Russie d’intervenir en 2015 dans le conflit syrien où elle occupe désormais le rôle de puissance dominante. Dès lors, l’Union, qui a subi de plein fouet la vague d’exode qui s’en est ensuivie, va se focaliser sur la question des réfugiés et souhaiter, de plus en plus ouvertement, que la stabilité revienne en Syrie, serait-ce au prix du maintien au pouvoir de Bachar el-Assad. Pour autant, la Syrie n’est pas, pour la politique internationale de l’Europe, un simple coup manqué : l’Union s’est montrée tout autant divisée sur l’intervention en Lybie ou au Mali et plus unie à l’inverse sur les négociations avec l’Iran ou sur l’intervention de la Russie en Ukraine et l’annexion de la Crimée. La vérité est que les Etats de l’Union réagissent au coup par coup et n’ont ni vision commune du monde, ni vision commune du rôle qu’ils pourraient y jouer, ni même de valeurs communes à défendre.

En l’occurrence, comme le dossier migratoire rend hystériques les pays de l’est européen, qui s’accrochent à des chimères nationalistes et de pureté ethnique, et craintifs tous les autres, il prend le pas sur toutes les velléités d’intervention sur la scène internationale. Certes, au départ, Erdogan voulait rendre visite à Poutine, début mars, avec la France et l’Allemagne mais la Russie ne l’a pas accepté. Aujourd’hui, face à Erdogan, qui réclame à l’OTAN et à l’Union un soutien diplomatique, financier et militaire, voire des pressions sur la Russie, l’OTAN dit qu’elle reste attentive et l’Europe parle essentiellement respect de l’accord de mars 2016 par lequel la Turquie a accepté d’empêcher les migrants d’arriver en Europe. Il est vrai que l’Union serait malvenue à soutenir sur la scène internationale un leader turc en mauvaise posture, qui aurait voulu continuer à contrôler le nord de la Syrie pour pouvoir contrer ses ennemis kurdes.

L’Europe et les migrants : violation du droit d’asile, violation des droits humains

Reste donc à traiter la seule question qui vaille pour l’Union, empêcher les migrants d’arriver. Lorsque la Turquie a ouvert ses frontières à quelques milliers de réfugiés en les encourageant à passer en Grèce, les garde-côtes et policiers grecs les en ont empêchés, avec violence, aidés par des militants fascistes grecs, tentant de crever les canots et de les faire chavirer, tirant des balles en caoutchouc qui ont causé des blessures graves, molestant des personnes. Une agence européenne, Frontex, est mise en cause pour avoir agi de même, tolérant les maltraitances et refoulant des migrants qui cherchaient asile. Le New-York Times révèle que des migrants ont été retenus dans un centre clandestin grec, dépouillés de tout et renvoyés en Turquie. Les politiques n’en ont pas été choqués : la présidente de la Commission a assuré la Grèce de son soutien ; face à un premier ministre grec hurlant son rejet des migrants et assurant que son pays n’en pouvait plus, elle n’a fait que promettre davantage d’argent pour que la Grèce continue elle aussi à garder, dans des camps surpeuplés des îles grecques, les migrants que les autres pays européens ne veulent pas laisser rentrer ; le ministre français des Affaires étrangères, J-Y Le Drian, a assuré, le 4 mars 2020, sans faire sursauter personne, que « les frontières de l’Europe resteront fermées aux migrants » ; quant au Président français, il a assuré la Grèce et la Bulgarie de sa pleine solidarité et offert son aide pour « protéger les frontières ». Seules, les ONG protestent…et rappelle précisément que les frontières sont inopposables aux demandeurs d’asile. Rappelons que l’article 78 du Traité sur le fonctionnement de l’Union prévoit la mise en œuvre d’une politique commune de l’asile, dans le respect de la Convention de Genève de 1951 et du Protocole de 1967 relatif au statut des réfugiés, et que l’article 80 évoque la mise en œuvre d’une solidarité entre les Etats-membres en ce domaine. Face à la Grèce, la solidarité s’exprime sur la garde des frontières mais n’ira pas jusqu’à alléger le pays de la présence de milliers de migrants parqués qui végètent, pour certains depuis des années, dans des zones fermées en attendant un geste de l’Union qui mettrait fin à leur calvaire.

Pour traiter la question des migrants, la nouvelle Commission maintient la ligne de conduite choisie en 2016 qui est, en contradiction avec la convention de Genève et le droit européen, d’externaliser la « garde » des migrants, notamment en Turquie, en Grèce et en Libye, contre finances. L’accord avec la Turquie a été signé contre la promesse de l’Union de verser 6 Mds mais aussi d’étudier une évolution de la politique de visas à l’égard des ressortissants turcs (ce que l’Europe n’a pas fait) et de remettre en marche le processus d’adhésion de la Turquie à l’Europe (ce qui n’a pas non plus été fait).  La Turquie s’engageait alors à renforcer le contrôle à ses frontières et à renvoyer en Turquie tous les migrants partant vers la Grèce. En échange, l’Union devait réinstaller en Europe les réfugiés présents en Turquie, jusqu’à 70 000 d’entre eux. Les arrivées des migrants en Grèce ont ensuite chuté mais le nombre des migrants réinstallés de Turquie en Europe a été bien moindre que prévu, moins du tiers des 70 000 annoncés, alors que la Turquie abrite entre 3 et 4 millions de réfugiés. L’Europe a piétiné son propre droit et dépensé beaucoup d’argent mais elle considère avoir gagné au change. Aujourd’hui, la Turquie veut sans doute obtenir une nouvelle aide pour contenir le nouveau flux des réfugiés d’Idlib et sans doute l’Union est-elle prête à la lui accorder.

En attendant, l’Union n’accepte rien, que des gestes symboliques : un groupe de pays mené par l’Allemagne (dont la France) va « accepter » de prendre en charge 1500 enfants retenus dans les camps en Grèce, soit malades, soit isolés. En réalité, comme le souligne un intellectuel français dans une récente tribune, si l’Europe appliquait l’humanisme dont elle se prévaut dans tous ses discours, il faudrait vider les camps qui retiennent les migrants en Grèce[1] : certains y sont depuis plusieurs années, sans savoir jusqu’à quand ils devront attendre et cette situation est inhumaine. Ils manquent de tout, sont parfois maltraités, des enfants s’automutilent ou se laissent dépérir. Comment l’Europe peut-elle tolérer de financer l’emprisonnements de réfugiés dans des zones où le droit est à ce points malmené ? La Grèce elle-même est à bout : il n’y a pas besoin d’être grand clerc pour comprendre combien l’absence de solidarité entre pays, en faisant peser une charge disproportionnée sur certains tandis que d’autres se protègent, conduit à amplifier la xénophobie et à renforcer l’extrême droite, puisqu’aucun discours ne lui est opposé.

Enfin, quelle crédibilité a dans ce contexte la nouvelle Commission et la nouvelle présidente, qui s’étaient engagées à négocier et à mettre en place un nouveau pacte sur la migration et l’asile, en rouvrant les débats sur l’accord de Dublin et l’institution de quotas de répartition entre pays ?

La France : décourager les réfugiés

 A la différence de l’Europe, la France applique le droit d’asile : les demandes sont enregistrées et traitées. Ce sont les conditions d’accueil et d’accompagnement qui sont mauvaises ou déplorables, imposant aux demandeurs d’asile des parcours longs, difficiles, parfois désespérants.  Personne ne peut l’ignorer : depuis plusieurs mois sinon plusieurs années, les incidents auxquels donnent lieu, notamment à Paris, en pleine ville, l’installation, puis l’évacuation et le nettoyage des « camps » de migrants, puis leur réinstallation quelques semaines après, mettent en lumière un fait cru : les migrants, les demandeurs d’asile et parfois les personnes qui ont obtenu l’asile vivent à la rue. Pourtant, aux termes de la loi, dès que leur demande a été enregistrée, les demandeurs ont droit à un hébergement et à une allocation journalière très modeste (6,8€ pour une personne seule) qui leur permet de survivre. Mais ces textes sont mal appliqués.

Le gouvernement souligne fréquemment que la cause en est une augmentation importante du nombre des demandes : il est vrai que celles-ci sont progressivement passées, de 2014 à 2019, de 59 313 à 123 530, soit, approximativement, un doublement en 5 ans[2]. On est loin malgré tout de l’augmentation qu’ont affrontée l’Allemagne et la Suède qui ont connu ce même doublement du nombre des demandes, mais en un an, de 2014 à 2015. Ainsi, la Suède, petit pays de 10 millions d’habitants, a accueilli 163 000 demandeurs en 2015, plus de migrants que la France aujourd’hui. De plus, ces deux pays ont dû mettre en place un effort d’insertion intense sur la durée puisque leur taux d’acceptation des demandes est supérieur au taux français (26 % en France en première instance, 39 % en Suède et 50 % en Allemagne).

L’effort de la France est réel mais il est loin d’être insupportable.

 Or, depuis des années, la France manque de places dans les centres d’accueil pour demandeurs d’asile, tout comme elle manque de places d’hébergement d’urgence pour les SDF ordinaires, qu’ils soient migrants ou non. Elle a pendant des années développé cet hébergement dédié (fin 2019, 99000 places destinés aux demandeurs d’asile sont ouvertes) mais chaque année, les documents budgétaires sous-estiment systématiquement les prévisions d’augmentation des demandeurs d’asile et l’on en reste toujours, compte tenu des délais d’instruction, à une capacité d’hébergement de moins d’1 demandeur d’asile sur 2. Les autres se retrouvent dans des centres d’urgence ordinaire ou, plus simplement, à la rue, sous des tentes ou dans des cabanes de fortune. Ainsi, le budget 2018 a été construit sur une augmentation de 10 % des demandeurs d’asile alors qu’ils ont en réalité augmenté de 22 %. En 1919 le gouvernement avait prévu une stabilité des demandes, qui ont augmenté de 8 %. Il en est de même en 2020, où le budget est construit sur une absence d’augmentation, qui paraît très peu probable. De même, la dotation destinée à l’allocation des demandeurs d’asile est systématiquement sous-budgétée, les crédits 2020 prévus étant inférieurs à la consommation 2019. Comment interpréter ces données ?  Il s’agit soit d’une incapacité chronique d’anticipation du gouvernement, comme le dit le rapport du Sénat sur le PLF 2020 « Asile et immigration », soit d’une cécité volontaire, qui aurait pour objectif de décourager les demandeurs d’asile de venir en France.

La première hypothèse n’est pas à écarter : l’on s’aperçoit ainsi que les migrants reconnus réfugiés, qui n’ont bénéficié, durant leur attente de la décision, d’aucun accompagnement (ils n’ont souvent même pas appris à parler la langue) n’ont très souvent pas de solution de logement et d’insertion et restent dans les centres d’accueil s’ils ont pu y avoir une place, ce qui empêche un demandeur d’en bénéficier. Quand ils ne peuvent rester, ils se retrouvent au point de départ : 15 à 20 % de personnes qui ont obtenu le statut de réfugié sont à la rue, totalement démunis. Leur insertion sera alors longue et difficile…

Pour autant, c’est probablement la seconde interprétation qui est la bonne.

En France, une des particularités de la demande d’asile est en effet d’être composée pour un tiers environ de « dublinés » déjà enregistrés dans d’autres pays (notamment leur pays d’arrivée, Italie ou Grèce) et que les autorités françaises veulent renvoyer dans ce pays, où eux-mêmes ne veulent pas aller et qui souvent ne veut pas non plus les accueillir. Chacun sait que l’application de cette réglementation européenne est absurde puisqu’elle expose des pays à une surcharge de demandes du fait de leur position géographique, tandis que d’autres, plus éloignés des voies d’arrivée, sont à l’abri. Peu importe : les autorités françaises arguent de cette réglementation pour refuser l’instruction du dossier et donc l’aide matérielle qui va avec, avant, au terme d’un délai long, d’être dans l’obligation de les étudier. Entretemps, le migrant aura été balloté entre pays, parfois renvoyé de force, il sera revenu clandestinement, aura vécu à la rue et se sera désespéré devant des procédures chicaneuses avant que celles-ci ne cèdent et qu’il soit admis, après une errance allant de 6 à 18 mois. En janvier 2020, un collectif d’universitaires et de praticiens a remis au gouvernement un rapport[3] demandant de sortir « d’une logique malthusienne de dissuasion » et d’un système qui fabrique des sans-papiers ». S’agissant plus précisément des demandeurs d’asile, le rapport demandait un renoncement unilatéral au processus de Dublin pour éviter l’errance de certains demandeurs d’asile en Europe avant de leur donner le statut de réfugiés. Mais l’administration gagne du temps…

Autre pratique courante, la suppression des mesures d’aide, hébergement et allocation financière, à tous ceux qui s’absentent du centre quelques jours, refusent un transfert ou ne se présentent pas à une convocation de la Préfecture. 37 300 personnes ont ainsi été privées d’aide en 2018. En novembre 2019, la CJUE a cependant indiqué qu’il n’était pas possible de retirer la totalité des aides dues pour manquement même grave au règlement intérieur d’un centre d’accueil et qu’elles ne pouvaient qu’être, le cas échéant, minorées. Des ONG demandent que ces retraits donnent lieu à des décisions formelles pour qu’elles puissent être juridiquement contestées. Kafka…

 

A quoi reconnaît-on un homme d’Etat ? Dans ses mémoires, un homme politique qui pourtant ne manquait pas de cynisme, Henry Kissinger, répondait que c’était la capacité à ne pas nécessairement suivre l’opinion publique mais plutôt à s’en démarquer, dès lors que l’intérêt supérieur du pays passait par une décision impopulaire. Face à la haine et au rejet des migrants, il y a chez les gouvernants beaucoup de suivisme et peu d’hommes d’Etat. L’Europe a payé un très lourd tribut à son absence de solidarité en 2015. Face au risque d’une nouvelle crise, cela ne sert à rien de plonger la tête dans le sable : il faut simplement s’organiser entre pays solidaires et appliquer le droit : la charge sera supportable, nos valeurs seront respectées et l’opinion publique, si on prend la peine de plaider, comprendra.

Pergama, le 15 mars 2020     

 

[1] Si le mot Europe a encore un sens, il faut vider les camps où sont parqués les migrants, Smaïn Laacher, Le Monde, 12 mars 2020

[2] Chiffres des premières demandes, hors réexamen

[3] Pour des politiques migratoires conformes à toutes les exigences de la République, faire reculer les situations de non-droit, Collectif de praticiens du droit des étrangers, janvier 2020