Crise sanitaire et décision éthique

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Crise sanitaire et décision éthique

Selon une définition courante, l’éthique est une réflexion sur les valeurs qui doivent guider notre action. Cette définition est cependant insuffisante pour comprendre ce qui sépare l’éthique de la morale : la différence tient à la complexité de la réflexion éthique et du choix sur lequel elle débouche. Alors que la morale est un discours plutôt simple sur ce qui est permis ou non, rien n’est simple dans le domaine de l’éthique, surtout quand elle concerne l’action collective. En premier lieu, nos valeurs sont multiples (équité, égalité, justice distributive, compassion, respect des personnes, respect du droit mais devoir d’alerte, discipline collective mais acceptation du débat démocratique et des divergences) et il est difficile de savoir laquelle doit prévaloir dans telle ou telle situation ou, plutôt, comment l’on peut parvenir à les faire jouer ensemble. Ensuite le choix éthique, surtout dans la sphère professionnelle, implique un savoir pour mesurer les conséquences du choix effectué et cibler un contexte précis, avec une visée opérationnelle : que faire si… ? C’est vrai dans la sphère médicale (Que faire si les moyens manquent ? Que faire si les tests scientifiques d’efficacité de certaines molécules ne sont pas disponibles ?). C’est vrai dans la sphère juridique (quelles sont les contraintes acceptables en période d’urgence sanitaire et celle qui ne sont pas compatibles avec les libertés publiques ou le respect des droits des salariés?). C’est vrai enfin dans la sphère politique (Quelles critiques envers le pouvoir politique ? Faut-il aujourd’hui mobiliser le Parlement pour engager une ou des commissions d’enquête ?) ou sociale (Peut-on aujourd’hui lancer un mot d’ordre de grève ?).

Partons du principe qu’en cette période d’épidémie, il faut s’intéresser à l’éthique appliquée et non pas à l’éthique théorique. C’est assez dire que le dernier rapport du Comité consultatif national d’éthique (COVID-19, enjeux éthiques face à une pandémie, réponse à une saisine du ministre de la santé, 13 mars 2020) sera d’un faible secours.  Plus on s’éloigne des décisions concrètes, plus on bavarde : définir les enjeux n’est pas difficile, ce sont les réponses qui sont malaisées à construire.

Certes, le Comité met le doigt sur certaines réalités : la situation du système de santé change du tout au tout quand on passe d’une logique de détection individuelle à une logique d’action collective ; les personnes précaires et vulnérables sont trop oubliées dans la gestion d’une pandémie ; dans l’atteinte aux libertés, il faut respecter le principe de proportionnalité  ; la confidentialité des données médicales doit être un impératif absolu ; il existe une responsabilité citoyenne qui joue notamment lors de la décision de se réclamer (ou pas) du droit de retrait ; la communication des pouvoirs publics doit être transparente et partagée avec des relais sociaux, syndicats ou associations.

En revanche, sur les questions les plus difficiles, notamment celle du « tri » des malades  (ou de la « priorisation » de l’accès à certains soins, comme la réanimation), les formules creuses impeccablement consensuelles abondent : « la dignité d’une personne n’est pas tributaire de son utilité sociale » ; « dans une situation de pénurie de ressources, les choix médicaux, toujours difficiles, seront guidés par une réflexion éthique qui prendra en compte le respect de la dignité des personnes et le principe d’équité » ; « la nécessité d’un tri des patients pose une questionnement éthique majeur…et ces choix (mais on ne sait pas lesquels) devront toujours être explicités et respecter les consignes de dignité de la personne et d’équité » ;  « Il faut intégrer la question des inégalités sociales face au risque ». C’est ce que le philosophe Martin Steffens appelait (Le Figaro, interview du 28 septembre 2018) « la caisse d’enregistrement du pathos et de l’opinion ». Or disait-il, ce que nous attendons, c’est que l’Etat statue, c’est sa mission : il doit en tout cas éviter de bavarder.

Eclairer et justifier le tri médical 

La question est sans cesse posée aux chefs de service des unités de maladies infectieuses : en êtes-vous à choisir entre ceux qui vont être sauvés parce qu’ils seront admis dans un service de réanimation et aidés à respirer, et ceux qui vont mourir, parce que trop âgés, obèses, atteints de maladies chroniques ? La réponse est toujours la même, à la fois très juste et trop générale : le tri, c’est notre métier, parce que nous avons depuis toujours appris à adapter les temps d’attente et les soins à un examen individuel des personnes. Nous arbitrons toujours sur l’urgence, cette notion nous est familière et nous savons que certains soins seront profitables à certains mais inutiles à d’autres, en fonction de leur état de santé.

De fait, le tri, c’est le métier quotidien de l’assistant régulateur du 15, qui envoie ou n’envoie pas une équipe, de l’infirmière qui accueille les patients aux urgences et les classe par priorités, et, dans la période qui vient de s’écouler, des médecins qui ont décalé les hospitalisations considérées comme non urgentes. Certes, ces « tris » n’ont normalement pas de conséquences graves et ne se traduisent que par des délais, un inconfort temporaire ou des réorientations dans le système de soins. Cependant, dès aujourd’hui, il en est parfois autrement : lorsque la loi sur la fin de vie demande aux médecins de s’abstenir de toute « obstination déraisonnable » dans la poursuite des soins, lorsqu’elle donne au médecin la responsabilité, si le malade est inconscient, en état végétatif chronique ou en phase terminale d’une maladie grave et incurable, de décider d’arrêter les traitements, la loi fait reposer sur le médecin une décision qui peut provoquer la mort ou plutôt, il est vrai, l’anticiper.  Elle pose alors des conditions pour que cette décision soit acceptable : le médecin doit décider de manière collégiale, en associant au choix au moins un autre médecin, et se concerter avec l’équipe soignante. Il doit également associer la famille.

Dans la situation épidémique d’aujourd’hui, que va-t-il se passer si l’afflux de malades dépasse la disponibilité des lits de réanimation ou des respirateurs disponibles ? Les plus pessimistes annoncent l’entrée dans une « médecine de guerre » expéditive.

Le mérite de notre système de soins, c’est de reconnaître que cette éventualité peut survenir et de tout faire pour l’éviter, en posant les règles d’une conduite éthique, définie sur le fondement de critères médicaux. Un guide, rédigé, à la demande de la Direction générale de la santé, par la société française d’anesthésie et de réanimation, a été diffusé aux médecins hospitaliers, le 16 mars dernier, qui s’intitule « Enjeux éthiques de l’accès aux soins de réanimation et autres soins critiques en contexte de pandémie Covid-19 ». Un autre, rédigé par une équipe médicale, destiné aux Agences régionales de santé, porte également sur les décisions d’admission en services de réanimation. Le premier propose un algorithme d’aide à la décision sur le fondement d’éléments objectifs, dont la volonté du malade et un bilan de son état à partir de plusieurs paramètres. Des outils sont évoqués (score de fragilité, d’autonomie, d’état nutritionnel et score prédictif de mortalité). La décision est prise après avis de la cellule pluridisciplinaire de soins et, en cas d’incertitude, peut porter sur une réanimation d’attente avec réévaluation rapide ou, au contraire, sur une mise en attente avec une admission différée. La décision n’est pas une décision de simple rationnement : certains malades ne supporteraient pas la réanimation. Si la décision est prise d’une limitation des soins de réanimation, une autre prise en charge doit être prévue. Dans tous les cas, les proches sont informés et présents en fin de vie. Les deux documents insistent sur le principe d’une décision collégiale, personnalisée et évolutive. A lire ces documents (qui sont publics et non dissimulés), l’on n’a pas le sentiment d’une baisse des standards de soins mais la conviction que certains malades, qui ne relèvent pas d’une réanimation inutile, doivent être soignés autrement ou accompagnés vers la mort.

Les risques  

 La démarche est précieuse : elle a le grand mérite (c’est dit sans cynisme) de soutenir des soignants qui ne pourraient supporter un tri mécanique sur critères d’âge ou de seule comorbidité. Passant par un débat collégial, qui est traditionnellement la grande force des hospitaliers, la décision en situation d’incertitude est moins lourde.

La démarche n’en présente pas moins des risques : comme l’indique la philosophe Cynthia Fleury (Le Monde, 28 mars 2020), le respect des critères d’orientation peut être balayé en cas d’arrivée trop massive de patients dans des services sans moyens et déjà submergés. L’anticipation doit jouer, avec une organisation à 24 ou 48 heures d’éventuels transferts ou sorties pour libérer des places (les recommandations ci-dessus insistent sur la gestion des lits, condition première de décisions à peu près sereines) mais, si la marée monte trop vite, les consignes d’une prise de décision reposant sur la prise en compte de multiples facteurs ne seront pas respectées, pas plus que la collégialité. Quand la médecine devient vraiment une médecine de guerre, les reportages sur les hôpitaux en Syrie nous ont montré ce qu’est alors le tri, où le médecin renonce immédiatement et de lui-même à soigner des blessés trop lourds pour se concentrer sur ceux qui ont une chance de survivre. C’est choquant certes, mais c’est compréhensible. C’est le risque qui attend les hôpitaux aujourd’hui.

Le second risque patent est celui des pensionnaires des EHPAD : il a été dit tant de fois, depuis des années, à juste titre, qu’il fallait leur éviter des hospitalisations perturbantes et essayer de les soigner « à domicile » que certains responsables hésitent, surtout dans le contexte actuel, à appeler le 15 et à s’engager dans une logique de soins intensifs. Les soignants hospitaliers auront eux aussi, inévitablement, des préventions, tant les EHAPD sont associés au grand-âge, à la vulnérabilité et à la dépendance.  Les textes mentionnés ci-dessus ne veulent pourtant pas l’éviction de malades simplement parce qu’ils sont âgés et dépendants ou viennent des EHPAD : ils recommandent d’anticiper au maximum, conscients que l’extrême urgence est toujours mauvaise conseillère. Mais le risque est élevé d’une réponse peu individualisée, alors même que la mort due au Covid-19 est douloureuse et que les EHPAD ne sont pas armés pour accompagner et soulager les mourants atteints de cette maladie.

Surveiller les atteintes aux libertés et aux droits…

 L’éthique concerne également les relations entre les gouvernants et la population, dans un sens et dans l’autre : les gouvernants ont le droit d’édicter des limitations aux libertés individuelles, sauf à ne pas dépasser certaines limites, et la population se doit d’être responsable et de respecter des règles collectives. Mais bien sûr la question n’est pas si simple.

En ce qui concerne l’atteinte légitime aux droits et libertés individuelles, l’OMS a édicté en 2002 les principes dits de Syracuse : toute restriction aux droits liée notamment à une menace sur la santé publique doit être décidée et organisée par la loi ; elle doit être conforme à un objectif d’intérêt général, limitée aux mesures strictement nécessaires, décidée seulement s’il n’existe pas de moyens moins forts. La restriction décidée doit en outre être fondée scientifiquement. En France, l’article L3131-1 du Code de la santé publique prévoit, en cas de menace sanitaire, la prise de « toute mesure proportionnée aux risques et appropriées aux circonstances ». La loi du 23 mars 2020 sur l’état d’urgence sanitaire est plus précise et beaucoup plus restrictive : l’urgence sanitaire est déclarée pour une durée de deux mois, soit jusqu’au 22 mai 2020 mais peut être arrêtée à tout moment ; elle prévoit la possibilité de restrictions de circulation, de mise en quarantaine ou à l’isolement, de fermeture d’établissements, d’interdiction des rassemblements, de réquisitions, de contrôle des prix, de mesures permettant la mise à disposition de médicaments, de limitation à la liberté d’entreprendre.  Rien de choquant dans ces mesures, dès lors qu’elles prévoient un suivi démocratique de leur nécessité et de leur caractère provisoire (le Parlement est explicitement en charge de leur contrôle), qu’elles ne portent pas atteinte à la liberté d’expression (et de critique de l’action gouvernementale) et qu’elles ne violent pas le secret des données personnelles : elles évitent alors ce que les mesures utilisées dans certaines dictatures ont eu de critiquable.

Cependant, il faudra aussi prêter attention aux mesures d’application décidées par ordonnances : ainsi l’ordonnance du 25 mars portant adaptation des règles de procédure pénale, applicable un mois après la fin de l’urgence sanitaire, prévoit des assouplissements (audiences dématérialisées, allongement de délais, élargissement des cas où le juge pourra être unique, réductions de peine) mais aussi des atteintes manifestes aux droits fondamentaux (allongement des délais maximum de détention provisoire, prolongation de garde à vue décidée sans présentation à un magistrat) qui ne devront absolument pas durer au-delà du strict nécessaire.

Il est également loisible d’émettre des réserves à l’égard du durcissement de certaines mesures : le Syndicat des jeunes médecins a cru bon de demander au Conseil d’Etat d’ordonner un confinement total de la population (hors certificat médical), avec un ravitaillement organisé par l’Etat. Avec bon sens, le Conseil d’Etat (ordonnance du 22 mars 2020) a rejeté la requête, jugeant que les difficultés induites par un tel confinement créeraient davantage de désordre que de sécurité. Pour autant, il a jugé qu’il fallait davantage réglementer les pratiques sportives et durcir les sanctions pénales en cas de violation du confinement. De fait, les déplacements sportifs, même en solitaire, ont été réduits à un rayon limité autour du domicile. Quant aux  amendes, elles sont montées à 750 € puis 1500€ en cas de récidive et 3750€ avec 6 mois d’emprisonnement en cas de 3e infraction. La démarche manque pour le moins d’empathie à l’égard de personnes confinées dans des conditions parfois très difficiles d’exiguïté du logement ou de solitude. Elle manque aussi de réalisme : les amendes doivent être sévères, elles n’ont pas à être disproportionnées.

De même, les initiatives du gouvernement n’ont pas seulement visé, en France, à gérer la crise sanitaire mais aussi la crise économique et sociale qui l’accompagne et va sans doute durer bien au-delà. La plupart des mesures prises (notamment le soutien massif aux entreprises) ne soulèvent pas d’objections dans la population. Il n’en a pas été tout à fait de même des mesures d’assouplissement du droit du travail, prises par ordonnances, sans avis des partenaires sociaux : certes, certaines mesures sont très favorables aux salariés, comme l’extension du droit au chômage partiel ou la prolongation des droits à l’assurance chômage. Mais les textes prévoient aussi désormais que, dans les secteurs jugés « essentiels à la continuité de la vie économique et à la sûreté de la nation », le temps de travail pourra être augmenté jusqu’à 12 heures par jour et 60 heures par semaine en dérogeant au principe du repos dominical. L’employeur pourra imposer les dates de prises de RTT ou, s’il existe un accord collectif, modifier les dates de congés payés. En ce domaine, l’ensemble des mesures auraient dû relever de la négociation sociale de branche ou d’entreprise. Les pouvoirs publics témoignent parfois d’un excès de dirigisme alors qu’ils devraient confier aux partenaires sociaux le soin de gérer la crise sur le front de l’emploi et sur celui de la relance.

…mais aussi dire non au populisme et  aux suspicions de principe envers les gouvernants

Dans ce contexte, le populisme, la démagogie, les insinuations complotistes n’ont pas été le monopole des extrémistes traditionnels.

On a vu, dans cette pandémie, un médecin éminent, qui dirige un service hospitalier public, mener un essai « scientifique » sur l’utilisation d’un médicament en dehors de toutes les règles, en publier triomphalement les résultats, sous-entendre que les réserves émises par « Paris » (les élites scientifiques et sociales) traduisaient le refus d’offrir à la population démunie un remède présenté sans nuances comme efficace, appelant la population à se présenter pour dépistage et soin et suscitant des espoirs démesurés, excitant la rancune et le sentiment d’abandon, tout cela sans être aucunement sanctionné ni contré officiellement (ses collègues s’en sont, il est vrai, chargés). On a vu des élus le soutenir, attisant les mêmes suspicions mauvaises envers un gouvernement qui, volontairement, pour complaire à des laboratoires pharmaceutiques anxieux de vendre leur soupe, cacheraient les propriétés d’un médicaments peu onéreux.

On a entendu, sur une radio publique, un auditeur affirmer à un philosophe de renom que le Président de la République avait choisi en toute connaissance de cause la « stratégie de l’immunité » (celle qui consiste à ne pas protéger la population et à attendre qu’une majorité soit immunisée, une fois que les faibles auront été sacrifiés), en ne fournissant pas à la population les mesures de protection nécessaires. Le seul commentaire de l’intellectuel en face a été que « les débats politiques continuent à couver ». Mais il ne s’agit pas de « débats », il s’agit de calomnies insupportables. On lit dans Le Monde du 28 mars une interview du philosophe italien G. Agadem qui affirme que les pouvoirs publics, après « avoir épuisé le terrorisme comme cause des mesures d’exception, inventent une épidémie pour les étendre au-delà de toute limite », assurant que « nous sacrifions notre liberté à de prétendues mesures de sécurité ».

Il ne faut pas s’habituer à ces ignominies. Au-delà de l’éthique, qui nous oblige à réagir, elles témoignent des faiblesses de notre démocratie. Comme l’explique la journaliste Chloé Marin (L’union sacrée est en partie une fiction politique, Le Monde, 22 mars 2020), la faiblesse des partis en France les contraint à suivre l’opinion, surtout dans ses colères et ses emportements, sans jouer leur rôle d’opposition et de construction des jugements à porter. De même, il nous appartient à nous de jouer notre rôle de citoyen, en demandant des comptes aux responsables sur leurs carences mais en reconnaissant aussi leur légitimité à décider.

Pergama, le 29 mars 2020