Coronavirus: conséquences géopolitiques

Crise sanitaire et décision éthique
29 mars 2020
Décideurs et experts, un mariage forcé
12 avril 2020

Coronavirus: conséquences géopolitiques

La pandémie actuelle a surpris le monde entier : jamais un virus n’avait ainsi galopé aussi rapidement tout autour de la planète, utilisant les routes internationales que nous avons créées, paralysant en même temps les économies, créant partout la raréfaction de biens précieux comme les vêtements de protection, les masques ou les médicaments. Pour l’instant, nous ressentons surtout la peur causée par une maladie inconnue et étrangement inégalitaire, avec, pour certains, une suspension du temps et, pour d’autres, à l’inverse, des journées épuisantes. Quant à prévoir les conséquences de la pandémie sur l’état du monde dans quelques mois, c’est sans doute impossible. L’on ne peut que répertorier les risques : pour l’instant, l’on sait que les pays vont être écrasés de dettes dans une économie en récession, sans savoir si celle-ci sera temporaire ou durable ; que les pays développés vont s’en sortir sur le plan sanitaire mais que rien n’est sûr pour les autres ; que le coronavirus creuse les failles, isole les Etats, encourage les dictatures, ulcère les populismes et, au moins dans un premier temps, freine une coopération internationale pourtant nécessaire. Pour affronter la suite, nouvelles épidémies, catastrophes climatiques, risques d’extension de la pauvreté, il faudrait aller exactement en sens inverse, ambition aujourd’hui utopique.

L’affaiblissements de tous, plus pour certains que pour d’autres

 Les conséquences géopolitiques de la crise sanitaire actuelle tiennent d’abord à l’affaiblissement économique que connaîtront la plupart des Etats et, par contrecoup, la planète entière. Il est bien évidemment trop tôt pour disposer d’études globales fiables. Celle de l’OCDE, qui ne date pourtant que d’un mois (« Coronavirus, l’économie mondiale menacée », 2 mars 2020), paraît déjà tout à fait obsolète : elle prévoyait une épidémie sévissant surtout en Chine, plus modérée et circonscrite ailleurs, et une croissance mondiale passant des 2,9 % de 2019 à 2,4 % en 2020, la Chine « pouvant passer en dessous de la barre des 5 % de croissance » avant de se redresser en 2021. Or, la Banque mondiale prévoit pour la Chine, fin mars, une croissance nulle en 2020 alors qu’en janvier, elle tablait encore sur + 5,9 %. Sachant que la Chine est à l’origine de 20 % du commerce mondial de produits manufacturés, quelle répercussion aura cette mise à l’arrêt de l’atelier du monde ? De même, fin mars, l’Allemagne a établi son plan de sauvetage sur l’hypothèse d’une baisse de 5 % de son PIB. Aux Etats-Unis, certains analystes évoquent une augmentation du chômage à 10 voire 20 points courant 2020, ce qui serait colossal. Au total, l’Institut Rexécode prévoit, pour 2020, une récession mondiale de près de 5 points de PIB (confinement de 2 mois), davantage en Italie et aux Etats-Unis.

Dans son point de conjoncture du 26 mars, l’Insee, qui insiste sur la fragilité de ses prévisions, estime le coût d’un mois de confinement en France à la perte de 3 points de PIB, le double si le confinement dure deux mois, ce qui paraît probable. L’OFCE, quant à lui, a fait paraître une étude (Evaluation au 30 mars 2020 de l’impact économique de la pandémie de Covid-19 et des mesures de confinement en France, Policy brief, 30 mars 2020) qui évalue la perte de croissance liée à un mois de confinement à un niveau proche, soit 2,6 points de PIB. Il souligne combien les différents secteurs économiques sont inégalement touchés par mois de confinement : la chute d’activité de l’hébergement et de la restauration est alors totale, la diminution d’activité commerciale atteint 50 %, l’agriculture est le secteur qui s’en tire le mieux en termes de production (-13 %), même si elle connaît ensuite des difficultés pour vendre. Le coût budgétaire du chômage partiel (estimé à 5,7 millions de personnes), qui épargne à la France une augmentation de l’angoisse sociale et de la pauvreté, sera de 20 Mds par mois. L’OFCE s’en tient là, sachant que certains effets peuvent aggraver la situation (épuisement de certains stocks nécessaires à la reprise par exemple) et d’autres l’alléger (meilleure adaptation aux contraintes du confinement). Il faudra ensuite étudier les effets d’un éventuel plan de relance, l’impact de la situation du commerce extérieur et les effets persistants dont souffriront certains secteurs (tourisme).

Aujourd’hui, la seule certitude est celle d’un impact très lourd à court terme pour l’activité dans quasiment tous les domaines. La crainte de fond, au-delà du choc de départ, porte sur les conséquences sociales de la récession et de la dégradation des finances publiques. Les difficultés de la Chine, des Etats-Unis ou de certains pays fragiles de l’Union européenne risquent d’amplifier les effets de la crise sur les pays qui au départ peuvent se considérer comme plus solides, tels l’Allemagne ou les pays nordiques. Quant à la France, elle part dans cette crise en étant lourdement endettée et avec un déficit structurel important : ce qu’elle pouvait supporter en période de croissance peut devenir insupportable en période d’envolée du chômage et des dépenses publiques. Certains scénarios pessimistes font alors augmenter la dette, fin 2020, de plusieurs dizaines de points : il serait alors extrêmement difficile à la France de financer seule cet alourdissement, comme ce serait également le cas d’autres pays européens comme l’Italie.

Une prime aux systèmes sanitaires et sociaux solides ?

 Les pays tireront ils un bénéfice ou une pénalisation de la manière dont ils auront géré la crise sanitaire et ses conséquences économiques et sociales ?

Sur le court et moyen terme, la période va renforcer les pays les mieux armés sur le plan sanitaire et social, ceux où l’Etat est présent et actif, épaule le système de santé et mutualise les revenus.

Or, ces pays sont rares. Malgré les diagnostics sévères sur la fragilisation du système hospitalier, malgré une résistance traditionnelle à la prévention, malgré un manque d’anticipation évident (le démantèlement progressif de l’Eprus, établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires, à partir de 2011, puis sa disparition en 2016 sont aujourd’hui regrettés), la France en fait partie, comme le montre sa résistance à l’épidémie. Certes, le système vacille aujourd’hui, notamment dans les EHPAD et les petits établissements sanitaires, mais il ne s’effondre pas : la France a une culture du soin, un savoir-faire et une capacité d’organisation qui lui permettent de s’en sortir dignement. Cela n’a pas été le cas en Espagne ni en Italie, où la politique d’austérité a eu des conséquences sur le système de santé. Ce ne sera le cas ni en Russie ni aux Etats-Unis ni, a fortiori, dans des grandes puissances émergentes comme l’Inde.

Aux USA, les faiblesses d’un système d’assurance maladie qui ne parvient toujours pas à couvrir l’ensemble de la population active vont devenir encore plus visibles avec la montée du chômage. Déjà aujourd’hui, compte tenu du coût des soins, peu d’Américains peuvent se soigner sereinement. Alors que l’on a plutôt l’impression que la crédibilité des pouvoirs populistes risque de sortir renforcée de la crise du coronavirus, Trump, qui joue maintenant les chefs de guerre, en sortira-t-il conforté ou amoindri ? La Russie, minée par la corruption et l’incurie, pourra-t-elle dissimuler en période épidémique la faiblesse intrinsèque de son économie, de sa démographie, de ses institutions politiques et le délabrement de son système de santé ? Quant à la Chine, elle s’efforce de faire croire qu’elle a maitrisé le mal : mais, outre que celui-ci a révélé son incapacité à interdire les marchés d’animaux sauvages, la Chine peut être jugée responsable du retard dans la prise de conscience du fléau. De plus, son mensonge actuel sur le nombre de ses morts fait douter de sa parole. Peut-elle reprendre sa place au niveau international en tablant sur des dons de masques et d’équipements de santé aux pays en difficulté ?

Un monde qui ne sait pas se préparer

 Dans un récent éditorial (IFRI, 31 mars 2020) Thierry de Montbrial, Président de l’Institut français des relations internationales), se dit sidéré par la faillite de la coopération internationale que révèle au grand jour la pandémie et, surtout, par l’impréparation des Etats. De même que les Etats ont regardé l’année dernière brûler l’Australie ou la Californie sans en tirer aucune leçon, alors même que tous comprenaient la portée de tels événements, de même ils n’ont tiré aucune conclusion de l’épidémie de SRAS, de grippe porcine ou d’Ebola. Pourtant, le sujet a été débattu 100 fois dans les réunions internationales. Alors que les Etats ont de plus en plus de connaissances, ils sont incapables d’agir et, surtout, d’agir de manière concertée.

Ajoutons que cette incapacité se double d’une certaine insouciance : la France mesure, à l’occasion de cette crise, son extrême dépendance à la Chine tant pour son industrie (ce qui risque de retarder le redémarrage de notre économie) que pour les masques ou les médicaments, biens stratégiques s’il en est. Nous payons aujourd’hui ces carences à un prix disproportionné, en termes de morts et de souffrances. Jamais les interrogations sur la recherche à tout crin du prix le plus bas n’ont été posées au bon niveau ni, surtout, donné lieu à décision collective. Nous nous sommes laissés entraîner par une idéologie dominante selon laquelle le commerce mondial et la fragmentation des chaines de production entraînaient la croissance et l’accès de tous à des biens bon marché.

Aujourd’hui, nous sommes dans la réaction et dans l’affolement, comme nous risquons de l’être demain à cause des conséquences du dérèglement climatique ou de la poursuite des déforestations. Il est vrai que le monde est désuni sur ces questions mais même ceux qui en reconnaissant la gravité agissent peu, ce qui accroît l’indifférence générale. Aujourd’hui, notre première réaction ne sera pas sans doute de nous préoccuper d’aider l’Afrique, d’exiger l’évacuation des camps de réfugiés syriens, de nous interroger sur ce que deviennent les demandeurs d’asile confinés dans des camps grecs : pourtant, nous y aurions intérêt si nous voulons éradiquer la maladie. En méconnaissant les zones de risques, nous n’anticipons pas un rebond de l’épidémie qui pourrait à nouveau nous menacer. Enfin, il nous faut mener autrement que dans l’urgence les débats sur la conciliation entre sécurité et liberté : aujourd’hui, pendant la crise, nous serions prêts à sacrifier la seconde pour la première, s’il le fallait. Un tel débat doit être anticipé.

 Un monde qui ne coopère pas

 On n’a pas attendu la crise du Coronavirus pour constater la faiblesse du multilatéralisme, l’impuissance de l’ONU à réguler les conflits, la montée du nationalisme et de la violence aux Etats-Unis, en Chine, en Russie, la perte des valeurs internationales de coopération et d’entraide. Même l’OMS a en l’occurrence révélé son extrême fragilité : traditionnellement critiquée pour mal proportionner sa réaction à la gravité des épidémies, elle semble ici avoir tardé à reconnaître l’ampleur du phénomène et avoir encensé une transparence chinoise pourtant imparfaite. Elle n’est pas parvenue en tout cas à jouer les chefs d’orchestre ni, a fortiori, à imposer une ligne de conduite, à organiser le partage des ressources ou la recherche Si l’on voulait une gouvernance sanitaire mondiale, il faudrait lui donner davantage de compétences et sans doute donner davantage de poids aux scientifiques et moins aux Etats dans les prises de décisions.

La crise actuelle a en tout cas révélé à plein la primauté des égoïsmes nationaux.  Il est révélateur que la première stratégie d’un grand nombre d’entre eux (Etats-Unis, Canada, Union européenne…) ait été la fermeture des frontières, y compris, pour l’Union, en interne. La mesure, qui répond à une demande de la population, est compréhensible, à condition de ne pas la considérer comme le pivot de la stratégie de lutte : dès lors que le virus est déjà présent sur le territoire national, il va se répandre et la mesure perd de sa force, comme on l’a vu en Italie, premier pays à avoir suspendu les vols avec la Chine. Si elle survient trop tard, la fermeture des frontières est une mesure symbolique, par laquelle l’Etat adresse un message à ses ressortissants : leur protection est son objectif premier. C’est effectivement ce qui s’est passé, avec la préemption et le stockage, par certains pays, des moyens de lutte, masques ou médicaments et le refus de la solidarité (l’Allemagne et la France ont dans un premier temps refusé une aide médicale à l’Italie), sauf quelques gestes intéressés (l’envoi de masques par la Chine en Italie, une fois qu’elle a pensé la crise dominée chez elle) ou tardifs (l’Allemagne ou la Suisse ont finalement accepté d’accueillir des malades étrangers, dont quelques Français et Italiens). Quant aux Etats-Unis, personne ne table plus sur leur leadership. Les membres du G7 se parlent et échangent sur les mesures qu’ils prennent pour l’avenir mais c’est à peu près tout.

Le niveau national a donc pris la main, et même parfois, comme aux Etats-Unis, les Etats fédérés, en l’absence de consignes de la Présidence. La solidarité intra-nationale est alors oubliée, à l’inverse de ce que l’on voit en France, où le gouvernement, grâce aux transferts de malades, a pleinement joué sur ce levier.

Peut-être est-il peu évitable que les égoïsmes nationaux jouent à plein dans un premier temps. Pour autant, sur la durée, ce choix nous mettrait en péril, notamment au niveau d’une des rares instances de coopération supranationale qui perdurent, l’Union européenne.

L’Union : un jugement mitigé

Au départ, l’Europe est restée en retrait, s’en tenant à une interprétation littérale de ses compétences, qui ne lui donnent, dans le domaine de la santé, qu’un rôle de « coordination » et de « complément », rôle certes mince mais dont elle n’a même pas voulu s’emparer. Rattrapée par les inquiétudes de certains Etats sur le risques de récession et de flambée de la dette, elle n’est pas restée atone. La Commission a d’abord décidé de suspendre le Pacte de stabilité : la mesure est certes symbolique (le Pacte n’était plus tenable) mais la décision n’avait jamais été prise auparavant. Au-delà, la Banque centrale européenne a annoncé un rachat massif de dettes des Etats et des entreprises, ce qui représente une forme de solidarité. Puis la Commission a décidé la mise en place d’une réserve de matériel médical et prévu des appels d’offre communs, pour limiter les préemptions sauvages. Enfin, le 1er avril, la Présidente de la Commission a annoncé une aide de 100 Mds pour aider au financement du chômage partiel dans les Etats. L’Union a montré sa solidarité.

Restent toutefois des faits qui marquent les esprits. D’abord, l’Europe a été trop lente à réagir, ravivant ainsi la rancœur que les crises précédentes avaient fait naître dans les pays du Sud. Ensuite, le débat s’est focalisé sur l’aide financière que l’Union pourrait apporter pour atténuer le creusement du déficit budgétaire (et de la dette) lié à l’épidémie. A ceux qui proposent une mutualisation du surcroît de dette généré par la crise sanitaire (les Coronabonds, solution refusée par l’Allemagne et les Pays-Bas), s’opposent les tenants du MES, mécanisme européen de solidarité, qui, parce qu’il se traduit par un prêt en théorie conditionnel (soumis à des engagements de redressement financier) paraît inadapté et humiliant. La solution d’un fonds de solidarité peut sans doute être mieux acceptée, sachant que tout dépendra de son montant, des conditions d’accès et de sa durée : la France a raison de plaider pour un dispositif de long terme qui soutienne une reprise sans doute longue et difficile. Daniel Cohen a raison également de dire (Le Monde, 3 avril 2020) que le débat sur ces gestes de solidarité est décisif. Quand le ministre des finances néerlandais demande à la Commission d’enquêter sur les raisons pour lesquelles certains pays n’ont pas de marge de manœuvre budgétaires pour faire face à la crise, il est simplement abject. Si  l’Europe n’est pas solidaire, elle se fissurera et la crise n’en sera que plus terrible.

Rien ne sera plus comme avant ? ou chacun retrouvera le cours de sa vie ?

L’épidémie nous a appris notre vulnérabilité. Elle nous oblige à regarder en face notre modèle de développement et de consommation et à le modifier ; elle nous parle de prévision et d’anticipation mais aussi du respect des équilibres écologiques pour éviter d’autres pandémies ; elle nous pose un dilemme entre solidarité et égoïsme national. Elle risque aussi de faire basculer des équilibres géopolitiques installés. Va-t-on vers des changements radicaux ? Dans un récent tchat sur le site du Monde, un historien des épidémies indiquait que celles-ci induisent des changements, mais souvent moindres qu’annoncé : la violence de l’événement conduit d’abord à penser que tout va changer, et puis, l’épidémie passe et la vie reprend. La réaction instinctive est même parfois de tout faire pour que le monde d’avant revienne tel quel. De fait, il sera sans doute difficile de mener de front la gestion d’une crise économique et sociale et un renversement des choix fondamentaux dans le domaine du commerce international, du fonctionnement des chaines de production, de gouvernance européenne. Pour autant, il faudrait que la crise nous fasse progresser : le minimum sera de remettre à niveau le système de santé, d’organiser un dispositif d’anticipation des crises, de davantage respecter les équilibres écologiques, d’arrêter les déforestations, de réduire notre dépendance à l’égard de l’Asie. Le mieux serait de réfléchir aux apports et aux limites de la mondialisation, de reposer la question de la transition écologique, d’améliorer l’aide internationale, bref d’avancer vers l’avenir de manière mieux préparée.

Pergama, le 5 avril 2020

 

Pergama publie deux fiches concours (rubrique « Fiches étudiants ») :  Le logement en France et La natalité en France