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Décideurs et experts, un mariage forcé

Les sociétés humaines ne se contentent pas de la répétition des jours, elles ont besoin de se projeter vers l’avenir et de le préparer. Aujourd’hui, la suspension du temps lié au confinement est d’autant plus difficile à supporter qu’en est mieux évalué le coût économique énorme (fermeture de commerces et de lieux de divertissement, raréfaction des transports, mise au chômage technique d’un quart des salariés). Cependant, la remise au travail du pays, qui se rapproche, s’effectuera sans nul doute dans des conditions hasardeuses. Alors que la ligne du gouvernement était jusqu’alors de s’abriter derrière les recommandations des experts médicaux, en particulier de ceux qu’ils avaient désignés comme ses « conseillers », il va lui être plus difficile de s’en tenir là : les experts qui s’expriment à foison sur ce thème ne sont pas tous d’accord entre eux sauf, il est vrai, sur un point, faire durer le confinement. Le gouvernement, qui voudrait ouvrir une perspective de déconfinement, ne peut pas s’exonérer complètement de leur avis. Jusqu’alors la science politique mettait en garde contre la confusion des genres : l’expert devait, en toute indépendance, analyser la réalité, déterminer les causes des problèmes, expliquer les risques inhérents aux décisions et s’en tenir là. Il appartenait aux élus, représentants du bien commun et de l’intérêt général, de décider. Les lignes se brouillent aujourd’hui : les experts sont dans la lumière, leur parole est crue et ils élaborent des scénarios de sortie de crise. La décision politique en est rendue compliquée mais cette présence permanente des experts peut aussi l’aider à être mieux étayée et plus cohérente.

Comment sort-on des épidémies ? Eh bien, pas facilement…

Les experts sont d’accord sur un point : on sort des épidémies si un pourcentage important de la population (entre 60 et 70 %, le seuil étant défini empiriquement) est immunisé, soit pour avoir contracté la maladie, soit grâce à une vaccination. Pour ce qui est du coronavirus, en l’absence de vaccin, il faudrait donc mesurer l’immunisation collective liée à la transmission du virus. Une estimation d’une université britannique, l’Impérial collège de Londres, est, sur ce point, décourageante : elle estime qu’1,9 million de Français seulement serait aujourd’hui immunisé, soit à peine 3 % de la population. Il est vrai que la méthode utilisée paraît approximative : elle se fonde, dans les différents pays étudiés, sur le nombre de morts pour obtenir le nombre de cas réels, en tenant compte de la contagiosité supposée du virus mais aussi de la rigueur des mesures mises en place et de leur capacité à prévenir des contaminations et à épargner des vies : le résultat des personnes atteintes et immunisées reste donc imprécis (la fourchette de l’estimation en France varie de 720 000 à 4,8 millions). L’on sait pourtant que le nombre de morts liés au coronavirus est sans doute très incertain puisque longtemps l’on n’a pas compté, en France, les morts à domicile ni les morts en EHPAD. Le Président du Conseil scientifique, J-F Delfraissy, a évoqué, quant à lui, une fourchette de 10 à 15 % d’immunité de la population. Une étude allemande d’avril 2020 sur un canton où la maladie s’est déclarée au départ lui donne raison : le taux de mortalité serait 5 fois plus bas que celui admis jusqu’à présent (soit 0,37%) et 15 % de la population seraient immunisés. Pour autant, même si ce taux était atteint partout, il serait encore très largement insuffisant.

La conclusion est toute simple : un « déconfinement » sans précaution favoriserait un effet rebond, avec le risque d’un nouveau confinement décidé en urgence, scénario renouvelable tant que le taux de 60 % ne serait pas atteint, ce qui est humainement et économiquement inacceptable. Pour autant, la prolongation du confinement actuel au-delà d’une certaine durée est tout aussi impossible, pour des raisons économiques mais aussi parce que, en l’absence de contact de la population avec le virus, la décision ne déboucherait sur rien.

L’avis des experts : dissonances et extrême prudence   

Sur les stratégies à mettre en œuvre, les propositions abondent. Toutes recommandent un déconfinement tardif et sous conditions mais les priorités ne concordent pas.

La modélisation (non publiée) de l’entreprise « Public Health Expertise », transmise à la presse et au gouvernement, étudie plusieurs hypothèses : un « déconfinement » sans aucune mesure annexe, qui fait repartir l’épidémie comme si rien n’avait été fait, avec, de nouveau, un engorgement des services de réanimation et un nombre de morts en augmentation ; un « déconfinement » seulement assorti d’une mesure de dépistage systématique et d’isolement des cas symptomatiques, qui aurait peu d’effet, de même que le recours à des traitements reconnus, d’ici là, efficaces : pour que ces traitements infléchissent le nombre de patients traités, il faudrait que leur utilisation s’inscrive dans la durée. Seul le « déconfinement » progressif par tranche d’âge serait efficace et il faudrait donc différer de trois mois celui des personnes de plus de 65 ans, voire des malades chroniques.  Même si on ne comprend pas bien les règles sur lesquelles a été construit le modèle utilisé, cette dernière conclusion paraît intuitivement fondée : s’agissant des patients admis en réanimation ou décédés, les données disponibles montrent que l’âge et les comorbidités sont des facteurs de risque. En revanche, on ne comprend pas pourquoi le dépistage systématique et la mise à l’isolement des malades détectés n’auraient pas d’effet alors que d’autres expertises insistent beaucoup sur cette méthode : l’avis du Conseil scientifique mentionné ci-dessous en fait un axe fort de la décision de déconfinement, de même que certains experts (ainsi l’infectiologue Renaud Piarroux, dans Le Monde du 10 avril 2020, insiste, après avoir recommandé de ne pas relâcher trop vite le confinement, sur la nécessité absolue « d’identifier et d’isoler les malades et les porteurs »).

De même l’application de nouveaux remèdes portera sans doute ses fruits progressivement mais, si l’on parvenait, comme envisagé, à diminuer la charge virale en phase 1 et à empêcher la phase 2 de la maladie (« l’orage immunitaire »), cela devrait assez rapidement décongestionner les lits de réanimation.

Autre étude, aux Etats-Unis, la Food and Drug Administration a publié une « Feuille de route pour la réouverture », qui préconise un déconfinement par Etat (donc, en France, par région), en tenant compte de la date d’entrée dans l’épidémie, à condition aussi que le nombre de cas soit en recul depuis 14 jours et que les services de réanimation soient désengorgés, ce qui ne se produira pas en France avant plusieurs semaines.

L’Académie de médecine rejoint cet avis, en le durcissant : elle refuse un « déconfinement » par classe d’âge, sans s’en expliquer sur le plan sanitaire, peut-être par souci de ne pas opérer de discrimination, peut-être pour ne pas ajouter de la solitude à la solitude ; elle préconise un déconfinement par région, à plusieurs conditions : une baisse des malades graves susceptibles d’être hospitalisés, un retour des besoins de réanimation à la situation qui prévalait avant l’épidémie (cette dernière condition est impossible à remplir avant un long moment) et l’obligation du port de masque pour tous. Elle ne juge pas opportun de généraliser les tests de dépistage faute d’une disponibilité et d’une fiabilité suffisantes, recommandant toutefois que les tests destinés à établir l’immunité de la population soient développés pour apprécier le risque d’une seconde vague épidémique.

Le Conseil scientifique, conseiller du gouvernement, a les mêmes exigences de départ : la fin du confinement ne serait envisageable que quand les indicateurs épidémiologiques certifieront “que la saturation des services hospitaliers et des services de réanimation” est “jugulée”. Il y ajoute une période de « récupération » pour les personnels soignants. Dans l’idéal, dit-il (est-ce un vœu pieux ?), il faudrait que, au moment du déconfinement, il soit possible de tester immédiatement tous les cas suspects, de les isoler et de remonter leurs contacts. De plus, il faudrait également garantir la plus large disponibilité possible des masques.  Bien que le gouvernement se soit engagé à disposer massivement de tests de détection courant avril, on voit mal, là aussi, comment ces conditions pourraient être toutes remplies dans les deux ou trois semaines qui viennent. Au demeurant, le Président du Conseil scientifique ne se cache pas de souhaiter que le confinement soit prolongé pour une durée « suffisante », ce qui veut dire longue.

Les avis des experts soulignent donc tous la nécessité d’une extrême prudence, voire recommandent un retour à la normalité avant de déconfiner. Au-delà, leurs priorités, on le voit, sont différentes.

Expert-décideur : un lien de plus en plus étroit, parfois un lien ambigu

C’est une banalité de noter que l’influence des experts sur les décideurs publics a grandi depuis quelques décennies, notamment dans le domaine de la santé, compte tenu de la complexité des décisions à prendre et du retentissement dans l’opinion des choix politiques en ce domaine.

C’est après les premières crises sanitaires des années 90 (amiante, affaires du distilbène et du sang contaminé) que l’Etat a créé des agences sanitaires, pour renforcer une expertise sanitaire jusqu’alors faible. Aujourd’hui l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) et l’agence nationale de sécurité du médicament et des biens de santé (ANSM) ont mission de fournir une expertise scientifique indépendante et une autre Agence, Santé publique France, joue un rôle de surveillance et d’alerte. L’objectif poursuivi a été inégalement atteint : les agences n’ont pas toujours réussi à acquérir une pleine crédibilité. L’agence qui a précédé l’ANSM s’est déshonorée avec l’affaire du Mediator et les avis de l’ANSES, notamment sur les pesticides, ont été vivement critiqués. L’expertise sanitaire a longtemps été et est encore entachée de soupçons. Pour autant, l’existence des agences a eu, pour le décideur public, un avantage sans égal : il lui a permis d’esquiver la prise de décision politique et parfois la simple vigilance, en déléguant à une autorité supposée indépendante mandat pour asseoir les décisions délicates ou susceptibles d’entraîner des contestations. Le dernier exemple en date porte sur la distance conseillée pour les épandages de produits phytosanitaires par rapport aux habitations : l’ANSES a préconisé une faible distance tout en soulignant l’ancienneté des études disponibles et la nécessité de les reprendre : qu’à cela ne tienne, c’est la faible distance qui a été retenue « sur avis d’experts ».

La situation est différente pour des organismes d’expertise qui ne relèvent pas de l’administration, tel le Haut Conseil de santé publique, qui est notamment en charge de « fournir aux pouvoirs publics, en lien avec les agences sanitaires, l’expertise nécessaire à la gestion des risques sanitaires ainsi qu’à la conception et à l’évaluation des politiques et stratégies de prévention et de sécurité sanitaire ». Sur la gestion de l’épidémie de coronavirus, le Haut Conseil a rédigé plusieurs recommandations depuis mars 2020. Peut-être parce que ses membres sont nombreux, peut-être parce qu’il est trop institutionnel, peut-être parce que le gouvernement voulait auprès de lui une structure plus réactive et constituée de spécialistes directement concernés, un nouveau Conseil scientifique a été créé « pour répondre à des questions précises et concrètes relatives à la crise sanitaire », Conseil que la loi du 23 mars 2020 a pérennisé en cas de déclaration d’urgence sanitaire. Il est alors prévu (article L 3131-19 du Code de la santé) que le Conseil rend des avis sur l’état de catastrophe sanitaire, sur les connaissances scientifiques qui s’y rapportent et les mesures propres à y mettre un terme, y compris les décisions que le gouvernement prend dans le cadre des pouvoirs exceptionnels que lui confère l’état d’urgence. La loi précise également que les avis du Conseil sont rendus publics sans délai.

Nous sommes là au cœur d’une certaine ambiguïté. Dans une conférence lors d’un colloque au collège de France (« L’expert, le conseiller, le décideur », août 2019), le chercheur et universitaire Yves Brechet insistait beaucoup sur la différence entre l’expert et le conseiller. Selon lui, l’expert est indépendant du pouvoir et son expertise est publique parce qu’elle doit pouvoir être discutée. Il trahit son mandat s’il donne un avis complaisant. Il ne pèse pas sur la décision, il l’éclaire. Le conseiller quant à lui contribue à préparer une décision politique dont il sait qu’elle peut être influencée par d’autres considérations. Son avis doit être confidentiel.

Cette distinction est devenue obsolète, sans doute parce que le pouvoir politique, qui sait que sa parole est suspectée, a besoin de la conforter. Il se sert alors du Conseil scientifique : c’est une caution. Le Conseil scientifique quant à lui entend peser sur la discussion politique parce que tous les experts ont la conviction qu’il existe une légitimité supérieure de la connaissance scientifique. Cependant, le pouvoir peut être tenté d’instrumentaliser la parole des experts (il l’a fait pour les masques ou pour le dépistage, qui n’étaient pas « inutiles » mais, simplement, non disponibles) ou de s’écarter de l’avis donné, parce que d’autres considérations pèsent, notamment des considérations sociales ou économiques. Mais il s’est lui-même obligé à en tenir compte et, cahin-caha, il s’y plie, plus ou moins.

Mettre fin au confinement : appliquer à la lettre l’expertise scientifique ? 

Les experts médicaux conseilleraient volontiers d’attendre mi-mai, fin mai ou début juin. « Il est beaucoup trop tôt pour se projeter sur le déconfinement », expliquait il y a quelques jours P-L Druais, membre du Conseil scientifique. « L’urgence est de poursuivre cet effort pour qu’il soit salutaire ». Or, Il apparaît peu vraisemblable que le gouvernement aille au-delà de mi-mai, compte tenu du coût économique généré et de l’angoisse que ressent toute une part de la population confinée, soit qu’elle n’ait plus de moyens d’existence, soit qu’elle craigne de les perdre.

Le gouvernement fera donc des choix, sur le calendrier comme sur le plan qui accompagnera sa décision, ce qui relève pleinement de sa responsabilité : en contrepartie d’un calendrier peut-être plus rapide, il assortira sans doute sa décision de contraintes fortes. Reste à espérer qu’il en a les moyens (mise en place de mesures de détection des malades, disponibilité de locaux pour la mise à l’écart des personnes affectées, masques pour tous) car la population a peur : elle aura du mal à supporter de nouveaux couacs. Il va falloir la convaincre et elle ne le sera que si elle sent que la réponse est cohérente et fiable.

Le risque : une opinion publique fragilisée par la peur

Les différentes enquêtes d’opinion sur l’adhésion à la gestion de la crise témoignent d’une vision de plus en plus critique sur la manière dont le gouvernement a agi : le dernier sondage de l’IFOP réalisé les 8 et 9 avril 2020 montre, comme les précédents venant d’autres instituts, une augmentation progressive des Français qui pensent que le gouvernement n’a pas réagi assez rapidement, qu’il ne donne pas aux soignants tous les moyens nécessaires et qu’il n’a pas communiqué de manière claire. Ces Français insatisfaits deviennent largement majoritaires (38 % seulement désormais font confiance au gouvernement). La leçon est claire : au minimum, il ne faut pas mentir, au mieux il faut expliquer pourquoi le matériel manque.

Des enquêtes un peu plus anciennes (une enquête Ipsos Sopra Steria réalisée les 16 et 17 mars pour le Cevipof et une autre enquête des mêmes instituts réalisée les 20 et 21 mars pour France 2) révèlent des constats plus structurants : sur la situation des hôpitaux, la pénurie de matériel de santé et les conséquences économiques et sociales, la peur est massivement répandue et dépasse souvent 90 ou 95 %. La demande de la population est structurellement une demande de protection (un confinement strict, un avis favorable, de manière écrasante, au couvre-feu et à l’arrêt des transports en commun). Par ailleurs, mi-mars, la confiance allait massivement vers les médecins (92 % de forte confiance ou de plutôt confiance) ainsi que vers les scientifiques (85 %), beaucoup plus que vers le Président (43 % à l’époque) ou vers le gouvernement (39 %).

La population est donc fragile : la peur la conduit à la colère (ce sentiment se situe à plus de 5 sur une échelle de 0 à 10 dans l’enquête Cevipof) et d’autres sondages (Opinion Way, Odoxa) montrent qu’une part importante des Français (entre 60 et 70 %) pensent que le gouvernement leur ment. Un sondage IFOP de fin mars montre qu’un quart pense que le virus a été créé en laboratoire. Le soutien donné par certains élus au professeur Raoult est, de ce point de vue, très inquiétant : l’opinion s’enflamme pour de faux experts qui sous-entendent que le gouvernement refuse de prescrire un médicament efficace et disponible…

La peur et le besoin de certitude et de réassurance va compliquer le message de « déconfinement », qui, quand il arrivera, sera nécessairement compliqué, même s’il applique l’avis des experts. Il reste à espérer que le gouvernement aura alors dominé son vrai point faible, la pénurie d’équipements.

 

Au final, dans la gestion de la crise, l’expertise médicale est précieuse mais peut-être pas seulement pour ce qui en est attendu : certes, elle nous transmet du savoir et des méthodes d’analyse et réassure la population. Mais elle est précieuse aussi parce qu’elle est plurielle, évolue, engrange de nouveaux constats et se remet en cause. La confiance dans la parole publique reste trop faible pour que le gouvernement ne cherche pas à s’appuyer sur elle, sachant toutefois qu’elle est parfois discordante, ce qui complique les décisions.

Mais, au-delà de la gestion de la crise actuelle, qui prendra fin, d’innombrables articles d’épidémiologistes alertent sur le risque de répétition des épidémies. Si l’Etat joue le jeu de la confiance en l’expertise médicale, il doit y prendre garde. Il va falloir passer d’un Etat qui nous dit quoi faire (souvent en obéissant aux médecins) à un Etat qui nous demande de réfléchir avec lui et avec les médecins sur les risques qui nous guettent. C’est le prochain rendez-vous entre le politique et l’expertise : il faudrait qu’il soit fourni, partagé et conclusif.

Pergama, le 12 avril 2020