La crise qui vient, tempête ou bourrasque?

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La crise qui vient, tempête ou bourrasque?

Le projet de 2e loi de finances rectificative adopté il y a quelques jours par le Parlement a été l’occasion de faire le point sur la situation du pays en termes économiques et budgétaires. Le tableau ainsi dressé ne mesure pourtant que le constat actuel, avec les pertes d’impôts et de cotisations déjà actées et l’évaluation des dépenses supplémentaires engagées pour limiter les conséquences économiques et sociales de l’épidémie en cours. Or, une autre crise s’annonce après le déconfinement, avec des scénarios de rebond de l’activité plus ou moins rapides. Personne n’est en mesure de décrire avec certitude les difficultés de l’année 2020 ni de prédire si elles se poursuivront ou non sur 2021 : trop de données manquent pour asseoir des prévisions crédibles et la situation est absolument nouvelle. De cette deuxième crise qui nous attend, l’on ne sait donc pas grand-chose, sauf que son ampleur sera fonction des séquelles de la période d’arrêt d’activité, du rythme de de la reprise en lien avec les préoccupations sanitaires, de la situation de l’économie mondiale, des politiques publiques d’aides aux entreprises. La France, comme tous les pays, va naviguer à vue.

Les choix politiques suivis depuis la mi-mars

 Le gouvernement a fait, avec le décret du 16 mars 2020 puis la loi d’état d’urgence sanitaire du 23 mars 2020, un choix massif, celui de mettre à l’arrêt une part très importante de l’activité du pays. Il en a assumé les conséquences. La fermeture des établissements scolaires et de la majorité des commerces et lieux recevant du public s’est accompagnée de dispositions d’allègement des charges salariales : versement d’indemnités journalières maladie aux parents d’enfants scolarisés appelés à les garder ; extension du dispositif d’activité partielle (pris en charge par l’Etat et le régime d’assurance chômage) à des catégories qui n’y ouvraient pas droit jusqu’alors et annulation du reste à charge des employeurs  en dessous d’un certain montant de salaire ; enfin, incitation au télétravail, qui, selon une réforme datant de 2017, peut être mis en place par l’employeur, en période d’épidémie, sans formalisme particulier.

 Parallèlement, en cohérence avec cette politique, le gouvernement a mis en place des « stabilisateurs » économiques et sociaux massifs : il tente de maintenir la trésorerie des entreprises à flot en compensant par des prêts le chiffre d’affaires de la période de perte d’activité (3 mois) et en accordant des aides d’urgence aux TPE ; il diffère la réforme qui aurait conduit à une baisse des allocations chômage et prolonge l’indemnisation des demandeurs d’emploi en fin de droits ; il décide de verser des aides d’urgence aux bénéficiaires de certains minima sociaux.

Une activité en forte chute

Les résultats voulus sont là : l’activité a fortement diminué.

En avril 2020, une enquête de la DARES portant sur la situation des entreprises de plus de 10 salariés du secteur privé non agricole au 31 mars montre que la moitié des salariés était alors dans une entreprise dont l’activité s’était arrêtée (20 % d’entre eux) ou avait diminué de plus de moitié (30 %), davantage à cause de la fermeture de débouchés que d’un manque de personnel. Au total, fin mars, un quart des salariés travaillait sur site, un quart était en télétravail, un quart était en chômage partiel, les autres étant en congés ou en garde d’enfants.

La situation a évolué depuis lors dans le sens d’une détérioration de l’activité (DARES, suivi hebdomadaire du marché du travail) : au 22 avril, un salarié du privé sur deux (plus de 10 millions) était en chômage partiel, dont 93% des salariés du BTP et 90 % de ceux de l’hôtellerie restauration. Les prévisions jusqu’au 11 mai portent sur près de 2 millions de salariés supplémentaires en chômage partiel. Enfin, sur les 4 dernières semaines, les inscriptions à Pole emploi ont augmenté de 12,6 % par rapport aux mêmes semaines de 2019.

Si certaines branches sont affectées par les fermetures, certains secteurs sont affectés par une chute de la demande (transports, automobiles), d’autres par un choc d’offre lié à un manque de main d’œuvre (travailleurs saisonniers et secteur agroalimentaire, constructions où les chantiers se sont arrêtés faute de capacité à protéger les salariés). Certaines productions (automobiles) souffrent de difficultés d’approvisionnement. Il est certain aussi que les travailleurs en télétravail n’ont pas la productivité d’avant : les salariés n’ont pas tous été bien préparés et les infrastructures souvent mal adaptées. En revanche, la distribution, la chimie, les services à la personne sont en suractivité.

Au 20 avril 2020, des conséquences financières importantes pour l’Etat, la protection sociale, les collectivités

La deuxième loi de finances rectificative 2020 votée cette semaine chiffre à 110 Mds le coût provisoire de l’état d’urgence sanitaire : une part très importante couvre la perte de recettes fiscales (43 Mds) ;  le coût du chômage partiel atteint 24 Mds, dont 16 à la charge de l’Etat ; un fonds qui permet à l’Etat de prendre des participations au capital de grandes entreprises stratégiques sera alimenté à hauteur de 20 Mds ; le fonds de solidarité aux TPE représente une dépense prévisionnelle de 7 Mds ; enfin le surplus de dépenses de santé (équipements, primes des personnels) est de 8 Mds et les aides aux ménages très modestes 0,9 Mds.

Ces sommes peuvent paraître très élevées, surtout si on prend en compte la garantie de l’Etat aux prêts bancaires (300 Mds) qui bien sûr n’est pas une dépense budgétaire. Pour autant, elles sont très probablement nettement sous-estimées, surtout les dépenses liées au chômage partiel, comme le note, après les parlementaires, le Haut Conseil des finances publiques.  De plus, le montant des aides directes aux entreprises atteint « seulement » 67 Mds (le reste correspond à un manque à gagner), alors que d’autres pays sont plus ambitieux. L’Allemagne a ainsi adopté un plan de 146 Mds de mesures budgétaires (aides au chômage partiel, prises en charge des cotisations sociales, fonds de secours pour les petites entreprises) et a décidé un effort bien plus important de garanties d’emprunt et de prêts bancaires (plus de 800 Mds). Quant aux Etats-Unis, ils engagent un plan gigantesque de 1800 MDS (dont 780 de prêts aux entreprises) mais, il est vrai, destiné pour une part à compenser la carence de la protection sociale (d’où l’importance qu’y prennent les aides directes aux ménages et aux demandeurs d’emploi ainsi que celles destinées au système de santé).

En France, le coût de l’état d’urgence sanitaire ne concerne pas que l’Etat.

Les régimes sociaux vont voir leur déficit s’accroître considérablement, même si le projet de loi de finances rectificative n’y fait aucune allusion. Ainsi, selon des déclarations orales des ministres concernés, le déficit du régime général, prévu à 5,4 Mds en 2020, pourrait s’élever à un niveau jamais atteint de 41 Mds, loin des 28 Mds de 2010, pire année de la crise qui a sévi à partir de 2008. Ce creusement est dû à une baisse des recettes liée aux arrêts d’activité (les indemnités d’activité partielle sont exonérées de cotisations sociales), à la baisse des recettes fiscales affectées à la sécurité sociale et aux dépenses supplémentaires d’assurance maladie (augmentation du budget de Santé publique France, crédits supplémentaires aux établissements de santé et prise en charge des indemnités journalières « garde d’enfants »). Quant au déficit de l’assurance chômage il devrait croître de 10 Mds environ, essentiellement parce que le régime supporte un tiers des dépenses d’activité partielle, ce qui conduirait à augmenter une dette qui atteignait déjà, fin 2019, 37,5 Mds.

Quant aux collectivités territoriales, une mission a été nommée pour estimer l’impact de la crise sur leurs recettes, chiffré à 5 Mds par une note du Sénat sur 2020 et 2021 et que les associations d’élus estiment à 10 Mds : baisse des impôts de production et de consommation, des taxes de séjour, des redevances des casinos, des droits de mutation… Les départements, qui perçoivent ces derniers, risquent d’être fortement touchés : l’activité immobilière risque de ne reprendre que lentement et les dépenses sociales augmenteront si le chômage augmente, ce qui est probable.

Au final, des hypothèses de forte dégradation des finances publiques pour 2020

S’agissant des indicateurs économiques et des finances publiques, le gouvernement annonce pour 2020 une croissance en baisse de 8 %, un déficit public à -9,1 % (contre -2,2 % prévu dans la loi de finances initiale et -3,9 % prévu dans la première loi de finances rectificative de mars 2020) et une dette atteignant 115 %du PIB contre 100 % avant la crise.  Ces projections sont assises sur une durée de confinement de 8 semaines avec un redémarrage progressif de l’activité. Le Haut conseil des finances publiques en souligne la fragilité.  Cette fragilité ne se situe pas principalement sur le chiffrage des conséquences de la période de confinement : le gouvernement reprend l’hypothèse de l’Insee selon laquelle un mois de confinement a un impact de 3 points sur la croissance du PIB et ce chiffrage, de l’avis de tous, est cohérent avec les diverses études d’autres instituts, même s’il s’agit nécessairement d’une estimation. En revanche, les estimations sur l’activité du second semestre sont très incertaines : selon le Haut conseil, les chiffres du gouvernement reposent sur un scénario de retour à la normale assez rapide, avec un redémarrage rapide de l’appareil productif et une reprise de la demande qui permettent un « rattrapage » de la croissance perdue dans la période suivant la crise. Le Conseil appelle à la prudence : d’autres scénarios sont possibles, un scénario intermédiaire, où le PIB retrouve le rythme de croissance d’avant crise mais sans rattrapage, et un scénario bas, où l’investissement est durablement affecté et où le PIB s’écarte durablement de sa trajectoire du début d’année. Dans ce cas, la chute d’activité pourrait être bien supérieure aux 8 % prévus.

 Sur l’année à venir, des prévisions impossibles mais des points de vigilance

Dans un article en ligne (« La prévision économique dans l’œil du cyclone », 21 avril 2020), l’institut Rexecode ironise sur les prévisions du FMI qui chiffre à 7,2 % la baisse de la croissance en France en 2020 : il se moque du chiffre après la virgule, comme si une évaluation exacte était possible. Rexecode souligne combien les boites à outils et modèles de simulation des prévisionnistes sont inadaptés à la conjoncture actuelle. Les démarches de prévision, dit-il, s’effectuent en trois temps, sur un horizon de plus en plus long : à court terme, l’on examine le climat des affaires pour corroborer une estimation de croissance mais cet indicateur ici n’aurait pas de sens  ; à moyen terme, l’on mesure, en tenant compte des prix, de l’emploi et des revenus, l’orientation de la consommation, l’investissement des entreprises, la bonne tenue des échanges mondiaux : or, personne ne sait aujourd’hui si l’épargne accumulée par les ménages dans cette période de confinement va être dépensée ou thésaurisée par précaution, ni non plus quand les échanges mondiaux vont se rétablir et à quelle hauteur, s’il y aura ou non des difficultés d’approvisionnement et quels vont être les comportements des acteurs économiques ; enfin, à long terme, le prévisionniste s’intéresse au capital physique et humain disponible et à sa bonne utilisation : mais qui peut dire ici le nombre de faillites d’entreprise déjà inévitables et la montée du chômage qui s’ensuivra ? qui peut tabler sur des décisions d’investissement et d’embauches ? De plus, la situation sera extrêmement variable selon les secteurs d’activité.

Toute prévision est donc impossible. Tout au plus peut-on construire des scénarios, dont les variables sont connues. Selon le Haut Conseil des finances publiques, « l’ampleur du rebond effectif de l’activité dépend de trois facteurs principaux : le processus de déconfinement, l’efficacité des mesures prises pour soutenir la reprise de l’activité économique, ainsi que le dynamisme de la consommation intérieure et de la demande extérieure adressée à la France ».

Or, les signes défavorables s’accumulent.

Le pays semble s’orienter, pour éviter la survenue d’un nouvel épisode épidémique, vers un déconfinement très progressif. Plus le déconfinement sera lent et inégal selon les secteurs, plus les chaines de production mettront du temps à redémarrer parce qu’elles rencontreront des goulots d’étranglement provisoires mais gênants.  De plus, les entreprises, qui ont, aux termes de la loi, une obligation de protection de la santé et de la sécurité de leurs salariés, doivent adapter en ce sens leurs modalités de production ou de fonctionnement quotidien. Enfin, le maintien du télétravail, au moins pour une part des salariés, est envisagé pour soulager les transports publics : mais il est synonyme de perte de productivité.

Quant aux mesures prises par le gouvernement pour maintenir en vie les entreprises et sauvegarder les contrats de travail, l’on sait qu’elles auront moins d’efficacité dans des secteurs qui risquent d’être plus longtemps à l’arrêt, restauration, immobilier, tourisme. Pour l’instant, le gouvernement n’a publié, même dans le rapport économique qui accompagnait le projet de loi de finances rectificative d’avril 2020, aucune prévision sur l’augmentation du chômage. Seul le FMI évoque une augmentation de 40 % dans la zone euro (le taux de chômage passerait ainsi à plus de 9 %) et une augmentation du taux de chômage aux Etats-Unis à plus de 10 %. L’OFCE a produit en avril une estimation a minima, celle de 460 000 personnes de plus au chômage du seul fait de tous ceux qui n’ont pas eu droit au chômage partiel, fins de CDD ou de mission d’intérim ou fin de périodes d’essai. Il est donc presque certain que le chômage augmentera, même si ce n’est qu’à l’été que l’on en mesurera la tendance.

Enfin, l’impact d’une éventuelle récession américaine ou d’un amoindrissement de la demande européenne ne peut pas ne pas avoir d’impact sur les entreprises exportatrices.  La crainte de l’avenir et l’attentisme qui en découlera peuvent renforcer une spirale négative, tant celle des consommateurs que celle des entreprises qui, de plus, se sont endettées auprès de l’Etat pendant la période et risquent de limiter, de ce fait, les investissements et les embauches.

Restera alors à compter sur l’efficacité des efforts de relance, notamment ceux mis en place au niveau de l’Union, qui restent à définir avec précision. L’avenir risque d’être rude, surtout dans un pays comme le nôtre qui avait certes renoué avec la croissance mais qui reste marqué par des handicaps sociaux et professionnels (l’insuffisance de qualification des actifs) et dont la cohésion est fragile.

Pergama, le 26 avril 2020

 

 Pergama publie, dans les « Fiches concours » étudiants, rubrique « Institutions et Vie politiques », une longue fiche sur l’état d’urgence sanitaire, avec rappel des textes et des mesures prises et première évaluation sur le coût, l’efficacité et la légitimité des atteintes aux droits et libertés.