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Féminicide : la faute de l’Etat

En mars 2020, le Tribunal de Paris a condamné l’Etat pour faute lourde dans une affaire où une femme a été assassinée (ainsi que ses deux parents) par son ancien compagnon. A trois reprises, la victime avait demandé l’intervention de la police ou de la justice. Blessée et menacée une première fois, elle avait obtenu que son compagnon soit mis sous contrôle judiciaire, avec interdiction de s’approcher d’elle. Elle avait déposé une deuxième plainte parce que ce contrôle judiciaire n’était pas respecté. Enfin, juste avant sa mort, elle avait demandé à la police par téléphone, de la voiture où elle était poursuivie, d’intervenir.

Privilège de la puissance publique, pour que l’Etat soit condamné, une simple négligence ou un défaut d’appréciation ne suffit pas. L’article L141-1 du Code de l’organisation judiciaire, qui porte sur la responsabilité de l’Etat dans les dommages causés par le fonctionnement défectueux du service public de la justice, exige en effet, pour que cette responsabilité soit engagée, l’existence d’une faute lourde ou d’un déni de justice. La définition de la faute lourde n’existe pas dans les textes. Cependant, selon un célèbre arrêt de la Cour de cassation de 2001, qui s’efforce d’objectiver les cas de recours à la notion, “constitue une faute lourde toute déficience caractérisée par un fait ou une série de faits traduisant l’inaptitude du service public de la justice à remplir la mission dont il est investi”.  Autrement, dit, la faute lourde se caractérise par l’ampleur de ses conséquences : si la justice a failli, si elle n’a pas joué son rôle de protection des personnes, l’Etat doit réparer.

Les juges cependant gardent une marge de liberté dans l’interprétation de ces textes. S’agissant des féminicides, il est courant de souligner le contraste entre les antécédents judiciaires de l’assassin et la relative indifférence de la police ou de la justice tant qu’il n’y a pas mort : ainsi, certaines enquêtes journalistiques (par exemple celle du journal Le Monde portant sur les féminicides de 2018), montrent qu’une proportion importante des femmes avaient déjà déposé une plainte ou une main courante avant d’être tuées. De fait, dans les rares cas où l’Etat a été condamné pour faute lourde (deux cas de féminicide), celle-ci était évidente : cela a été le cas pour une femme poignardée en 2014 qui avait saisi la gendarmerie à de très nombreuses reprises. En l’occurrence, pour condamner l’Etat en 2020, le tribunal n’a pas retenu l’erreur d’appréciation que constituait sans doute la mise sous contrôle judiciaire du compagnon qui avait déjà occasionné des blessures graves et tenté d’étrangler sa compagne. En revanche, il a retenu la « réitération » : l’absence de réaction à la deuxième plainte pour non-respect du contrôle judiciaire, celle qui témoigne d’un manquement à la mission qui s’est avéré déterminant.

Il est probable que la situation va changer. Longtemps, les plaintes des femmes ont été négligées ou banalisées, comme si la violence à leur endroit était regrettable mais relevait d’un phénomène normal ou courant. Quand la ministre de la justice déclare en novembre dernier que « en 10 ans, près de 1500 femmes ont péri, victime de leurs conjoints et, parfois, de nos propres défaillances », elle reconnaît très largement la responsabilité de l’Etat.  S’en sont ensuivis des actions de sensibilisation des forces de police, des exigences du parquet (parfois la demande qu’il n’y ait plus de main courante, mais exclusivement un dépôt de plainte), un effort d’accélération du traitement de telles plaintes, la mise en place plus fréquente d’actions de protection. La décision du tribunal de Paris montre aussi que la condamnation de l’Etat n’est pas aussi difficile à obtenir dès lors que le manquement à la mission de protection est caractérisé de manière répétée. Au final, malgré les carences encore fortes, la société progresse et l’Etat avec lui.