Contenir le risque, mais l’accepter

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Contenir le risque, mais l’accepter

Une enquête d’opinion publiée par l’IFOP le 30 avril 2020 mesure le sentiment d’inquiétude des Français face au coronavirus mais aussi à l’égard des conséquences économiques qui se dessinent. La peur de l’épidémie reste à un niveau élevé (78 %) même si elle a connu des niveaux supérieurs (85 %) au début du confinement. La crainte sur l’évolution économique du pays atteint un taux de 90 %. Elle est élevée pour tous les âges (seuls les 18-25 ans décrochent un peu, avec 78 %), quasiment pour toutes les catégories d’actifs (les chômeurs, avec 82 %, et les salariés du secteur public, avec 84 %, sont les moins inquiets, tout en restant à un niveau élevé toutefois) et les choix partisans sont peu marqués.

Quant à la confiance à l’égard du gouvernement pour préparer le pays au déconfinement, elle reste faible, à 38 %, même si elle était encore moins élevée (35 %) une semaine auparavant. En l’occurrence, les préférences partisanes jouent : la confiance baisse à 14 % chez les électeurs de la France insoumise et monte à 86 % chez ceux de LREM. Avec 16 % et 28 % de confiance, les Français qui se sentent proches des Gilets jaunes ou qui les soutiennent sont dans un étiage bas. L’actualité montre que la méfiance révélée dans cette enquête s’accompagne de vives exigences sur l’amélioration des précautions à prendre pour la reprise du travail, parfois exprimées de manière violente.

Face au risque, le pays semble déchiré : il a peur de l’épidémie, il a peur aussi de la récession et du chômage. Nombre de fonctionnaires et de parents accusent l’Etat de sacrifier la santé à l’économie en rouvrant les écoles, tandis que les commerçants veulent recommencer à travailler le plus tôt possible et que les entreprises, conscientes que la reprise sera progressive, espèrent l’accélérer.

Des craintes légitimes mais une colère permanente plus inquiétante  

Certaines craintes sont compréhensibles : les dispositions du protocole sanitaire publié le 29 avril pour la réouverture des écoles sont très difficilement applicables aux classes maternelles, notamment l’impératif de distanciation. Sauf à espérer un report massif sur la voiture et le vélo, la réussite des consignes de décalage des horaires et le maintien du télétravail à un niveau élevé, le fonctionnement des réseaux de transports en commun, surtout en région parisienne, représentera à l’évidence un risque de propagation accrue. La multiplication des tests et la vente à grande échelle de masques grand public sont annoncées pour le 11 mai, sans que le doute soit levé sur leur disponibilité. Dans ce paysage, certaines demandes sont particulièrement légitimes : ainsi, les employeurs, garants, aux termes du Code du travail, de la santé et de la sécurité de leur personnel, doivent réorganiser la production et le gouvernement doit tenir ses engagements. Dans d’autres domaines, il faudra plutôt surveiller l’évolution de la situation pour, le cas échéant, rétropédaler.

Pour autant, ce qui frappe, c’est le caractère exacerbé, voire violent, des protestations. Un communiqué de presse SNES /FSU du 26 avril met en cause l’Etat pour « jouer à la roulette russe avec la santé de la communauté éducative » et pour s’être affranchi d’un l’avis des scientifiques selon lequel « les établissements scolaires sont un accélérateur de diffusion du virus ». D’autres syndicalistes menacent l’Etat d’une action pénale et de la généralisation du droit de retrait. De manière encore plus caricaturale, la Dépêche titrait le 14 avril : « Les enseignants ne veulent pas servi de chair à canon ». Sur les réseaux sociaux, il n’est d’ailleurs pas rare que des caissières ou des transporteurs répondent assez vivement qu’ils ont, eux, fait leur part, parfois sans masque, parfois face à des publics bien plus à risque que des enfants.

Ni cette inquiétude, ni cette défiance ne sont des nouveautés : depuis longtemps, les baromètres de la confiance politique établis par le CEVIPOF mettent en lumière la grande défiance des Français, pas seulement envers les institutions et les gouvernants, mais aussi envers les autres. Cette fermeture sur soi, cette irritation permanente qui pousse à exiger ses droits de manière agressive est sans doute le reflet d’une crise de l’Etat. Celui-ci a du mal à évoluer, à engager un dialogue mature avec les citoyens et à répondre à leurs attentes. Le baromètre CEVIPOF d’avril 2020 compare l’attitude des Français et celle des Allemands et des Britanniques : dans ces pays, la confiance envers les représentants politiques est bien plus forte (+ 15 points pour les députés, + 25 ou 30 points pour le Premier ministre), de même que la satisfaction des personnes interrogées à l’égard de leur propre vie ou leur confiance envers les autres. En avril 2020, au Royaume-Uni, où le Premier ministre a nié l’importance de l’épidémie et où la crise du coronavirus est sévère, avec un nombre élevé de personnes atteintes et de décès, la méfiance est 4 fois inférieure à celle des Français et la morosité 2 fois moins répandue. Plus heureux, moins aigris, moins soupçonneux, ces pays sont sans doute mieux armés pour résoudre les crises.

Nous devrions de ce fait nous inquiéter davantage de la multiplication des déclarations simplistes, selon lesquelles le gouvernement, par incapacité voire par cynisme, serait responsable de tout, des morts en EHPAD, du manque de masques, de l’augmentation du chômage. Il a sa part de responsabilité mais les gouvernants qui l’ont précédé ont la leur,  tout comme les élus qui le critiquent tant. Nous devrions aussi nous inquiéter de ces parlementaires qui ont voté contre le plan de déconfinement du gouvernement parce qu’ils sont opposés à la réouverture des écoles mais qui n’hésitent pas, en même temps, à le critiquer pour ne pas autoriser la réouverture des bars et restaurants et qui insistent pour que l’activité économique reprenne au plus vite. La parole populiste est là, sous-jacente, ignorante de la complexité et de la nuance, et la joie mauvaise de certains politiques devant les errements et tâtonnements du pouvoir fait peur.

Face au risque, notre modèle social ne peut pas tout

Les Français sont attachés à un modèle social qui les prémunit contre les risques sanitaires et économiques et qui a joué tout son rôle ces dernières semaines. Il n’a pas été question dans la crise récente de difficulté d’accès aux soins pour raisons financières ; les cas graves ont tous été traités, si l’on met à part de probables négligences dans les EHPAD ; les salariés ont bénéficié de revenus de remplacement pris en charge par la collectivité (Etat et assurance chômage pour le chômage partiel ou assurance maladie pour les indemnités journalières des parents) ; ceux qui ont perdu leur emploi ont été pris en charge par l’assurance chômage ou les minima sociaux. La solidarité du système de soins a joué, entre établissements publics mais aussi entre secteur public et privé (prêts de matériel, de personnel, prise en charge de malades pour soulager certains services). Certes, le système a ses failles : les soins généralistes et hospitaliers sont financièrement accessibles, du moins dans les établissements publics, mais le recours aux soins spécialisés est bien plus coûteux ; l’assurance chômage, conditionnée à une durée de travail préalable, ne couvre pas tous les demandeurs d’emploi et le niveau des minima sociaux (surtout celui du RSA) est trop faible et les jeunes ne peuvent en bénéficier. Le modèle est toutefois porteur d’une sécurité très appréciable en temps de crise, de même que le droit du travail : même si, au final, Amazon est parvenue à tricher en faisant appel, pour maintenir ses livraisons, à ses implantations à l’étranger, la justice l’a clairement contraint à élaborer un plan de sécurité.

L’on peut se réjouir de ces succès, surtout en comparaison de la situation des Etats-Unis : 30 millions d’américains n’ont pas d’assurance santé ; les 26 ou 30 millions qui ont perdu leur emploi ces dernières semaines ont perdu parallèlement leur protection (ils peuvent certes en racheter une autre sur le « marché » mis en place par l’Obamacare mais ce n’est sans doute pas leur première priorité) ; ceux qui sont assurés payent des « reste à charge » très lourds, en moyenne 3 fois plus élevés que le RAC français, parce que tout recours aux soins est hors de prix, que les honoraires des médecins très élevés et les médicaments bien plus chers qu’en Europe.  Il n’existait pas jusqu’ici de droit à congé maladie payé dans les entreprises et ce n’est qu’à l’occasion de cette crise que le Congrès en a doté les salariés des PME (les grandes entreprises l’ont mis en place volontairement). S’agissant du chômage, le droit du travail autorise à licencier dans l’heure et, traditionnellement, l’assurance chômage ne couvrait les chômeurs que pour une durée limités (5 à 6 mois), avec un plafond d’indemnisation assez bas. Là aussi, la loi fédérale a, tout récemment, amélioré le système en catastrophe : un dispositif de prêts aux PME a été mis en place, transformables en subventions si les contrats de travail sont maintenus ; l’indemnisation du chômage a été étendue aux indépendants et aux salariés à temps partiel ; son niveau et sa durée de versement ont été augmentés ; enfin, une aide d’urgence a été décidée pour les ménages très modestes, sous condition de ressources. Malgré ces amélioration, réelles, l’exposition aux risques sanitaires et sociaux est sans commune mesure avec celle que subit la population française, d’autant que chaque Etat gère ses moyens, sans solidarité entre eux.

Toutefois, si notre modèle social nous protège, il ne peut pas tout. Il ne peut pas éradiquer le risque épidémique et, sauf à accepter des mois un confinement dont on mesure les limites sur le plan économique et social, il nous faut apprendre à vivre avec lui, en acceptant la part de risque que cela implique.

Faire la part du risque, trouver un équilibre entre nos priorités

Nous gagnerions à prendre davantage de recul face à la réalité.

Quand un risque est mal connu, les épidémiologistes recommandent de tenter de le quantifier pour décider ensuite des mesures à prendre. S’agissant du coronavirus, le risque semble faible pour la quasi-totalité de la population et les cas bénins sont très largement dominants. Le taux de mortalité est aujourd’hui impossible à calculer, parce que ni les cas ni les morts ne sont correctement recensés. Il semble variable selon les pays et les régions mais ne paraît pas élevé en France. En revanche, le virus est très contagieux et l’épidémie connaît des flambées avec une concentration de cas graves qui embolisent les hôpitaux. Les décès concernent des populations spécifiques : la mortalité est élevée en réanimation (30 à 40 %) et frappe surtout certaines catégories à risque, les personnes âgées (selon un démographe, la moitié des morts en France sont des résidents d’EHPAD, où la moyenne d’âge est élevée[1]) et les obèses, surtout quand ils souffrent de pathologies associées, diabètes ou hypertension. Certaines études évoquent 85 % d’obèses ou de personnes en surpoids dans les services de réanimation. Or, l’obésité est un marqueur social : il semble bien que les populations socialement vulnérables soient plus atteintes que les autres. Ce phénomène pourrait expliquer des surmortalités, comme celle constatée en Seine Saint Denis (sachant toutefois que la densité est aussi un facteur de risque et que l’épidémie avance avec des « clusters », ce qui rend indispensable la détection précoce et l’identification des contacts[2]) ou aux Etats-Unis, dans les populations noires déshéritées dont l’état de santé n’est pas bon. Ces populations mériteraient davantage attention, sur le court mais aussi sur le long terme, en prenant enfin conscience que notre modèle social, malgré ses réussites, ne parvient pas à offrir aux personnes âgées une sécurité de bon niveau ni à limiter les très fortes inégalités sociales de santé : là sont les risques de santé publique majeurs, y compris en ce qui concerne l’épidémie.

L’épidémie appelle donc beaucoup de vigilance mais pas d’hystérie. Dans un récent article (Le Monde 28 avril, « Avec le virus, Alien est revenu prendre les commandes de notre esprit »), le sociologue Didier Lapeyronnie explique que, en captant toute notre attention, le coronavirus nous empêche de réfléchir raisonnablement et que ce mal frappe même les intellectuels : heureusement, dit-il, nous allons nous ressaisir. Il faut l’espérer. Quand, sur une radio publique, une directrice d’école explique ce 2 mai qu’elle ne saurait pas quoi faire, compte tenu des consignes de distanciation, si un enfant de 4 ans tombait dans la cour, on se dit qu’il serait temps de revenir au bon sens. De telles réactions sont d’autant plus disproportionnées que nous vivons dans une société risquée, marquée par des dangers que nous refusons souvent de voir et qui, tout le monde le sait sans beaucoup réagir, sont mal anticipés, risques nucléaires, environnementaux, climatiques, sans doute tout aussi graves que l’épidémie que nous traversons.

Enfin, contrairement à ce que disent parfois médecins et syndicalistes, la santé est un bien précieux mais elle ne doit pas, par principe, primer sur tout. Travailler, aider ses proches, se préoccuper de l’activité économique, ce sont aussi des objectifs à poursuivre, qui n’ont rien d’ignoble ni même de subordonné. L’on connaît de plus les ravages du chômage et de la pauvreté dans la population, insécurité permanente, altération de la santé, difficulté d’accès au logement, dévalorisation de soi. Il faut donc rechercher un équilibre, le meilleur possible, entre la préservation de la santé, les objectifs économiques et la sauvegarde de notre liberté. La conciliation est difficile, car elle implique qu’aucun des objectifs poursuivis ne sera sans doute pleinement atteint, parce qu’il faut faire une place aux autres. Pour trouver le bon point d’équilibre, il faudrait de la confiance entre les gouvernants et la population. En France, elle manque et c’est cela, plus sans doute que l’épidémie elle-même, qui peut nous empêcher de bien gérer cette crise.

Pergama, le 3 mai 2020

Pergama publie cette semaine une nouvelle fiche concours, « La dette publique », actualisée en avril 2020 (in fiches étudiants, fiches concours, rubrique finances publiques)

 

[1] Coronavirus, plus de la moitié des décès en France sont des résidents d’EHPAD, interview du démographe J-M Robine, Le Monde, 2 mai 2020

[2] Voir sur ce point Le coronavirus, révélateur des inégalités territoriales françaises, The conversation, 28 avril 2020.