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Gestion du coronavirus: faire jouer la responsabilité pénale des élus?

Cette semaine, le débat s’est focalisé, lors de la discussion au Sénat du projet de loi de prolongation de l’état d’urgence sanitaire, sur la responsabilité pénale des maires dans le cadre de la lutte contre l’épidémie actuelle. L’amendement adopté par le Sénat disposait que « nul ne peut voir sa responsabilité pénale engagée du fait d’avoir, pendant la durée de l’état d’urgence sanitaire (…), soit exposé autrui à un risque de contamination par le coronavirus SARS-CoV-2, soit causé ou contribué à causer une telle contamination », sauf si les faits ont été « commis intentionnellement, par imprudence ou négligence ou en violation manifestement délibérée d’une mesure de prudence ou de sécurité ». Un tel texte serait très probablement anticonstitutionnel (la loi pénale ne peut pas être modulée selon les périodes). Il est de plus d’une rare maladresse, comme si le Sénat ne comprenait pas que la dignité des autorités publiques est d’assumer leurs responsabilités.

Surtout, un tel amendement ne sert à rien : les textes sur la responsabilité pénale comportent déjà de telles précisions. Il en est d’ailleurs de même du « contre-amendement » adopté par la suite par l’Assemblée nationale qui stipule que, pour apprécier la responsabilité pénale, il sera tenu compte de « l’état des connaissances scientifiques au moment des faits ». Bien évidemment, c’est déjà le cas.

Reste que, début mai, plus de trente plaintes ont été déposées auprès de la Commission des requêtes placée auprès de la Cour de justice de la République, en charge d’instruire les plaintes contre les membres du gouvernement. Par ailleurs, plusieurs familles de résidents d’EHPAD ont porté plainte contre X pour homicide involontaire, mise en danger de la vie d’autrui ou négligence. Les maires craignent que cette « judiciarisation » de la gestion de l’épidémie les menace si les précautions lors de la réouverture des établissements d’enseignement ne sont pas considérées comme suffisantes.

En fait, il n’est pas opportun de modifier le Code Pénal pour atténuer la responsabilité des élus. Force est de constater à l’inverse que, malgré les textes, les principaux décideurs (les membres du gouvernement) sont protégés de toute sanction pénale, ce qui peut soulever débat.

Mettre en cause la responsabilité des élus et gouvernants, c’est possible

L’on sait qu’aux termes des articles 67 et 68 de la Constitution, la responsabilité du Président de la République ne peut être soulevée pour les actes accomplis en cette qualité. Il ne peut être destitué pendant son mandat par la Haute Cour (le Parlement) « qu’en cas de manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat ». Il est donc protégé de plaintes qui viseraient des fautes commises dans le cadre de la crise sanitaire.

Il n’en est pas de même des membres du gouvernement, dont l’article 68-1 précise qu’ils sont pénalement responsables des crimes et délits commis dans l’exercice de leur fonction. Pour autant, ils sont jugés, non pas par des juridictions ordinaires, mais par la Cour de justice de la République, composée majoritairement de parlementaires (12) et de 3 magistrats du siège à la Cour de cassation.  La Cour est tenue par la définition des crimes et délits qui figurent dans la loi et donc par le Code pénal. Elle s’est montré très douce dans la plupart de ses jugements.

Enfin, s’agissant des maires, ils peuvent être mis en cause quand ils agissent dans le cadre de leurs responsabilités. En l’occurrence, l’article L2212-2 du Code général des collectivités territoriales leur donne mission, dans le cadre de leurs pouvoirs de police, d’assurer la salubrité publique et de prévenir et faire cesser les maladies épidémiques. En ces domaines, leur mise en cause est donc possible, dans le cadre, là aussi, du Code pénal et auprès des tribunaux ordinaires.

Une responsabilité pénale très encadrée toutefois

 Les articles qui peuvent être invoqués dans le cadre de décisions relatives à l’épidémie sont divers : ainsi, la plainte déposée contre Agnès Buzyn s’appuie sur l’article L223-7 du Code Pénal (abstention volontaire de prendre des mesures permettant de combattre un danger pour la sécurité des personnes). D’autres pourraient l’être, par exemple celui qui traite des atteintes involontaires à la vie (L.221-6). Pour autant, l’article L. 121-3 est toujours évoqué, car c’est l’article de référence qui permet de qualifier pénalement un acte.

Depuis notamment la loi Fauchon du 10 juillet 2000 tendant à préciser la définition des délits non intentionnels, le champ de la qualification pénale a été réduit.

Cette qualification est admise bien évidemment si l’acte reproché (homicide, violence, négligence) a un caractère intentionnel.

L’article L121-3 du Code pénal admet également cette qualification en cas de mise en danger délibérée de la vie d’autrui, mais le texte et la jurisprudence imposent alors plusieurs conditions : qu’il existe une obligation particulière inscrite dans la loi ou le règlement, que le dirigeant ait eu clairement la volonté d’enfreindre celle-ci et enfin que cette violation ait effectivement représenté un risque immédiat pour des personnes.

Cette disposition a joué à l’égard d’entreprises qui ont exposé leur personnel à l’amiante en toute connaissance de cause, en violation d’un texte clair (Cour de cassation, 19 avril 2017). Elle a joué dans l’affaire du sang contaminé :  la Cour de justice de la république a, en 1999, condamné Edmond Hervé, ancien secrétaire d’Etat à la santé, pour avoir pris la décision de ne pas rappeler les personnes transfusées avec du sang de qualité suspecte, manquement à une obligation imposée par le Code de la santé qui avait directement causé la mort ou des incapacités physiques graves de victimes nommément désignées.

 Au-delà de ce cas de mise en danger délibéré, l’article L121-3 du Code pénal dispose, depuis la loi Fauchon, que le délit d’imprudence, de négligence ou le manquement à une obligation de prudence et de sécurité n’est constitué que si l’auteur « n’a pas accompli les diligences normales compte tenu de la nature de ses missions (…), de ses compétences ainsi que de la nature du pouvoir et des moyens dont il disposait ». Autrement dit, les élus et responsables mis en cause n’ont alors qu’une obligation de moyens. Ceux-ci doivent apparaître comme « normaux », en fonction des missions assumées, l’évaluation tenant compte de ce que les responsables savent et de ce qu’ils peuvent faire.

Enfin, l’article L121-3 prévoit dans un dernier alinéa le cas des responsables qui, sans créer directement le dommage, ont contribué à créer la situation cause du dommage (c’est le cas des élus accusés d’avoir laissé se propager une épidémie faute de décisions appropriées). Ils ne sont pénalement responsables que s’ils ont « soit violé de façon manifestement délibérée une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, soit commis une faute caractérisée et qui exposait autrui à un risque d’une particulière gravité (qu’ils) ne pouvaient ignorer ». Le texte comporte, on le voit, de lourdes réserves : ces précisions protègent les dirigeants (élus ou pas) des simples omissions ou oublis (« violation manifestement délibérée ») et de l’accusation de faute quand celle-ci n’est pas évidente (« caractérisée »), n’entraîne pas de conséquences graves et elles aussi évidentes.

Au vu de ces textes, s’agissant de la réouverture des écoles le 11 mai 2020, le maire sera sans nul doute protégé s’il démontre qu’il a respecté les préconisations (désinfection, éloignement des tables, modalités d’accueil des enfants le matin…) édictées par l’Education nationale, compte tenu, notamment, de leur extrême prudence.

Une application « compréhensive » de la responsabilité pénale des élus

 La rédaction actuelle de l’article L121-3 n’aurait sans doute pas empêché la mise en cause du maire de Saint Laurent du Pont condamné en 1973 à 10 mois de prison avec sursis, pour « manquement à ses obligations de maire », après un incendie ayant tué 146 personnes dans une boite de nuit de sa commune. Celle-ci ne répondait à aucune norme de sécurité et il en avait toléré la construction puis l’ouverture sans jamais organiser de visite de sécurité, au motif qu’il ignorait le décret qui lui donnait des compétences en ce domaine et que le permis de construire avait été délivré par l’Etat. Le tribunal considère cette défense comme inaudible parce qu’incompatible avec la qualité de maire, même s’il reconnaît que de nombreux « petits maires » ignorent l’étendue de leurs obligations. Le risque était en l’occurrence d’une telle gravité et d’une telle évidence que le maire ne pouvait pas s’exonérer de sa faute. La peine est, il faut l’avouer, restée modérée.

De même, l’article L121-3 dans sa rédaction de 2000, n’a pas empêché la condamnation pénale du maire de la Faute sur mer, en Vendée, après la mort en 2010 de 29 personnes dans des maisons bâties en zone inondable et ne respectant pas le Plan de prévention des risques d’inondation (PPRI). Le maire a été condamné en 2016 à 2 ans de prison avec sursis pour homicides involontaires et mise en danger de la vie d’autrui, par mauvaise information de la population sur le site d’installation, absence de plan de secours et de plan communal de sauvegarde qui organise la réponse à un danger, ignorance de l’alerte météo le jour de la tempête. Les considérants du jugement expliquent l’indulgence de la sanction : le maire n’a pas sciemment exposé ses administrés à un danger mortel, il n’a simplement pas pris la mesure des informations dont il disposait. Ses erreurs sont des erreurs d’appréciation, mais si graves qu’elles justifient sa responsabilité pénale. Pour résumer, il a été condamné, à vrai dire de manière douce, pour son immense sottise.

En revanche, la rédaction actuelle de l’article L121-3 a empêché un maire d’être pénalement inquiété pour avoir laissé à la portée du public des « cages de but » ne répondant pas à des normes de sécurité, au motif qu’il n’a pas délibérément violé l’obligation prévue par un règlement spécifique qu’il ignorait et qu’il n’a pas été informé du risque que présentaient ces cages (Cour de cassation, 4 juin 2002). Un maire ne peut tout savoir ni tout prévenir.

Préserver la responsabilité pénale : un impératif

L’équilibre trouvé aujourd’hui dans la qualification de la faute pénale est le bon : il donne au juge un pouvoir d’appréciation sur le caractère délibéré de la faute ou du manquement, sur le risque qui a été encouru, sur les diligences accomplies pour le prévenir, sur l’ampleur de la faute et de ses conséquences. La rédaction de l’article L121-3 permet de considérer que les décideurs sont responsables de fautes avérées, évidentes, mais pas, pour autant, responsables de tout.

Il est donc insupportable d’assister aux tentatives du Sénat pour réduire, voire annihiler, la responsabilité pénale des élus dans un contexte d’épidémie. Reprenons les termes du jugement de Saint Laurent du Pont : « Le maire, qui est investi d’une parcelle de l’autorité publique, a le devoir de se renseigner sur les pouvoirs qui lui sont conférés afin d’être en mesure de les exercer (…) dans l’intérêt de ses administrés dont il est, par essence, le protecteur, et dont il a reçu mandat par la voie du suffrage universel ».  Ce qui vaut pour les maires vaut pour tous les élus : autorité publique et responsabilité sont liés. Plaider que les pouvoirs publics n’ont pas de comptes à rendre, c’est aller contre l’évidence, au demeurant rappelée dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration ». C’est surtout donner le sentiment que les élus peuvent s’autoamnistier, ce qui est insupportable aux yeux du citoyen.

Pour autant, il ne faut pas se voiler la face : certains responsables peuvent échapper à la sanction pénale plus aisément que d’autres.

Le petit décideur est plus exposé que le grand

 Edmond Hervé, membre d’un gouvernement qui a géré la crise du SIDA et du sang contaminé, a fait l’expérience de la sanction pénale. Mais dans un scandale qui a secoué le pays tout entier, il a été le seul membre du gouvernement contre lequel il a été possible de trouver des charges précises, avec des victimes identifiées et un lien de causalité entre sa décision et un dommage, et cela 15 ans après les faits qui lui étaient reprochés.

En réalité, la sanction pénale n’est applicable que lorsque le processus de décision est simple, relève clairement d’une seule personne et que la décision emporte des conséquences concrètes sur des individus identifiables. Lorsque les décisions sont lentes, complexes, embrouillées, plus ou moins collectives, et surtout lorsqu’elles sont loin du terrain, sans appréhension immédiate des effets produits qui peuvent être liés à bien d’autres causes, les procédures pénales s’avèrent inadaptées. Dans le cas de l’amiante, alors que le Comité Amiante, qui réunissait des industriels du secteur et de hauts responsables publics, a freiné jusqu’en 1997 la décision d’interdiction d’un produit classé comme depuis longtemps comme dangereux dans les autres pays, la Cour de cassation a refusé en 2018, faute d’indices, de reconnaître la participation des membres de ce comité à des délits de blessures involontaires dont, au demeurant, la date de survenue n’est pas connue : la corrélation entre l’action du Comité et les morts de l’amiante peut paraître évidente, elle ne réunit pas les conditions exigées pour infliger une sanction pénale. Il risque fort d’en être de même des plaintes contre les ministres déposées dans le cadre de l’épidémie du coronavirus.

A vrai dire, en l’occurrence, il est malaisé de les juger « coupables », tant l’événement a surpris, tant il est facile aujourd’hui de critiquer une impréparation que quasiment personne n’avait relevé jusqu’alors. La série d’articles que les journalistes d’investigation Gérard Davet et Fabrice Lhomme ont consacrés dans le Monde à la pénurie de masques montre que les responsabilités remontent loin (2011) et que le fil des décisions est ensuite complexe et difficile à reconstituer : de très nombreuses personnes y ont pris part, certaines ont alerté, mais sans aller jusqu’au bout ou sans être entendues, d’autres ont eu des positions ambiguës. L’on ressort de la lecture de ces articles avec le sentiment que l’Etat fonctionne mal, que les ministres laissent des fonctionnaires décider à leur place, que les impératifs budgétaires prévalent et que peu d’attention a été portée à des dossiers aujourd’hui brûlants mais longtemps considérés comme secondaires. Ce manque de discernement suffit-il à fonder une sanction pénale ?

 

Mais comment alors répondre au désir de justice des plaignants ? Dans une récente tribune (Si les gouvernants ont failli, la solution de la plainte pénale n’est pas la bonne, Le Monde, 20 avril 2020), le juriste Olivier Beaud considère que les procédures menées contre les ministres relèvent d’un « populisme pénal ». Il ne faut pas, dit-il, vouloir régler au pénal ce qui relève d’une mauvaise gestion de l’Etat. Sans doute. Mais le rapport d’une commission d’enquête parlementaire suffira-t-il à « rendre justice », alors même que 84 % des Français attendent que le gouvernement « rende des comptes » sur les fautes commises dans la gestion de la crise (Baromètre de la confiance politique, vague spéciale Coronavirus, CEVIPOF, avril 2020) ? C’est douteux. Ce qui est ennuyeux dans une telle crise, c’est qu’un directeur d’EHPAD qui a négligé de prendre des mesures d’isolement d’un malade risque une condamnation pénale pour négligence alors que le gouvernement, qui a sans doute fait pire en renvoyant chez eux tous les malades peu graves sans les tester, ne risque sans doute rien, qu’un paragraphe désagréable dans un rapport parlementaire. Mais il est vrai que ce ne sont pas les menaces de sanctions qui apprennent à bien gouverner.

Pergama, le 10 mai 2020.