Tristes enquêtes sur la France d’aujourd’hui

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Tristes enquêtes sur la France d’aujourd’hui

L’FOP a réalisé pour La Lettre de l’Expansion, en avril 2020, une étude selon laquelle 71 % de la population française seraient favorables, dans le contexte de la crise sanitaire actuelle, à la mise en place d’un gouvernement d’union nationale. Le Président de la République, dans plusieurs de ses allocutions, a souhaité lui aussi que les Français « fassent nation » contre l’adversité. Le Président a même évoqué « les jours heureux », en référence au programme du Conseil national de la Résistance de 1944, période d’unanimité dans la mémoire collective.

Est-ce un mythe ? Une note de la Fondation Jean Jaurès (« L’Union nationale, mythe tenace de la politique française », David Medioni, mai 2020) le pense : une telle union n’a tenu que dans des circonstances exceptionnelles (1914, 1933, Résistance), face à un ennemi identifié, pour une période limitée et avec un programme d’action précis. Pourtant, l’aspiration à l’unité a sans cesse été évoquée depuis lors en période difficile, sous De Gaulle, sous Mitterrand, sous Hollande au moment des attaques terroristes et…aujourd’hui. Les Français caressent sans doute l’espoir d’en finir avec les chicaneries politiciennes. Le paradoxe est qu’eux-mêmes n’ont jamais été aussi divisés ni aussi inquiets : la référence à l’union nationale relève alors de la méthode Coué. Aujourd’hui, à lire les enquêtes, la peur de l’avenir paraît tout emporter, le souci de sécurité domine et la vague conviction qu’il faudrait construire un projet alternatif se heurte à l’incapacité de l’élaborer.

Un pessimisme écrasant, une quête de protection  

La presse a longuement commenté les résultats du baromètre de la confiance politique (enquête CEVIPOF, avril 2020) et, en particulier, les appréciations sur la gestion de la crise du coronavirus en France : à 80 %, pourcentage bien plus élevé qu’au Royaume-Uni où le gouvernement a pourtant bien davantage tardé à répondre à la gravité de l’épidémie, l’opinion publique française juge que les responsables ont commis des fautes dans la gestion de la crise (impréparation, incompétence, manque de transparence) dont ils devront rendre compte. 89 % des Français ont confiance dans la parole des médecins, 66 % dans celle des experts scientifiques qui conseillent le gouvernement et 39 % dans celle du gouvernement.

Cette méfiance est, au demeurant, ancienne. L’on se souvient de l’ouvrage de 2007 (« La société de défiance », Yann Algan et Pierre Cahuc, Ceprémap) qui, au-delà du constat, avançait une explication : l’omniprésence de l’Etat et le corporatisme alimenteraient la défiance et freineraient la coopération. Les Français sont habitués à tout attendre de l’Etat et ne sont pas portés à coopérer pour s’en sortir par eux-mêmes.

Reste que le pessimisme sur l’avenir devient écrasant et, sans doute, démobilisateur : une autre étude de l’IFOP (« L’état d’esprit des Français à la veille du déconfinement, quelle France d’après ? », IFOP, mai 2020) montre que, pour ce qui est de l’avenir qui attend leurs enfants, 71 % des Français sont pessimistes, niveau très rarement atteint jusqu’ici (il n’a été dépassé qu’une fois, au début de 2017, avant de refluer très fortement après l’élection d’Emmanuel Macron, courte période d’espoir fort). Le pessimisme actuel est partagé par toutes les catégories de la population, même s’il est plus marqué dans les « classes moyennes inférieures » (77 %) que dans les catégories aisées (69 %). 2/3 des Français jugent que la France est en déclin.

Ce sentiment est corrélé avec une demande de protection : parmi les priorités, celle de la santé domine de manière écrasante, loin devant l’éducation, le pouvoir d’achat, le chômage, tandis que les thèmes mobilisateurs (lutte contre la précarité, protection de l’environnement, amélioration de la situation dans les banlieues…) ne recueillent pas 50 % dans l’énoncé des priorités. Le souci de protection de l’environnement baisse même par rapport à l’avant-crise. Conclusion sans surprise, la nécessité de « s’ouvrir davantage au monde » diminue de 9 points dans l’étude CEVIPOF (celle de se protéger contre le monde augmente d’autant). L’évolution dans les autres pays va certes dans le même sens mais elle est beaucoup moins marquée et l’adhésion à l’ouverture reste à un niveau élevé. La crise conduit les Français à un repli sur eux-mêmes.

Il est vrai qu’une autre enquête de l’IFOP (« Le baromètre des deux crises », mai 2020) montre un clivage selon la catégorie sociale pour ce qui concerne le choix entre santé et économie : 54% des personnes les plus aisées estiment qu’il vaut mieux un retour rapide à la vie normale, quitte à assumer un plus grand risque sanitaire, pour protéger l’économie. 73% des plus pauvres veulent davantage de mesures sanitaires, même si cela entraîne une aggravation de la crise économique. Au final, la peur domine.

Un Etat qui, au-delà du manque d’anticipation, s’est révélé cafouilleux

D’autres phénomènes sont moins longuement mesurés dans les études d’opinion même s’il est loisible de les y repérer. Le déconfinement dans les transports et les écoles suscite dans l’enquête IFOP de mai une méfiance extrêmement élevée (2/3 de la population), beaucoup plus que le retour dans les entreprises, pourtant risqué lui aussi (1/3 de personnes méfiantes) : or, ce sont les domaines qui relèvent des pouvoirs publics et où, contre toute attente, le déconfinement de la première semaine s’est plutôt bien passé. Face à la crise, les solutions locales mises en œuvre par les collectivités sont plébiscitées à 72 %, bien davantage que le rôle de l’Etat (28 %). C’est injuste : si les collectivités ont distribué des masques, assuré la logistique des écoles et sont parfois intervenues dans les EHPAD, c’est bien le gouvernement qui a massivement agi avec la mise en place du dispositif efficace et coûteux de protection des actifs, chômage partiel, prêts aux entreprises, indemnisation de la garde d’enfant. Mais les chiffres traduisent un ressenti et une vraie déception, alors que les Français étaient plutôt fiers jusqu’à maintenant de leurs services publics.

Il est vrai toutefois que l’Etat a cafouillé, pas seulement sur les stocks de masques. Les administrations d’Etat, en particulier les préfectures et les ARS (agences régionales de santé), se sont montrées bureaucratiques et tatillonnes là où elles auraient dû être souples et réactives. La gestion de la réserve sanitaire, précisément faite pour épauler les établissements en cas de crise, a été un raté complet : les personnes qui s’y sont inscrites n’ont pas été appelées. Le fiasco sur les dépistages et les tests n’est pas seulement dû aux difficultés d’approvisionnement mais aussi à l’absence d’autorisation donnée aux laboratoires publics vétérinaires, qu’il aurait suffi de réquisitionner, puis aux délais d’agrément de leurs kits de détection, puis à l’obligation de signature d’une convention de ces laboratoires avec un établissement de santé ou un laboratoire public. Il en a été de même pour les laboratoires publics des universités et organismes de recherche et pour les laboratoires privés qui ont offert leur aide. Ces obligations procédurales ont occasionné plusieurs semaines de retard dans la mise en place d’une démarche de prévention que nos voisins (l’Allemagne notamment) ont engagée bien plus en amont et à laquelle certains experts imputent la réduction de leur mortalité.

Des interrogations encore plus graves se posent sur la gestion de la crise dans les EHPAD. Certains responsables soulignent une gestion séquencée de la crise, par ordre de prestige : d’abord les hôpitaux et la filière des soins « nobles », puis les EHPAD et la filière médico-sociale, pourtant objectivement plus vulnérable compte tenu de la population concernée et de sa sous-médicalisation ; des consignes au départ inappropriées (pas de port du masque en prévention) ; puis une distribution lente et erratique, au point d’avoir créé des situations révoltantes. Il en a été de même pour l’accès des résidents aux hôpitaux…Les ARS avaient déjà la réputation d’une administration pesante, arc-boutée sur une logique planificatrice et restrictive. Elles se sont montrées procédurières, bridant les initiatives, refusant la mobilisation d’acteurs qu’elles ne connaissaient pas, ne comprenant pas les enjeux et sans culture de l’efficacité.

Au final, si les soins ont été assurés à l’hôpital au prix d’un effort héroïque, les actions de prévention à l’égard des plus vulnérables et les études épidémiologiques de terrain ne se sont mises en place que très tardivement. Quant aux recherches cliniques menées au niveau européen qui, à l’origine, devaient aboutir courant avril, elles ont été si mal engagées qu’elles ne parviennent pas à trouver suffisamment de malades, nombre de pays pressentis ayant préféré rejoindre des projets concurrents, plus simples semble-t-il. Résultat : personne n’a de réponse sur les protocoles testés.

Les cafouillages sont enfin visibles même au sommet de l’Etat, comme le montre deux exemples : annonce présidentielle, le 13 avril, d’un déconfinement au 11 mai sans qu’aucun ministre n’en ait été averti au préalable ; relation désaccordée entre le gouvernement et un Conseil scientifique qu’il avait pourtant choisi d’officialiser. Ce conseil a au départ été instrumentalisé, comme si le pouvoir politique choisissait, pour être crédible, de s’abriter derrière lui, puis presque ostensiblement négligé, au moment du déconfinement. Il est vrai que la crise a démontré l’ambivalence d’une telle instance. Elle est indispensable (elle porte une parole médicale) mais comme il n’existe pas de vérité médicale indiscutable, elle peut être contestée : le Conseil a ainsi plaidé le maintien du confinement en négligeant ses effets délétères sur les personnes vulnérables et les doutes sur la faible contagiosité des enfants, avec, en tout état de cause, une vision étriquée de la santé que d’autres autorités médicales ont ensuite critiquée.

Un environnement objectivement inquiétant

S’ajoutent de fortes inquiétudes économiques et sociales. Le baromètre CEVIPOF indique que 45 % des Français craignent de connaître le chômage et que 72 % jugent leur mode de vie menacé. Une étude spécifique de l’IFOP (« L’optimisme des actifs sur leur situation professionnelle à horizon de 5 ans », IFOP, mai 2020) montre une chute de 9 points de l’optimisme depuis février 2020 (58 % au total, 51 % chez les 35 ans et plus).  L’on mesure bien aujourd’hui les risques pour certains types d’actifs (intérimaires, saisonniers, contrats courts) et certains secteurs (tourisme, loisirs, automobile, immobilier). La crise a révélé de plus des poches de pauvreté profonde (présence en Seine Saint Denis d’une importante population en situation irrégulière, dépendante d’un marché du travail au noir très instable). Elle a révélé le contraste entre le confinement de la bourgeoisie éclairée, qui a vécu la période comme une pause et un « retour sur soi » bienvenu, et celui des cités, ressenti au mieux comme injuste et punitif, au pire comme un complot générateur de tensions (« Dans les cités, le sentiment d’injustice s’intensifie avec confinement », Eric Marliere, The conversation, 27 avril 2020).

La situation est d’autant plus anxiogène qu’il est impossible aujourd’hui d’établir non seulement des prévisions, mais même un simple constat de l’état du pays.

 La deuxième source d’inquiétude sur le contexte est qu’une part de la population se réfugie dans la « post-vérité » ou, plutôt, la non-vérité, intentionnellement colportée par esprit de revanche et acrimonie : dans l’étude CEVIPOF, 25 % des Français pensent que l’apparition du virus n’est pas naturelle mais est liée à un acte intentionnel ou accidentel (1 % est même d’avis qu’il n’existe pas). Les Allemands et les Britanniques pensent d’ailleurs de même, à 30 et 35 %. Sur la scène internationale, l’on est suffoqué que le Président des Etats-Unis accuse chaque jour ses ennemis, sans aucun fondement, de crimes effarants et que près de 40 % de la population américaine se délecte d’écouter ces calomnies. Pour autant, en France, très peu d’experts se risquent à attaquer la parole du professeur Raoult, qui repose exactement sur les mêmes mécanismes de falsification de la vérité, de sous-entendus immondes, d’abaissement de l’expertise scientifique, d’appel au ressentiment contre les élites. Quant aux responsables politiques, ils se montrent complaisants à son égard, au risque d’accepter un monde de la falsification, où les démonstrations étayées ne seront même plus prises au sérieux.

En France, la traduction politique de ce populisme latent est à la fois forte et faible : le Rassemblement national reste à un étiage élevé (avant la crise, en février 2020, un tiers des électeurs lui apportait son soutien) mais ne semble pas progresser. De 11 % aux législatives à 6 % aux européennes, La France insoumise serait plutôt sur une pente descendante. Reste qu’une proportion élevée de la population est sur une ligne d’agressivité et de rejet et impute ses difficultés à divers complots. Ces partis ne représentent pas sans doute une alternative crédible. A vrai dire, la vraie difficulté, c’est qu’il n’en existe aucune.

Un avenir flou

La crise sera-t-elle l’occasion de nouveaux choix, sociaux ou écologiques ? Ce ne peut être le cas que si elle n’apparaît pas comme un simple accident qui a interrompu le cours des choses. Des scientifiques, des artistes, des intellectuels et des politiques s’efforcent donc d’établir le lien entre l’épidémie et l’écologie : le Haut conseil pour le climat souligne leur parenté, les causes communes étant la déforestation, les modes de transport, une forme de mondialisation. De plus, c’est l’impréparation qui a constitué la crise en catastrophe et il ne faudrait pas reproduire la même erreur dans la lutte pour le climat. L’approche, convaincante, n’est guère partagée. Certes, dans les années récentes, toutes les enquêtes ont montré que la préoccupation de l’environnement et du climat devenait prioritaire. Pour autant, il ne s’agit là que de l’expression d’une plus grande sensibilité à un problème, pas d’un engagement d’action. Aujourd’hui, dans l’étude CEVIPOF, l’opinion selon laquelle croissance du PIB et protection de l’environnement sont compatibles a un peu baissé mais reste à un niveau très élevé : 71 %. Dans d’autres enquêtes, la préoccupation de l’environnement régresse : face à des menaces immédiates, elle ne paraît pas solide. La révolution ne semble pas pour demain.

Elle le semble d’autant moins que les « projets » publiés en ce printemps manquent singulièrement de réalisme. C’est le cas de la tribune de 200 artistes et scientifiques publiée dans le Monde (« Non à un retour à la normale », « une transformation radicale s’impose ») comme du manifeste de Nicolas Hulot (« Le temps est venu… »), poème qui ne parle qu’aux convaincus épris de romantisme. Pour imposer le changement, il faudrait abandonner les proclamations générales moralisatrices et s’inscrire dans le réel, bref, avoir un projet, pas marteler des convictions. Surtout, comme le soulignent certains penseurs (notamment Pierre Charbonnier, « L’écologie ne nous rassemble pas, elle nous divise », Le Monde, 14 mai 2020), l’écologie sépare : pour les uns, c’est l’opportunité séduisante d’améliorer le monde comme leur mode de vie ; pour les autres, contraints de prendre n’importe quel emploi et de recourir à l’automobile et à la mal-bouffe, c’est un fardeau. Cette contradiction doit être affrontée et ne peut être résolue par des incantations.

Pergama, le 17 mai 2020