Ségur de la santé, la quadrature du cercle

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Ségur de la santé, la quadrature du cercle

Le Président de la République et le gouvernement ont annoncé « un plan pour l’hôpital » destiné à répondre aux revendications du personnel des établissements publics de santé. Le mouvement, commencé en 2019 par une grève des services d’urgence pour réclamer plus de moyens, s’est étendu ensuite à tout l’hôpital, le point d’orgue ayant été la démission de 400 chefs de service début 2020. Les exigences du personnel portent, pour l’essentiel, sur une revalorisation salariale et l’augmentation des crédits de fonctionnement de l’hôpital public mais aussi sur des créations de poste, l’arrêt des fermetures de lits et, surtout, un changement dans la gouvernance de l’hôpital, en clair la fin d’une austérité considérée comme insupportable.

En 2019, plusieurs « plans » ont déjà tenté d’apporter des réponses, toutes jugées insuffisantes. La crise du coronavirus a rendu incontournables des mesures plus ambitieuses, l’opinion publique se rangeant de manière massive derrière les soignants. Mais comment résoudre en quelques semaines, d’ici au 15 juillet, comme annoncé, une crise si profonde ? Si le volet « rémunérations » paraît simple, au moins sur le principe, le changement des règles de financement et de gouvernance sera bien plus compliqué à mettre en œuvre et il n’est pas certain que le gouvernement le souhaite, sauf à accepter un assouplissement temporaire. De même, la place de l’hôpital dans le système de soins est le nœud gordien du problème et la question ne sera pas résolue en quelques semaines.

Augmentation des rémunérations : la difficulté d’être juste

 En novembre 2019, pour 500 millions d’euros par an, le plan « investir pour l’hôpital » destiné à apaiser les soignants a créé une prime de risque pour les infirmiers des services d’urgence, une pour les aides-soignants exerçant dans les services de personnes âgées (100 euros mensuels dans les deux cas) et une autre, plus modeste, dans les services ayant un projet de transformation. Une prime d’engagement a été créé pour les métiers paramédicaux déficitaires à l’hôpital et les conditions d’engagement et les débuts de carrière des praticiens hospitaliers ont été améliorés. Plus tard, une « prime COVID » a été créée, 1500€ pour les soignants des unités COVID, 500 pour les autres.

L’engagement porte aujourd’hui sur des mesures pérennes, revalorisation et amélioration des carrières de soignants et des médecins, avec la volonté du ministre de s’aligner sur la moyenne européenne.

Les comparaisons internationales (menées non pas au niveau européen mais au niveau de l’OCDE) montrent, de fait, que les personnels hospitaliers sont moins payés en France que dans d’autres pays. Ainsi en 2017 la rémunération moyenne des médecins salariés spécialistes (qui sont pour l’essentiel des médecins des établissements publics de santé) atteint 2,2 fois le salaire moyen alors que le facteur multiplicateur est de 2,4 à 2,6 dans la plupart des pays européens. Celle des infirmiers hospitaliers est également dans la fourchette basse : 0,9 fois le salaire moyen, là où la plupart des pays européens sont à 1 ou 1,1.

 

L’approche reste toutefois grossière : pour les médecins, la rémunération liée à une clientèle privée semble mal prise en compte et elle est, à vrai dire, très variable ; pour les infirmiers, le temps de travail est différent selon les pays (il est ainsi de 39 h en Allemagne où le salaire des infirmiers est à 1,1) ; enfin, les métiers ne sont pas tout à fait comparables : les statistiques de l’OCDE n’évoquent pas la question du « métier » d’infirmier, différent selon les pays : dans certains, les infirmiers « en pratique avancée » exercent des responsabilités de type médical, dans d’autres (comme en France), c’est plus rare.

Compte tenu d’un cadre statutaire identique, la revalorisation va toucher la totalité du personnel soignant (soit 110 000 personnels médicaux et 552 000 personnels non médicaux) : elle sera de ce fait très coûteuse (plusieurs milliards). De plus, s’il est certain que la rémunération compte dans le manque d’attractivité des hôpitaux, ce sont sans doute les conditions de travail prises globalement (l’intérêt du travail en fait partie) qui ont le plus d’impact sur l’absentéisme, qui est très élevé, et sur l’attractivité des emplois. La revalorisation statutaire est donc indissociable de réformes du fonctionnement et du financement des établissements. Le ministre a prévu que le « Ségur de la santé » évoquerait la question du temps de travail, affirmant vouloir desserrer certains carcans. Ce pourrait être l’occasion de repenser l’organisation de l’hôpital, d’autant plus que le personnel ne parvient pas à prendre ses jours de RTT. Mais le débat risque de devenir alors complexe et conflictuel, ce que le gouvernement ne peut guère se permettre.

 Financement : trop de rendez-vous ratés

 Il est habituel, quand on parle du financement de l’hôpital, de mettre en cause la tarification à l’activité (T2A), qui est en fait une tarification par pathologie ou « type de séjour ». Elle ne s’applique d’ailleurs qu’à une part, il est vrai décisive, de l’activité hospitalière (77 % en MCO, médecine, obstétrique chirurgie). Ses effets négatifs sont désormais bien documentés : développement de la fraude (ou « optimisation » du codage des actes), extrême complexité, incitation financière à la multiplication des actes et risque de dégradation de la qualité, inadaptation surtout de cette modalité tarifaire à des prises en charge au long cours, notamment en médecine (alors qu’elle convient bien à la chirurgie). La question illustre l’incapacité à prendre des décisions structurantes dans le secteur de la santé : depuis 2012, les ministres de la santé ont proclamé leur volonté de réformer la tarification hospitalière et multiplié les rapports sur le sujet (rapport Couty de 2013, rapports Véran de 2016 et 2017, rapports Aubert de 2018 et 2019), dont les propositions sont largement identiques (panacher la T2A avec d’autres modalités de tarification en fonction des pathologies). Les décisions ont été quant à elles lentes et timides, comme si les ministres n’osaient rien décider : la loi de financement de la sécurité sociale pour 2019 a mis en place une tarification forfaitaire globale (sans codage des actes) de la prise en charge de deux pathologies chroniques (diabète et insuffisance rénale) qui, de fait, s’y prêtent bien, tout en annonçant vouloir réformer l’ensemble de la tarification à horizon 2022, sans suite à ce jour. Pour le personnel hospitalier, cette réforme homéopathique est complètement passée sous le radar, de même que celle, plus ambitieuse, de la loi de financement de la sécurité sociale 2020 qui modifie le mode de financement des urgences, de la psychiatrie et des hôpitaux de proximité en tenant moins compte de l’activité et davantage de critères « populationnels ».

En réalité, les personnels soignants de l’hôpital sont peu intéressés par les débats théoriques et s’insurgent moins contre la T2A en tant que telle que contre la contrainte financière globale imposée à l’hôpital. Or, celle-ci tient d’abord à la baisse constante des tarifs de la T2A depuis des années : alors que les tarifs étaient censés représenter le coût moyen de la prise en charge d’un malade, ils sont devenus un outil de maitrise des dépenses d’assurance maladie. Ces tarifs doivent en effet entrer dans l’enveloppe de l’objectif national de dépenses d’assurance maladie (ONDAM hospitalier), dont le taux d’augmentation annuel est défini par le gouvernement et voté par le parlement. L’ONDAM est la vraie contrainte : chaque année, pour combler l’écart entre le taux spontané d’augmentation des dépenses hospitalières et le taux voté, le gouvernement prévoit un plan d’économie des dépenses des hôpitaux dont le montant a atteint 4 Mds en 2020, sur un total de 84 Mds, à peu près comme les années précédentes. De plus, les établissements, censés devenir de meilleurs gestionnaires, n’ont aucune visibilité pluriannuelle sur l’évolution de l’ONDAM ou des tarifs de remboursement hospitaliers, sauf à savoir que leurs charges risquent de ne pas être couvertes.

Ce sont ces méthodes qui ont mis les établissements publics sur le flanc. Leur situation financière n’a cessé de se dégrader : ils sont en déficit systématique depuis 2005 (leur dette atteint aujourd’hui 30 Mds) et leur effort d’investissement baisse depuis 2005.

Dans le plan de novembre 2019, face à l’exaspération d’un mouvement qui tenait sur la durée, les pouvoirs publics ont tenté d’apporter, pour la première fois, une réponse à ces problèmes: réévaluation en urgence de l’ONDAM hospitalier de 2,1 % à 2,4 %, promesse de le maintenir au moins à ce niveau pour la fin du quinquennat, engagement de ne plus baisser les tarifs et de les fixer à l’avance pour une durée de 3 à 5 ans, prise en charge du tiers de la dette des établissements pour leur redonner une marge pour investir. Ces mesures n’étaient nullement négligeables et elles allaient dans le bon sens : mais elles avaient un caractère technique et ne « parlaient » pas à un personnel exaspéré qui voulait simplement beaucoup d’argent tout de suite.

Que va-t-il se passer désormais ? La contrainte financière est devenue inacceptable à partir du moment où les recettes hospitalières n’ont pas suivi l’augmentation de l’activité et où il fallait rogner sur tout, y compris sur le personnel. Elle doit devenir raisonnable mais il ne paraît pas pour autant possible de l’abandonner : mais quelles règles définir pour l’ONDAM ? Quelle visibilité pluriannuelle pour les établissements ? Faut-il poursuivre l’adaptation de la T2A ? L’Etat ne pourra apporter toutes les réponses rapidement et s’efforcera sans doute d’esquiver les problèmes de fond : il faudra bien pourtant les affronter.

La gouvernance : que fait-on de la technostructure en santé ?

Depuis 30 ans, les personnels soignants (essentiellement les médecins) ont perdu le pouvoir à l’hôpital au bénéfice des directeurs d’établissements. L’évolution a été progressive (dans les années 80, les chefs de service régnaient sans partage) mais, depuis la loi Hôpital patients santé territoires de 2009, le directeur est le seul responsable, même s’il travaille bien évidemment avec la Commission médicale d’établissement (CME) qui représente les médecins. Il gère l’établissement, a autorité sur l’ensemble du personnel, arrête le projet médical élaboré par la CME. En contrepartie, la loi le met dans une position de quasi subordination par rapport au directeur de l’Agence régionale de santé, qui représente l’Etat dans le domaine de la santé. Or, les ARS étaient, dès avant la crise, regardées comme de lourdes structures verticales et autoritaires, représentant un Etat plutôt central que local, essentiellement préoccupées de recherches d’économies.

Là aussi, le plan d’urgence de novembre 2019 a cherché à déminer au moins le conflit interne, affirmant que, désormais, le directeur et la Commission médicale d’établissement disposeraient d’une compétence partagée sur le projet médical et les nominations des responsables de pôles. La mise en œuvre de telles orientations aurait nécessité une modification de la loi…

Les établissements demandent aujourd’hui une plus grande autonomie et le personnel soignant veut faire prévaloir une « culture du soin ». La demande est légitime : mais elle se heurte à la nécessité de penser le système de soins local comme un tout dont l’hôpital n’est qu’un maillon, ce qui, au moins à l’origine, était la mission des ARS. Comment trouver le bon équilibre ?

Quelle place pour l’hôpital ?  

 Depuis le début des années 2010, la stratégie affichée de la politique de santé est de renverser l’hospitalo-centrisme du système de soins pour privilégier la complémentarité entre établissements de santé et des soins de ville. L’enjeu est de développer ces derniers pour mieux répondre à l’augmentation des maladies chronique liées au vieillissement, mener des politiques de prévention et limiter les hospitalisations en MCO en les réservant aux épisodes aigus des maladies. Le tissu hospitalier peut s’adapter (c’est l’objet de la création des hôpitaux de proximité et du développement des services de SSR, soins de suite et de rééducation) mais, pour atteindre ces objectifs, il faut aussi que la médecine ambulatoire se transforme : elle doit adopter des modes de fonctionnement plus collectifs, organiser une permanence des soins enfin efficace, mieux prendre en charge certains malades et permettre leur maintien à domicile. La loi du 24 juillet 2019 relative à l’organisation et à la transformation du système de santé prévoit pour ce faire l’élaboration, par les élus et les acteurs de santé, d’un « projet territorial de santé » et le développement de communautés professionnelles de territoires réunissant établissements sanitaires, structures médico-sociales et médecins libéraux. Un accord conventionnel avec l’assurance maladie du 20 juin 2019 prévoit un financement pour permettre le fonctionnement de telles structures et l’exercice de leurs missions.

Ces  orientations sont les bonnes. Mais, pour l’instant du moins, rien ne marche. Dans l’imaginaire collectif, l’hôpital reste le lieu de l’excellence, du traitement des cas compliqués mais aussi le lieu où tout le monde peut être accueilli pour des soins courants, ce qui explique l’afflux aux urgences, qui alimente lui-même l’hospitalisation. L’accès aux médecins de ville quant à lui devient plus difficile et la permanence des soins fonctionne mal. Le fonctionnement du système de soins reste extrêmement cloisonné : c’est le cas entre établissements (lors de la crise sanitaire, la collaboration entre les établissements de soins publics et privés a très inégalement fonctionné et les EHPAD sont restés parfois isolés alors qu’ils auraient eu besoin d’aide). C’est le cas entre médecins libéraux et établissements qui collaborent mal. Rien ne garantit que les communautés professionnelles de territoires soient efficaces et tissent des liens entre les divers éléments du système.

 Le « Ségur de la santé » risque d’achopper aussi sur cette question. Les personnels hospitaliers ont le sentiment d’avoir été les vainqueurs de la crise sanitaire qui vient de se jouer. Ils attendent une reconnaissance de leur rôle et de vrais changements. L’Etat quant à lui risque de payer cher un traitement trop tardif d’une crise prévisible et sa difficulté à imposer un message : l’hôpital n’est pas seul au centre du jeu et il faut décloisonner le système de soins. Le Ségur de la santé, entreprise impossible ?

Pergama, le 24 mai 2020