Police nationale et respect des droits

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Police nationale et respect des droits

Le parallélisme établi entre la France et les USA, lors de la récente  manifestation demandant la vérité sur la mort d’A. Traoré, survenue lors d’une arrestation violente en 2016, a suscité de nombreux commentaire s’offusquant de la comparaison. De fait, les différences sautent aux yeux, comme le souligne, dans « Marianne », le chercheur Mathieu Zagrodzki (« En France la police blesse beaucoup mais elle tue peu ») : 1000 personnes par an meurent aux États-Unis du fait des policiers contre 20 en France ; aux États-Unis, la violence et la répression étaient jusqu’à présent,  légitimées, parce qu’elles s’exercent contre des délinquants ou des personnes au comportement inquiétant, au nom donc de la lutte contre les méchants ; la reconnaissance des droits civiques à tous est récente et le racisme affleure encore de partout. Pour autant, la comparaison n’exonère nullement la police française d’accusations de violences gratuites, d’abus de pouvoir envers les jeunes des quartiers et de racisme, simplement parce qu’elle serait nationale (le maintien de l’ordre relève pour l’essentiel, aux États-Unis, de polices locales) et, en théorie, formée au respect des valeurs républicaines. De même, l’affirmation selon laquelle il existerait dans la police française, « comme partout », des « brebis galeuses » isolées, sans pour autant que la violence ou à le racisme soient répandus, mérite d’être vérifiée.

Une doctrine de maintien de l’ordre fondée sur la force.

Depuis 2014 et le drame de Sivens, où un jeune manifestant, Rémi Fraisse, est mort tué par une grenade qui a explosé dans son dos, la question des violences policières n’a pas quitté l’actualité, que ce soit en 2016, lors des manifestations contre la loi travail ou en 2018-2019 avec la crise des Gilets jaunes. Le bilan de celle-ci est lourd : 2500 blessés du côté des manifestants et 1000 pour les forces de l’ordre, 24 manifestants éborgnés, 5 mains arrachés, une personne décédée à son balcon.

De la Commission d’enquête parlementaire constituée à la suite de la mort de Rémi Fraisse[1] aux analyses plus récentes des chercheurs, il y a consensus[2]. La police a abandonné les principes traditionnels du maintien de l’ordre (éviter le contact avec les manifestants, tenir des barrages en ligne, montrer sa force collectivement et s’en servir le plus tard possible, créer le moins possible de dégâts humains et matériels). La manifestation est devenue un match où la police va au contact, pour affronter et dominer des manifestants systématiquement présentés (comme c’est couramment le cas aux Etats-Unis, ce qui permet de justifier la violence de la police) comme des « bad guys » : N. Sarkozy évoquait déjà « les racailles » contre lesquels le pouvoir souhaitait remporter une victoire politique. Rien n’est plus représentatif de cette nouvelle logique que les vidéos de 2018 où plusieurs policiers tirent par LBD sur des manifestants qui les défient en hurlant « Je l’ai eu ! ». Bien évidemment, les manifestants peuvent être eux aussi violents voire très violents (ils l’ont toujours été) mais le raisonnement vaut même lorsqu’ils ne le sont pas, comme le montre le gazage méthodique en juin 2019 de manifestants écologistes assis par terre à Paris, la punition des  lycéens de Mantes la Jolie menottés et obligés de rester longuement à genoux les mains sur la tête, les coups reçus par les manifestants pris en nasse le 1er mai 2019 dans la cour de l’hôpital Lariboisière, présentés sans sourciller par le ministre de l’intérieur comme ayant tenté une intrusion violente, avant qu’une vidéo amateur les montre, désarmés et démunis, en train de supplier qu’on leur ouvre une porte qui est restée fermée.

Ces nouvelles méthodes conduisent à une banalisation de l’usage des armes, malgré leur dangerosité.  Ainsi, le rapport d’activité 2018 de l’IGPN décompte en 2017 2487 tirs de LBD (+ 46 % par rapport à 2016) et 4005 en 2018 (+ 41 %), le nombre de balles tirées étant par ailleurs multiplié par trois entre 2017 et 2018. De même, une analyse des « Décodeurs » du Monde du 16 mai 2019 fondée sur des vidéos amateurs montre la fréquence des illégalités :  occultation systématique des numéros matricule, ce qui permettra le classement sans suite d’affaires graves faute d’avoir pu en identifier l’auteur, fréquence de violences gratuites ou excessives, alors que les textes exigent que l’emploi de la force, qui doit être décidé en ultime recours, soit légitime et proportionné. En décembre 2018, un rapport de l’ONG Human Rights Watch va dans ce sens, relevant les mêmes anomalies et abus.

Au-delà des manifestations, l’on peut se souvenir pour la période récente, du chauffeur-livreur contrôlé en janvier 2020 place de la Concorde qui, parce qu’il proteste, est étranglé au sol et meurt par asphyxie due à une fracture du larynx, du jeune immigré afghan, soupçonné d’avoir craché sur des passants, emmené à 30 km de Marseille et abandonné dans un terrain vague après quelques coups, de la jeune femme qui a appelé la police pour mettre fin à une agression et qui, parce qu’elle agace le policier de la Bac par son insistance, est victime d’étranglement puis fait l’objet d’une plainte pour violence (elle vient d’être relaxée). L’ouvrage le plus terrible  est celui du sociologue Didier Fassin[3], qui situe sa monographie dans un quartier d’exception policière, où les habitants sont décrits explicitement comme des ennemis : la police (à vrai dire un service particulier de la police, une BAC, Brigade anti-criminalité, les « cow-boys » de la police) y pratique une rhétorique de guerre et ne cesse de se référer à des stéréotypes racistes. Dans un commentaire de l’ouvrage, un autre expert de la sécurité nationale, Fabien Jobart[4], qui pourtant émet des réserves sur les conclusions de D.Fassin, qu’il juge trop généralisatrices, évoque « une force publique incapable de maîtriser ni même de connaître sa propre dérive ».

Il existe alors une parenté réelle avec l’usage de la force aux États-Unis, même si la France en reste encore éloignée : une certaine militarisation (équipement et armes), l’acceptation et la légitimation de l’affrontement, une vision du monde manichéenne (la police représente les justiciers et les personnes poursuivies sont des délinquants, au moins potentiels, ce qui relativise l’importance de leurs blessures ou de leur mort), et, nous le verrons ci-dessous, une certaine impunité. La différence fondamentale reste, bien évidemment, le droit de tirer, beaucoup plus souple aux États-Unis où l’on accepte que le policier tire à balles réelles dès qu’il se sent en danger. Pour autant, dans les deux pays, des disparités existent, comme le souligne Matthieu Zagrodzki : aux États-Unis certaines polices locales sont désormais formées au respect des droits et, en France, les BAC sont diverses et, dans certaines, Mathieu Zagrodzki le souligne, il n’existe aucun comportement inapproprié, parce qu’un chef y veille ou que la brigade agit de jour.

Un racisme latent, diffus, sans doute répandu

Le racisme est difficile à repérer parce qu’il ne s’exprime pas publiquement. Pour autant, les signes de son existence dans la police sont trop nombreux pour juger qu’il est marginal.

Tous les jeunes des quartiers se plaignent ainsi de contrôles au faciès répétitifs (cela peut avoir lieu plusieurs fois dans la même journée), parfois effectués correctement, parfois humiliants.

Une étude financée par un organisme américain, l’Open Society Institute, et réalisée par des chercheurs du CNRS, montrait en 2009 que la probabilité d’être contrôlé par la police à Paris dans un lieu public était 7,8 fois plus importante pour une personne maghrébine que pour un Blanc (et 6 fois plus pour un Noir). En 2012, devant les protestations des ONG et du Défenseur des droits, le candidat F. Hollande avait promis la délivrance d’un récépissé lors des contrôles pour en réduire le nombre et justifier de leur légalité, proposition qu’il n’a pas appliquée compte tenu de l’hostilité des policiers.

Des plaintes ont pu toutefois aboutir : l’État a été condamné à l’été 2015 par la Cour d’appel de Paris pour des contrôles non justifiés effectués sur des critères prohibés par la loi. Il s’est pourvu en cassation et, en novembre 2016, la Cour de cassation l’a condamné pour faute lourde dans 3 des 13 cas qui lui étaient soumis. Dans ces trois dossiers, les personnes contrôlées avaient démontré que la discrimination pouvait être présumée puisqu’aucun élément objectif ne justifiait le contrôle. L’avocat des plaignants, qui explique s’être inspiré d’une décision « Floyd v. City of New York » d’aout 2013, class-action dans laquelle un juge fédéral a estimé que la ville et la police de New York avaient des pratiques discriminatoires « d’ethnic profiling »,  souligne combien les juges lui ont longtemps paru perméables aux arguments des représentants de l’État qui soutenaient, contre tout bon sens, que les contrôles d’identité ne relevaient pas des règles de non-discrimination. Il raconte les difficultés et la longueur du parcours judiciaire, indiquant avoir délibérément choisi la voie civile et non la voie pénale, qui s’imposait pourtant apparemment, parce que la condamnation aurait été individuelle (alors que la question est, selon lui, institutionnelle) et la preuve plus difficile à apporter (au civil, en matière de discrimination, des indices suffisent). Ce qui reste préoccupant, c’est que les plaignants n’auraient jamais persévéré sans l’aide financière d’une ONG  de G. Soros, et, surtout, que de tels contrôles continuent. Aucune consigne n’a donc été donnée par l’État, malgré sa condamnation.

Les discriminations et le racisme ne se limitent pas aux contrôles au faciès. Pensons à la monographie de Didier Fassin mentionnée ci-dessus, qui relate, lors des arrestations ou des contrôles, « les insultes auxquelles les jeunes savent qu’ils ne doivent pas répondre au risque de tomber sous le coup d’accusations d’outrages et de rébellion » ; à l’ouvrage publié en 2010 par une policière (« Omerta dans la police », Sihem Souid) portant, il est vrai, sur un service très spécifique (La PAF, police aux frontières), qui raconte des maltraitances et des humiliations de réfugiés démunis jamais sanctionnées ; au rapport du Défenseur des droits dénonçant, en juin 2020, « une discrimination systémique » exercée plusieurs années, dans un même commissariat, à l’endroit de jeunes du 12e arrondissement, avec contrôles répétés, arrestations, violences et insultes racistes ; aux conversations de policiers enregistrées en Seine Saint Denis en avril 2020 après le repêchage d’un homme qui s’est jeté à l’eau pour les fuir et qu’ils vont tabasser ; aux messages ouvertement racistes échangés sur Facebook par 7760 membres policiers…C’est beaucoup.

Quant à la mort d’A. Traoré, elle ne pose, quatre ans après, que des questions. Le soupçon de départ nait des déclarations hâtives d’un Procureur désireux de blanchir les trois gendarmes et qui brode sur le rapport d’autopsie (qui s’interroge sur les causes de l’asphyxie), affirmant sans sourciller que le décès est dû à un malaise cardiaque lié à une infection. La seconde expertise évoque un syndrome d’asphyxie sans trace de violences, la troisième est peu concluante, hésitant entre plusieurs pistes sans vraiment conclure. La quatrième exonère les forces de l’ordre et impute le décès à un état pathologique aggravé par une course en pleine chaleur, la cinquième, réalisée par des professeurs des hôpitaux de Paris spécialistes des états pathologiques suspectés, traite la quatrième d’ânerie et la cinquième disculpe à nouveau les gendarmes. La dernière les incrimine à nouveau clairement. Aux dernières nouvelles, le juge va entendre des témoins. A lire l’historique, le malaise est grand : en 4 ans, la vérité n’a pas progressé, comme si le temps n’avait pas d’importance ou que l’on jouait sur la lassitude. Au final,  la seule certitude dans ce cas est que la mort par asphyxie suit un placage ventral brutal.

Le déni des responsables publics, l’impunité et le statu quo

En mars 2018, lors du Grand débat, le Président de la République s’est offusqué de l’expression « violences policières » : « Ces mots sont inacceptables dans un état de droit ». Le raisonnement est effarant. Ce dont on ne parle pas n’existe pas…

Les pouvoirs publics refusent d’affronter la réalité parce qu’ils craignent la rétorsion des syndicats policiers, qui n’admettent que des bavures isolées et, devant toute critique, cultivent la victimisation. Le Ministre de l’Intérieur s’efforçait jusqu’ici de balayer toute accusation et toute critique, sans grande finesse. Il est contraint ces jours derniers d’ouvrir des enquêtes : l’on ne sait trop si elles aboutiront. L’IGPN qui les prend en charge se montre en effet bonne fille envers les policiers : évoquant dans son rapport d’activité 2018 les manifestations des gilets jaunes et le nombre de blessés graves parmi les manifestants, elle prend soin de noter que ceux-ci paraissent ignorer que la police a le droit de faire usage de la force (certes mais l’usage de la force est encadré) et que, « dans bien des cas, le comportement du particulier a été déterminant ». Au final, le bilan est connu : 3200 condamnations pour les manifestants, dont 1000 à des peines de prison et, fin 2019, malgré l’ouverture de 313 enquêtes pour violence sans motif légitime, un seul policier a été jugé et condamné. Comme l’a montré Sebastian Roché (« Affirmer que la police des polices est indépendante est faux », Le Monde, 27 juin 2019), à la différence des instances saisies dans d’autres pays en cas de plaintes contre la police (Royaume-Uni, Danemark), l’IGPN n’est pas une instance indépendante, elle est sous l’autorité de la Direction générale de la police nationale et ce sont des policiers qui évaluent l’action d’autres policiers. L’institution se défend avec vigueur et le ministre refuse d’agir.

 Quant aux juges, une enquête de l’ACAT (Action des chrétiens contre la torture) publiée en mars 2016 a examiné le cas de 89 blessures graves, dont 26 mortelles, survenues du fait de la police de 2005 à 2015. La faiblesse des réponses pénales est patente : sur les 89 cas, 7 condamnations très indulgentes et des sanctions disciplinaires presque indécentes (un blâme pour un enfant éborgné à Mayotte en 2011 après un usage reconnu illégal de flash-ball), beaucoup de refus d’enquête et de classements sans suite. L’ONG parle « d’impunité ». Le sociologue C. Mouhanné[5] impute la faiblesse des réponses pénales d’abord à la difficulté de porter plainte : il n’est pas facile d’aller au Commissariat faire enregistrer une plainte contre la police. La seconde raison est la proximité entre le parquet et la police (le parquet prend acte du déni), voire des tentatives d’intimidation qui ne choquent personne, comme lorsque les policiers en tenue investissent massivement une salle de tribunal qui juge l’un d’eux pour violence.

 Au final, si le degré de violence atteint aux États-Unis reste sans aucun doute inégalé, si le racisme s’y affiche de manière plus évidente, les mécanismes à l’œuvre ne sont pas si différents. En France, la tradition de brutalité est liée, selon l’historien Vincent Denis, à la relation avec l’État[6] : c’est l’État que la police protège au premier chef, dit-il, pas les citoyens ni les habitants. Aux États-Unis, elle est liée à la tradition du shérif qui incarne la loi et l’ordre.

Dans les deux cas, la police est davantage d’abord une police « d’intervention », qui valorise la force et la contrainte, plus que de compréhension des phénomènes sociaux et d’intelligence des situations. Une enquête de terrain financée par diverses ONG et présentée en 2012 dans une thèse relative à la relation entre la police et les minorités (« Origines contrôlées, la police à l’épreuve de la question minoritaire à Paris et à Berlin », Jérôme Gauthier, université de Versailles) montre que les tensions sont plus fortes en France qu’en Allemagne entre la police et les jeunes issus de l’immigration, malgré une doctrine « assimilationniste »  en France qui refuse par principe de faire des différences entre ethnies. Mais, en Allemagne, la police cherche à nouer des liens avec les leaders des communautés pour qu’un certain contrôle social s’exerce sur la délinquance. En France, l’action n’est que est répressive.

Réformer ? Les propositions sont innombrables : des monographies existent sur la réforme de l’institution policière au Royaume-Uni ou dans les pays scandinaves, voire aux États-Unis où certaines municipalités ont eu le courage de former les policiers et d’imposer des règles de déontologie. Mais encore faut-il le vouloir et sortir d’un déni absurde.

Pergama, le 7 juin 2019

 

 

 

 

 

 

 

 

[1] Assemblée nationale, Rapport parlementaire du 21 mai 2015, Commission d’enquête présidée par N. Mamère et dont le rapporteur était P. Popelin.

[2] Cf. notamment Sebastian Roché, « C’est toute la doctrine du maintien de l’ordre qu’il faut réinventer », Libération, 17 janvier 2019

[3] Didier Fassin, La force de l’ordre, une anthropologie de la police des quartiers, Seuil, 2011.

[4] Fabien Jobard, La Vie des idées, novembre 2011

[5] Interview sur « Les magistrats face aux violences policières », Le Monde, 11 juin 2016

[6] Vincent Denis, Comment la police s’est éloignée des citoyens, Métropolitiques, avril 2012