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Union européenne, en route vers la souveraineté

Le 10 avril dernier, le Conseil de sécurité de l’ONU devait discuter de l’impact du coronavirus sur le monde, envoyer un message de solidarité aux pays les plus touchés et décider d’une réponse globale. Il n’en est sorti qu’un communiqué creux soutenant les efforts du secrétaire général pour aider les pays affectés : la Chine considérait que le débat ne relevait pas de la compétence du Conseil (s’occuper des menaces contre la paix et la sécurité dans le monde) et les Etats-Unis exigeaient que le communiqué précise que le virus avait fait son apparition en Chine.

L’incident confirme l’affaiblissement sans doute définitif des instances de régulation internationale onusiennes, qui ne parviennent plus à intervenir dans les conflits qui déchirent certaines parties du monde ni à organiser une coopération entre Etats face à une catastrophe qui les touche tous. Soulignant l’exacerbation de la rivalité entre la Chine et les Etats-Unis à l’occasion de la pandémie et l’amplification des fractures qui minent l’ordre international depuis des années, le ministre J-Y Le Drian déclarait ainsi en avril dernier qu’il n’avait qu’une crainte, « c’est que le monde d’après ressemble au monde d’avant, mais en pire ». La France, qui a pleinement conscience des risques du désordre mondial, plaide depuis longtemps pour que « l’Europe devienne géopolitique » (ce sont les termes mêmes de la lettre de mission adressée par la présidente de la Commission à J. Borell, Haut représentant de l’Union pour les Affaires étrangères et la politique de sécurité). La crise actuelle semble bien pousser l’Europe « à être plus forte sur la scène internationale » (l’ambition figure dans le programme de la nouvelle commission) : l’Allemagne rejoint aujourd’hui la France sur cette ambition. Certes, personne ne voit trop encore ce que cela veut dire concrètement mais l’atmosphère a changé: l’Europe cherche comment exister et c’est bien là l’essentiel.

 Une France  lucide sur l’état du monde

 Une « Revue stratégique de Défense et de sécurité nationale » publiée en 2017 et destinée à préparer les choix de la loi de programmation militaire analysait les menaces pesant alors sur le monde : déjà le multilatéralisme y était considéré comme affaibli ; il y était question d’une menace terroriste qui s’enracinait, de compétitions militaires et de risques difficiles à maitriser, telles les cyber-attaques destinées à désorganiser des institutions ou instillant de fausses nouvelles pour affaiblir les démocraties. Depuis lors, la situation a clairement empiré : le Président de la République le dit sans fard, que ce soit en août 2019 devant la Conférence des ambassadeurs ou, en février 2020, dans son discours aux stagiaires de l’Ecole de guerre. La dernière décennie a, dit-il, bouleversé les équilibres stratégiques, politiques, économiques et technologiques que nous avions établis. Sur le plan stratégique, les relations internationales sont désormais dominées par la compétition entre la Chine et les Etats-Unis, avec le risque de tourner à des formes de confrontation plus ou moins franches. Les Etats-Unis affichent clairement leur volonté de se retirer de certains théâtres d’opération et de se concentrer sur la défense de leurs intérêts nationaux, ce qui accentue une tendance à l’œuvre depuis des années : les dossiers internationaux qui les intéressent sont liés à leur économie ou résulte de préoccupations de politique intérieure.  Quant à la Chine, son objectif est d’établir une influence sur une zone la plus étendue possible, y compris sur les parties de son ancien empire qui cherchent à lui échapper, et de consolider son emprise économique sur le monde.

Sur le plan politique, l’idée même d’un ordre multilatéral fondé sur le droit, où les engagements s’imposent à tous et sont respectés et où le recours à la force est encadré, n’est plus la règle : certaines puissances (la Russie, l’Inde) imposent leur présence en utilisant la force. Le Président Macron voit dans ce nouvel ordre international la fin de l’hégémonie occidentale installée, sous des leaderships divers, depuis le XVIIIe siècle.  Il évoque aussi « l’ensauvagement » des relations internationales : les conflits se multiplient, les traités sont dénoncés arbitrairement   (notamment l’accord sur le nucléaire iranien) et l’abandon de certains d’entre eux (notamment ceux portant sur les forces armées conventionnelles et les forces nucléaires intermédiaires) expose directement la sécurité de l’Europe. Enfin, dans chacune de ses analyses, le Président évoque la « rupture technologique » : Internet, le numérique et l’intelligence artificielle, les réseaux sociaux, la biologie de synthèse… représentent des infrastructures stratégiques mais aussi des sources de déstabilisation, avec là aussi un « ensauvagement » des échanges.

La multiplication des zones de guerre, menaces expressives, théâtre de crise 

Il suffit d’énumérer les risques pour être effrayé : de longue date, les conflits en Ukraine et Afghanistan, jamais apaisés ; un Moyen-Orient en feu, aux frontières syriennes et en Irak, notamment si les troupes américaines s’en vont, avec un conflit larvé Iran-Israël, une catastrophe humanitaire au Yémen, des projets d’annexion par Israël d’une part de la Cisjordanie contraires au droit international mais encouragés par les Etats-Unis ; l’intervention de la Turquie en Libye, avec un risque réel de partition du pays entre zone à influence russe et zone dominée par les turcs, les Etats-Unis laissant faire et l’Europe restant quasiment sans voix ; la guerre au Sahel, ingagnable si les états concernés ne réagissent pas et si, comme ils en agitent la menace, les Etats-Unis cessent d’apporter leur soutien logistique ; les combats entre Chine et Inde dans l’Himalaya, les accrochages entre Chine et Vietnam en mer de Chine, la violation des textes garantissant l’autonomie de Hong-Kong, les manœuvres militaires dans le détroit de Taïwan. Tout cela sans compter les menaces du président Trump contre une Union européenne « ennemie » des Etats-Unis, avec la menace d’un redéploiement des troupes américaines en Pologne pour agiter les dissensions latentes entre pays européens.

Au final, chacun constate que la notion même de « communauté internationale » est en passe de disparaître. Les institutions et cercles de décision internationale formels ou informels sont attaqués et parfois décrédibilisés : c’est le cas de l’ONU, de l’OMS, de l’OTAN (même si les attaques ont fait place à une « réflexion prospective » quelque peu artificielle), du G7, où le président Trump menace d’inviter V. Poutine, de l’OMC enfin paralysée par le refus des USA de nommer des représentants dans les instances d’arbitrage à un moment où les tensions commerciales s’exacerbent.

Quelle conclusion tirer de ce tableau ? En premier lieu l’abandon, en particulier par les deux plus grandes puissances du monde, de l’humanisme et de la solidarité censés prévaloir jusqu’ici dans les instances internationales (parfois formellement, il est vrai) au profit d’une affirmation cynique des seuls intérêts économiques du pays : la Chine maintient parfois une diplomatie doucereuse mais plus personne n’ignore qu’elle y voit un levier d’influence et de pouvoir et ses voisins s’en méfient tous. Les Etats-Unis pourraient, si un président démocrate était élu en novembre, adopter des manières plus policées mais sans guère changer d’orientation. Or, selon l’expression ironique du Président Macron devant les ambassadeurs, l’humanisme dans un seul pays n’est pas viable : chacun est donc conduit à privilégier ses propres intérêts, y compris l’Europe. Pour autant, l’égoïsme est à courte vue : au-delà des tensions internationales classiques, les défis à relever (sur le climat, le respect de l’environnement, les flux migratoires, le terrorisme, les pandémies, l’utilisation des outils technologiques) imposeraient une collaboration internationale et des compromis entre pays.

Affirmer une souveraineté européenne : une ambition forte mais encore verbale

 Dans son discours aux ambassadeurs de 2019, le Président de la république a évoqué la nécessité de construire une souveraineté européenne. Certes, le terme arrive tard dans le discours, après l’affirmation première de la volonté de la France de « peser sur l’ordre du monde » et le rappel de sa vocation à l’universalité, comme si l’Union était l’outil qui permet à la France de donner force à des projets qui couvrent une bonne part de la planète. Cette arrogance sera un obstacle. Pour autant, compte tenu de l’attachement de la France à sa propre autonomie de décision, la souveraineté européenne ne se construira pas sur une délégation aux institutions européennes mais sur des choix discutés et acceptés par les Etats, ce qui devrait rassurer ceux-ci.

Le projet de la nouvelle Commission mise en place en 2019 qui proposait de renforcer la politique étrangère et de sécurité ne pouvait que constater en exergue que les efforts consentis de longue date en ces domaines (nomination d’un Haut représentant, organisation d’une coopération structurée permanente pour développer la coopération en matière de défense, création d’un Fonds européen de défense pour financer des projets communs de recherche dans le domaine de la défense et mise sur pied de capacités militaires d’intervention) n’ont eu que peu d’impact : les pays de l’Union prennent constamment des positions discordantes et l’Europe ; celle-ci n’a pas de stratégie claire, est impuissante à intervenir dans les conflits qui surviennent même sur ses marches, là où ses intérêts stratégiques sont en cause. Il existe un fossé béant entre les ambitions et la réalité. Dans une récente interview (Politique internationale, printemps 2020), l’actuel Haut représentant, J. Borell, le reconnaît sans fard : l’Europe n’a pas de politique internationale et les pays n’ont pas de vision commune du monde. C’est un progrès : l’Europe n’est plus dans le déni. Borell ajoute qu’il ne peut y avoir de politique de défense européenne sans politique étrangère commune : là aussi, c’est un progrès, tant il a été question d’équipement militaire et de coordination dans les interventions sans que l’on comprenne exactement sur quelles bases et avec quels objectifs.

De fait, tout reste à faire

Les obstacles sont connus :  le plus lourd est le poids de l’histoire, qui conduit les pays de l’est à avoir des Etats-Unis, de la Russie ou d’Israël une vision toute différente de celle des pays de l’ouest européen. Le poids des habitudes pèse : nombre de pays, qui achètent leurs armes aux Etats-Unis, craignent de paraître s’opposer à l’OTAN ou acter de sa faiblesse si l’Europe devient une « puissance ». Par ailleurs, la construction d’une Europe monétaire, financière et économiquement solidaire monopolise l’énergie. Certes, la crise du Covid a mis fin à l’aveuglement de l’Europe à l’égard de la Chine et invite à construire avec elle un partenariat différent, sans doute moins naïf. Elle a également posé la question de l’Afrique, avec les perspectives d’allègement de la dette, ce qui impose un accord chinois. Mais la crise représente un obstacle, compte tenu des débats internes que suscitent les plans de relance et de leur coût. Enfin, après le Brexit, la construction du partenariat avec la Grande Bretagne ne sera pas aisée.

De plus, une politique étrangère européenne devra être à la fois ferme (l’inaction devant le devenir de la Libye est pathétique) et nuancée : l’Europe a besoin de la Chine dans certains domaines (la lutte contre le réchauffement climatique ou l’allègement de la dette africaine) mais doit l’affronter dans d’autres (politique commerciale ou investissements stratégiques en Europe). Il existe en ce dernier domaine des signes positifs : dès 2019, la Commission s’est inquiété de l’augmentation des investissements étrangers en Europe dans des domaines stratégiques : a été alors mise en place une procédure de surveillance visant à « filtrer » les investissements étrangers sur son territoire, afin d’examiner le risque potentiel qu’ils pouvaient représenter pour la sécurité ou l’ordre publics. En 2020, la Commission a publié des orientations pour préserver les entreprises et les actifs « critiques » dans le contexte de la crise sanitaire, a invité les pays dotés d’une réglementation en ce sens à l’utiliser pleinement et les autres à en adopter une. C’est peut-être dans cette affirmation d’une souveraineté économique et dans un infléchissement de la conception traditionnelle de la concurrence que l’Union peut progresser le plus vite, en protégeant mieux ses infrastructures, en dessinant une politique industrielle, en travaillant à une meilleure indépendance numérique.

Enfin, bâtir une politique européenne implique de s’opposer parfois aux Etats-Unis, comme on le voit sur le dossier iranien, voire de s’attaquer à la principale altération de la souveraineté des Etats, la suprématie du dollar dans les échanges internationaux. Celle-ci permet à un pays de menacer de sanctions toutes les entreprises européennes qui souhaitent commercer avec un pays sur liste noire établie par les Etats-Unis. Aujourd’hui, le dispositif des pays européens défini pour contrer cette suprématie, en rodage avec l’Iran, est très limité.

Un chemin se dessine et c’est le bon

Signe positif, les déclarations de chefs d’Etat se multiplient aujourd’hui sur le nouvel choix européen : s’affirmer sur la scène internationale et dans la compétition économique ou s’effacer, avec le risque d’être relégué au rang d’une puissance subalterne dans les discussions qui importent, en particulier celles sur le climat. Dans le discours tenu en 2019 devant les ambassadeurs, le Président rappelait que nous sommes « les seuls pour lesquels l’immobilisme est mortel ». C’est peut-être cette urgence qui poussera l’Europe à réagir.

Comment faire ? J. Borell l’indique clairement (Politique internationale, 2020, 1 et 2) : il faut d’abord créer une culture stratégique commune absente aujourd’hui. La création d’un Conseil de sécurité européen serait un bon outil (les Conseils sont encombrés d’autres sujets et, sur les questions internationales, parent au plus pressé sans vision d’ensemble), à condition qu’un groupe de travail élabore un diagnostic et des orientations d’action. J. Borell, qui souhaite abandonner le vote à la majorité sur ces questions (mais sans se faire d’illusions), souligne deux impératifs : d’une part arrêter la culture du « concern » (l’Europe se dit constamment « préoccupée », sans jamais agir), d’autre part prendre conscience de l’indivisibilité des menaces et éviter le « saucissonnage » : les pays nordiques ne s’intéressent pas au Sahel, parce que c’est loin, mais veulent des actions en mer Baltique, les préoccupations sur les migrations sont liées à la situation géographique des pays, les  politiques sont diverses sur les investissements stratégiques et le diagnostic sur l’OTAN ne fait pas l’unanimité. Le chantier est monstrueux tans les divergences sont béantes. Mais l’Europe n’existera pas si cet effort n’est pas engagé.

Pergama, le 28 juin 2020