Réformer la justice, les vraies priorités

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Réformer la justice, les vraies priorités

La nomination d’Eric Dupont-Moretti comme ministre de la justice a rendu force au débat sur l’indépendance de cette institution, dans un contexte où le Parquet national financier, dont il a contesté les méthodes, a fait récemment l’objet de vives attaques pour partialité et politisation. Il n’est pas aisé d’éclairer ce débat tant le soupçon est installé d’une justice aux ordres. Il n’est pas non plus facile d’en sortir : le projet de réforme constitutionnelle rédigé en 2018 et mis, depuis lors, en sommeil, n’y apporte qu’une réponse cosmétique. S’il est impératif, pour des raisons de crédibilité, de rendre la justice indépendante du pouvoir exécutif, cette question est cependant l’arbre qui cache la forêt. La justice est malade, de manière plus profonde : elle est lente,  archaïque, peu sensible aux enjeux actuels et la période récente a même rappelé qu’elle n’était pas toujours respectueuse des libertés publiques.

Une situation juridiquement boiteuse

 La Constitution organise « l’autorité judiciaire » (ce n’est pas un « pouvoir ») et fait du Président de la République le garant de son indépendance : pour reprendre l’expression du juriste Guy Carcassonne, « autant proclamer que le loup est le gardien de la bergerie ». La Constitution ne garantit l’indépendance que des magistrats du siège, en précisant qu’ils sont inamovibles. Les membres du parquet, qui ont également la qualité de magistrats (l’ordonnance du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature pose le principe d’un corps unique), sont soumis à l’autorité hiérarchique du ministre et le Conseil supérieur de la magistrature, qui assiste le Président dans sa fonction de garant de l’indépendance des magistrats, ne donne, selon les textes, qu’un avis sur leur nomination. Leur carrière dépend donc, juridiquement, du pouvoir exécutif.

Cette situation crée un imbroglio juridique : l’arrêt Moulin, rendu par la Cour européenne des droits de l’homme le 23 novembre 2010[1], indique que les procureurs français ne présentent pas une garantie d’indépendance suffisante pour se prononcer sur le maintien en garde à vue des citoyens, que seul un juge indépendant peut décider. Cet arrêt fragilise les prérogatives des procureurs, qui prononcent quotidiennement, en appui des enquêteurs, de telles décisions. De plus, l’évolution des pratiques et du droit fait que le Procureur, pour ce qui concerne les délits, mène de plus en plus souvent des enquêtes préliminaires sans contradictoire et qu’il prononce désormais certaines sanctions ou peines, souvent à la suite d’une médiation, quand bien même le juge du siège est en charge de les avaliser : le procureur est désormais un « quasi-juge ».

Face à ce débat, le Conseil constitutionnel, dans une décision du 8 décembre 2017 prise en réponse à une QPC, invente la notion d’indépendance limitée : il conclut que l’indépendance du parquet est garantie mais doit être conciliée avec les prérogatives du gouvernement et se fait fort de démontrer, avec mille artifices, que c’est justement le cas. La décision laisse sans voix, tant elle est alambiquée et dictée par le souci de ne rien bouleverser d’un ordre établi pourtant bancal.

Culture de la soumission ou indépendance de fait ?

L’intervention du pouvoir politique dans certaines affaires a longtemps été patente : cela a été le cas dans l’affaire Bettencourt en 2010, où un procureur, pour complaire au Président de la République dans un dossier sensible, a ouvert une enquête préliminaire qui s’est poursuivie de très longs mois pour gagner du temps, là où il fallait à l’évidence, nommer un juge d’instruction, ce que le Procureur général de la Cour de cassation lui a d’ailleurs instamment demandé.

Cette époque semble révolue : depuis le mandat de F. Hollande, les plus hauts responsables du parquet sont nommés après avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature et, depuis 2013, la loi prohibe les instructions du ministre sur des affaires individuelles.

En réalité, la situation reste ambiguë.

L’exemple du Parquet national financier (PNF) est éclairant. Dans son audition, en juin 2020, devant la commission d’enquête parlementaire sur les obstacles à l’indépendance du pouvoir judiciaire, son ancienne procureure générale, E. Houlette, analyse bien la question : elle note qu’elle n’a certes jamais reçu de consignes précises sur des dossiers particuliers. Pour autant, elle a subi le poids du ministère dans la gestion des personnels et l’affectation de moyens et elle a supporté l’intervention du procureur général sur le choix de la procédure à suivre dans la conduite de l’action publique ainsi que ses constantes demandes de remontée  d’informations. Ces interventions ne sont pas illégales : mais elles créent ce qu’E. Houlette appelle « une culture de la soumission », où le procureur rend compte de tout, même si, formellement, dans les décisions essentielles, il reste indépendant.

Les déclarations d’E. Houlette ont été exploitées par des hommes politiques, qui ont feint d’y voir l’aveu d’une instrumentalisation du PNF par l’exécutif lors de l’affaire Fillon de 2017 (mise en examen pour détournement de fonds publics d’un candidat à l’élection présidentielle à la suite d’une enquête ouverte par le PNF). La polémique qui s’en est ensuivie est surtout révélatrice du refus de certains partis, contre tout bon sens, que voir des responsables politiques sanctionnés pour atteinte à la probité. Les arguties juridiques développées en 2017 pour protéger F. Fillon de toute poursuite (la principale, portée à l’époque par E. Dupont-Moretti, consistait à plaider que, en l’occurrence, l’intervention de la justice portait atteinte à la séparation des pouvoirs et qu’il n’appartenait qu’à l’Assemblée nationale de se préoccuper de l’usage fait de l’argent versé) ont été balayées par le PNF puis par le tribunal. Mais rien n’y fait : les Républicains, qui se sont opposés à toute réforme constitutionnelle destinée à améliorer l’indépendance du parquet, ont alors crié à sa politisation. Ils réclament la suppression du PNF, alors que celui-ci, grâce à sa compétence nationale et à sa spécialisation,  a nettement amélioré l’efficacité de la lutte contre la délinquance économique et financière.

Restent des soupçons latents sur la dépendance du PNF au pouvoir politique, qui ont été réveillés par une autre affaire, l’affaire A. Kohler, secrétaire général de l’Elysée : le PNF a d’abord classé sans suite, en 2019, une plainte d’Anticor pour prise illégale d’intérêts (A. Kohler aurait passé des marchés publics avec une entreprise avec laquelle il a des liens familiaux), sachant qu’un courrier d’Emmanuel Macron le dédouane de cette accusation. Le PNF a ouvert depuis lors une nouvelle enquête pour défaut de déclaration d’intérêts à la Haute autorité de la transparence de la vie publique. On le voit, dès  lors qu’il existe un lien hiérarchique entre procureurs et entre procureurs et ministres, le soupçon est partout, dans la presse, dans l’opinion publique, sur la scène politique, ce qui est pesant pour les magistrats. Même les remontées d’information au ministre sont en cause : le ministre de la justice J-J Urvoas n’a-t-il pas transmis en 2017 à un député ami, T. Solère, la fiche d’information qu’il avait demandée à ses services sur l’enquête qui visait celui-ci pour fraude fiscale, ce qui lui a valu une condamnation pour violation du secret professionnel  ?

Les  solutions de façade, les solutions efficaces 

A plusieurs reprises (encore en 2018), la solution proposée a reposé sur un projet de réforme de la Constitution : les avis du Conseil supérieur de la magistrature sur la nomination des magistrats du parquet deviendraient des avis conformes et le Conseil déciderait seul des sanctions disciplinaires à leur infliger. Pourtant, la réforme, qui ne ferait que mettre en accord le droit et la pratique, ne permettrait pas de répondre à la jurisprudence de la CEDH, qui ne se réduit pas à la question des nominations. Force est de constater qu’E. Houlette a été nommée sur avis conforme du CSM et que, pour autant, son indépendance a été mise en doute ces dernières semaines.

Or, le Président de la République refuse d’autres réformes, plus ambitieuses. Il ne veut pas en particulier mettre fin au lien hiérarchique entre le ministre et les procureurs parce que ce lien  garantirait l’application homogène sur le territoire d’une politique pénale définie par l’exécutif.  Si ce lien perdure, la seule solution consisterait à séparer organiquement les membres du parquet des autres magistrats, solution prônée par Eric Dupont-Moretti mais dont les magistrats ne veulent pas et qui imposerait de redéfinir entièrement les compétences du parquet, aujourd’hui très imbriquées avec celles des juges. La réforme au demeurant rendrait plus visible encore la dépendance des procureurs.

De plus en plus de magistrats prônent une solution plus radicale d’indépendance complète à l’égard de l’exécutif, idée évoquée, sans suite, devant la commission Balladur de 2007, avec la création d’un « Procureur de la Nation » qui dirigerait le parquet et, le cas échéant, suivrait les orientations de politique pénale définies dans une loi pluriannuelle. Ce dispositif existe dans certains pays et la création récente d’un Parquet européen totalement indépendant peut le préfigurer. Au demeurant, il est légitime de s’interroger sur la qualité et la cohérence de la politique pénale  telle qu’elle est actuellement définie par le ministre, qui, le plus souvent par circulaires, multiplie les priorités, arrive parfois après la bataille (c’est le cas pour les violences conjugales) ou ne parvient pas à établir un consensus, ce qui nuit à sa bonne application.

S’attaquer surtout aux autres carences de la justice

Faute sans doute de moyens suffisants, la justice ne parvient à être performante qu’au prix d’une accélération inadmissible de certaines procédures, comme les comparutions immédiates (38 % des entrées en détention leur sont imputables), avec une justice à la chaine dépersonnalisée et irréfléchie. Les procureurs y contribuent, qui parfois décident en quelques minutes de la procédure proposée ou imposée à un délinquant ou de son sort, puisque les solutions alternatives à la justice traditionnelle se sont multipliées : or, les rapports de la CEPEJ (Commission du Conseil de l’Europe pour l’efficacité de la justice) montrent qu’ils sont à la fois omnipotents et totalement débordés. L’allongement des délais de jugement montre que ces méthodes ne suffisent pas : au pénal, la justice est saturée, au civil, elle est sinistrée. Ces délais dissuadent souvent les justiciables ordinaires de porter plainte, ce qui est une altération des droits fondamentaux.

De plus, quand l’éclairage de leur action devient qualitatif (c’est rare), les magistrats sont à la peine : un rapport de 2019 de l’Inspection générale de la Justice montre que, dans 65 % des « féminicides », la justice ou la police avaient été saisies et que 80 % des plaintes avaient été classées sans suite par les procureurs. En 2016, une enquête de l’ACAT (Action des chrétiens pour l’abolition de la torture) révèle la grande clémence des juges à l’égard des violences policières graves même avérées. En 2018, 1045 plaintes ont été déposées par des particuliers contre des juges auprès du Conseil supérieur de la magistrature et seules 2 ont été renvoyées devant la formation disciplinaire : l’irresponsabilité des juges est reconnue. Au demeurant, le juge responsable du désastre d’Outreau n’a  reçu qu’une « réprimande ».

Surtout, les juges ne respectent pas la loi pénale et leur propension à privilégier les  peines traditionnelles de détention témoigne d’un archaïsme certain, là où d’autres pays ont réussi à limiter l’emprisonnement et à réprimer sans exposer les personnes à un risque de désinsertion sociale et professionnelle.

En France, alors que, dès 2009, la loi rappelle que les peines de prison ne doivent être prononcées qu’en dernier recours et que les mesures d’aménagement de peine et de libération conditionnelle doivent se développer, le nombre des détenus ne cesse de s’accroître depuis 2000, avec une proportion de prévenus de près de 30 % en 2020.  La France est en effet « malade de la détention provisoire »   (Dalloz actualités, 20 juillet 2020) : l’article 144 du Code de procédure pénale qui régit la détention provisoire stipule que celle-ci ne peut être ordonnée que s’il est prouvé qu’elle est indispensable aux impératifs de bonne justice (qui sont clairement énumérés) mais la pratique de la détention provisoire est absolument courante.  La France est également malade de l’alourdissement des peines de prison : entre 2004  et 2016, les chiffres du ministère de la Justice révèlent que le volume d’années d’emprisonnement ferme a augmenté de 32 %, tant à cause du nombre accru de condamnations que de l’alourdissement du quantum des peines. Le mouvement se poursuit aujourd’hui : entre 2016 et 2019, le nombre d’années d’emprisonnement a encore augmenté de 8 %. La prison coûte cher pourtant à la société, surtout s’agissant de peines courtes (les plus nombreuses) dont les condamnés ont du mal à se relever.

La récente crise sanitaire a démontré l’indifférence des autorités publiques face au risque couru par les détenus. Certes, un mouvement d’accélération des libérations a eu lieu, qui a fait baisser nettement la surpopulation des lieux de détention. Mais la loi a alors prolongé de plein droit les délais plafond de détention provisoire sans la décision d’un juge. Il est vrai que, si de nombreux juges ont appliqué ce texte sans états d’âme, d’autres ont protesté (la Cour de cassation a  considéré le 26 mai 2020 que cette disposition était contraire à l’article 5  de la Convention européenne des droits de l’homme). Cette mesure inique a été abrogée par la loi du 11 mai 2020 mais le ministre a mis près de 2 mois à se rendre compte qu’elle était illégale.

La Justice est enfin malade de ses prisons. Le 30 janvier 2020, la CEDH a une nouvelle fois condamné la France pour traitements inhumains et dégradants (dus, en l’occurrence, au manque d’espace personnel des détenus et donc aux conditions générales de détention) et, surtout, pour non-respect du droit effectif à faire cesser ces atteintes : la Cour a incité la France à envisager des mesures générales (par exemple le respect des capacités d’accueil) et à définir un recours préventif permettant aux détenus d’empêcher le continuation de la violation de leurs droits. Cet arrêt a conduit la Cour de cassation, dès lors qu’un juge des libertés serait saisi d’une plainte d’un détenu en ce domaine et la jugerait fondée, à formuler une position de principe : le détenu doit alors être remis en liberté.

Le nouveau ministre veut donc des changements : il évoque l’indépendance de la justice, le secret de l’enquête, les conditions de détention. Il n’est sans doute pas le mieux placé pour ce chantier, tant il a eu de mots hostiles envers les magistrats et tant il est proche d’élus qui ont milité pour limiter la transparence sur leurs patrimoines et leurs intérêts. Pourtant, un jour ou l’autre, il faudra bien travailler à une véritable réforme de la justice, sans se cantonner à la question des relations avec le pouvoir exécutif, sur le fondement d’un bilan complet du fonctionnement judiciaire. Ce travail devient même urgent, si du moins les pouvoirs publics veulent restaurer la crédibilité de nos institutions.

Pergama, le 19 juillet 2020

[1] L’arrêt Moulin n’est pas isolé, plusieurs autres arrêts réaffirment la position de la CEDH.