Ségur de la santé: un revirement politique, au risque d’engagements non tenus

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Ségur de la santé: un revirement politique, au risque d’engagements non tenus

En mai dernier, une fois passé le point culminant de la pandémie, le gouvernement a annoncé l’ouverture d’une concertation, le « Ségur de la santé », destinée à préparer un plan pour l’hôpital. Le Président de la République a alors reconnu qu’il s’était fourvoyé dans ses choix de politique de santé : il admettait que les deux plans d’urgence élaborés en 2019 pour répondre aux manifestations des personnels hospitaliers étaient sous-dimensionnés et, surtout, que la loi relative à l’organisation et à la transformation du système de santé promulguée le 24 juillet 2019 était « une super stratégie » mais qui arrivait dix ans trop tard. Rappelons qu’à l’époque, le Président de la République évoquait, de manière ampoulée, une « restructuration du système de santé pour les 50 ans à venir ». Or, si les ambitions affichées lors de la rédaction de la loi étaient les bonnes (meilleure cohérence entre soins de ville et hôpital, réorganisation des soins de proximité, meilleur suivi des malades chroniques grâce à une approche collective des soins), la réforme était, comme les précédentes, très en retrait de ces intentions. Elle méconnaissait en tout cas les difficultés des établissements hospitaliers dans un système de santé figé, dont la part « ambulatoire », censée assumer une part grandissante des soins, n’était pas (n’est toujours pas) pilotée.

Quatre thèmes (ou « piliers ») étaient inscrits au Ségur de la santé : transformer les métiers et revaloriser ceux qui soignent, définir une nouvelle politique d’investissement et de financement au service des soins, simplifier radicalement les organisations et le quotidien des équipes, fédérer les acteurs de la santé dans les territoires au service des usagers. Ce programme couvrait bien le champ des questions à traiter.

Le Ségur s’est conclu sur un accord salarial signé le 8 juillet 2020 et par la présentation, le 21 juillet, des conclusions retenues par le ministre sur les autres thèmes, à partir des « recommandations » présentées par Nicole Notat, en charge d’animer la concertation.

L’ensemble traduit un renversement de la politique menée depuis une trentaine d’années qui régulait l’hôpital public par la contrainte budgétaire et le contrôle de l’activité. Les montants annoncés (8,3 Mds pour le personnel et l’emploi, 19 Mds pour l’investissement dont 13 Mds, il est vrai, pour la reprise par l’Etat d’une part de la dette hospitalière, déjà annoncée par la ministre précédente) sont considérables. Les engagements de principe pris dans les autres domaines sont intéressants. Les conclusions du Ségur ont d’ailleurs été favorablement accueillies, tant par les associations d’élus que par les fédérations d’établissements de santé. Pour autant, nombre de conclusions sont des déclarations d’intentions peu précises, sur des sujets parfois éculés mais jamais traités. Le risque existe d’une application restrictive, voire formelle, d’une part des avancées promises.

Des engagements massifs et un plan qui fait sens

 Les mesures salariales, qui bénéficient pour l’essentiel aux personnels non médicaux, représentent un effort très significatif, quoi qu’en disent les organisations non signataires (CGT, SUD, syndicat des médecins urgentistes et des « professionnels infirmiers ») : elles correspondent à une revalorisation financière à court terme et pérenne, avec des engagements de plus long terme d’amélioration des grilles de traitement, une augmentation des ratios de promotions et 15 000 créations de poste. Les mesures touchent aussi les EHPAD, ce qui correspond à une nécessité longtemps méconnue. L’accord prévoit également la possibilité, par négociation menée au niveau local, d’aménager le temps de travail (plafond d’heures supplémentaires de l’établissement, possibilité de contractualisation individuelle sur un volume annuel d’heures supplémentaires…).

Les sommes consacrées aux investissements sont, de même, impressionnantes : au-delà de la reprise de dette, 6 milliards supplémentaires sont prévus sur 5 ans, dont 2,1 pour les établissements de santé (à titre de comparaison, l’investissement annuel hospitalier a été de 4 Mds en 2017 et 3,7 Mds en 2018, en baisse régulière depuis 2009) auxquels s’ajoutent 2,5 pour les EHPAD (somme considérable pour eux) et 1,3 pour le développement du numérique.

Tout un ensemble d’autres mesures, sans présenter cette caractéristique d’aide massive, sont structurantes, certaines, il est vrai, plus que d’autres : accélération de la réduction de la part de T2A (tarification à l’activité) dans les recettes, avec une réforme du financement fonction des types d’activités ; annonce d’une expérimentation du financement des activités de médecine par une dotation mixte tenant compte de l’activité, des besoins de la population et de la qualité ; ouverture de 4000 lits à la « demande », en fonction de besoins saisonniers ou ponctuels ; lancement d’une mission sur l’ONDAM (objectif national des dépenses d’assurance maladie) pour en faire un outil d’une politique de santé de long terme ; négociation d’un avenant conventionnel pour élargir les spécialités médicales susceptibles de bénéficier de la « rémunération sur objectifs de santé publique » déjà accessible à certains médecins de ville et pour développer des mécanismes d’intéressement à la qualité des soins ; latitude donnée aux établissements publics de santé d’adapter leur organisation au contexte (par exemple en rendant optionnelle l’organisation en pôles) et augmentation des responsabilités données aux services, structures plus resserrées et plus proches du soin ; simplification de tout un ensemble de procédures (contrats avec les ARS, autorisation des activités de soins, certification qualité…) ; partage désormais les décisions médicales entre le Directeur d’établissement -qui n’est donc plus tout-puissant – et le Président de la CME (commission médicale d’établissement, instance de représentation des médecins), la CME ayant plus de poids qu’actuellement dans l’élaboration du projet médical ; organisation différente des instances de gouvernance, avec possibilité de déroger aux textes actuels ; développement de la télésanté et de « l’exercice coordonné » des maisons de santé ; ouverture d’une plateforme d’accès aux soins gérée par le SAMU et les médecins de ville pour organiser les soins non programmés ; renforcement de l’offre de soins pour les personnes pauvres ou défavorisées ainsi qu’en psychiatrie ; amélioration de la prise en charge des personnes âgées en EHPAD (présence infirmière de nuit), à domicile (développement de l’HAD, hospitalisation à domicile) et à l’hôpital (pas de passage par les urgences) ;  enfin, augmentation du nombre d’élus dans les instances des ARS, avec la volonté de les rapprocher du terrain.

Les orientations forment donc un ensemble complet et cohérent, qui, au-delà du desserrement des contraintes financières, s’efforce de répondre à une forte demande que martèle le rapport Notat : prise en considération du soin et non pas des seules finances, moindre centralisation des décisions et moindre uniformité des structures, échanges plus riches, médicalisation des outils et modes de gestion, simplification de la vie des soignants et moindre pesanteur administrative. Quelles sont les chances de réussite ? S’agissant des engagements financiers, l’on ne sait bien sûr s’ils seront tenus sur la durée. Pour autant, un signal fort est donné : la gestion par l’austérité semble terminée. Sur les autres engagements, plus qualitatifs, il est loisible d’éprouver plus de craintes. Prenons des exemples.

L’évolution des métiers et des outils de gestion : le risque de l’essoufflement

 Sur l’évolution des métiers, le plan Ségur en revient, comme les précédents, à l’ambition de développer le nombre des infirmiers « en pratique avancée » (IPA, en charge d’assurer certains actes médicaux de surveillance clinique et de prescription) : une concertation doit maintenant s’ouvrir sur la formation des personnels infirmiers, qui intégrera cette préoccupation. La seule nouveauté (mais en est-ce une ?) est l’engagement d’une réflexion sur la création d’une profession médicale intermédiaire entre l’infirmier et le médecin.

La question de l’évolution du métier d’infirmier, cantonné en France à une liste d’actes dont la quasi-totalité est réalisée sur prescription médicale, est posée depuis 20 ans. Inspirée par les pays anglo-saxons où les paramédicaux ne sont pas de simples exécutants mais des acteurs du parcours de soins (dans un cabinet anglais, la première consultation est souvent menée par un infirmier), la réforme a mis 15 ans à prendre forme :  après de premières mesures portant sur la « délégation d’actes » inscrites dans la loi du 21 juillet 2009, la loi du 26 janvier 2016 autorise les infirmiers, après obtention d’un diplôme spécifique, à exercer sous supervision médicale un rôle d’évaluation clinique, de suivi des malades ou de prescription. L’objectif est à la fois d’épargner du temps médical, en ville ou à l’hôpital, et d’améliorer la qualité des soins et leur continuité. Cependant, les textes d’application de la loi ont été tardifs et restrictifs, notamment sur le périmètre des pathologies prises en charge. Le statut correspondant des IPA n’a été fixé qu’en mars 2020. On le voit, la bureaucratie sanitaire et le corporatisme médical ont, dans ce domaine, joué à plein. Aujourd’hui moins de 100 personnes sont diplômées dont on ne sait si elles ont un poste qui leur correspond puisque le système de soins ne s’est pas adapté. Le plan Ségur prévoit (encore) une concertation sur le sujet et envisage de disposer de 3000 Infirmiers en pratique avancée en 2022 : il est loisible d’en douter, tant les mesures sont jusqu’ici restées timorées. Sur ce sujet, l’acculturation n’a pas eu lieu, le verbe remplace l’action, il faudrait en sortir et accélérer vivement.

Il en est de même des métiers médicaux ou de la tarification hospitalière : ainsi, le Ségur remet sur l’ouvrage, une nième fois, les mesures (mal appliquées) sur la formation continue des médecins ou celles facilitant l’exercice mixte entre la ville et l’hôpital, s’engageant à nouveau, pour ce faire, sur une réforme du statut de praticien hospitalier dont le projet figurait déjà dans la loi santé de 2019.

Quant à l’engagement de modifier la tarification hospitalière (il s’agit de réserver la tarification à l’activité aux actes médicaux qui s’y prêtent et, pour les autres, de l’abandonner ou de la combiner avec d’autres modalités tarifaires), il a été pris dès 2012. Depuis lors les rapports se sont succédés ainsi que les annonces : en 2018, le plan « Ma santé 2022 » d’Agnès Buzyn prévoyait, à cette échéance, une refonte complète. Aujourd’hui, il est prévu en 2021 de mettre en œuvre  une réforme déjà annoncée à l’automne 2020 dans les services d’urgence, en psychiatrie et de SSR (soins de suite et de réadaptation) et de lancer une expérimentation pour la médecine…Il est aussi question de « réfléchir » à « un paiement à la qualité », ce que l’on ne sait pas faire ou alors de manière très grossière, sur des indicateurs frustes. Décidemment, il faudrait avancer.

Dans les conclusions du Ségur, la réforme de l’ONDAM, jamais vraiment entreprise, pourrait représenter une ambition cardinale. Bien davantage que la tarification, c’est l’ONDAM, dont le niveau est fixé par la loi annuelle de financement de la sécurité sociale, qui représente la vraie contrainte financière, celle qui conduit à baisser les tarifs de remboursement des soins aux établissements et qui impose des économies répétitives sur les dépenses hospitalières. L’ONDAM est un bon outil de gestion financière, au moins en apparence (les établissements publics génèrent à cause de lui un déficit financé par de la dette, ce qui reporte le problème) mais ce n’est pas un outil de politique de santé. Son découpage l’en empêche : il existe des sous-ONDAM pour la médecine de ville, le médico-social, les divers types d’établissements de santé…, ce qui cloisonne les choix. L’ONDAM pénalise de ce fait les établissements publics de santé, dont les dépenses sont plus contrôlables que celles de la médecine de ville.  De même, l’ONDAM n’est pas construit à partir d’objectifs de santé : son évolution annuelle résulte d’un dosage non scientifique entre le volontarisme (réduire le déficit de la branche maladie) et le réalisme (financer l’existant).  Le Ségur de la Santé aborde la question avec une prudence infinie : il est décidé de saisir le Haut conseil sur l’avenir de l’assurance maladie pour une éventuelle réforme en 2022. Reconnaissons que la question est complexe. Mais en évoquant la perspective d’un ONDAM pluriannuel, décloisonné entre la ville et l’hôpital et qui servirait de levier pour améliorer certaines prises en charge, le rapport Notat paraît plus ambitieux que les conclusions officielles du Ségur.

Au final, sur ces sujets déterminants, les réformes nécessaires sont identifiées mais il est à craindre que le Ségur ne débouche pas sur des choix opérationnels.

 Gouvernance, simplifications, unité du système de soins, le risque de mesures formelles ou inconsistantes

 Ces thèmes de travail du Ségur Santé peuvent paraître moins cruciaux que les questions de l’attractivité ou du financement de l’hôpital. Ils relèvent aussi de la qualité du management local, ce qui les éloigne d’un plan d’action national. En réalité, ils sont au centre de la plainte des soignants. Le rapport Notat l’a bien compris, qui les aborde juste après les questions de revalorisation des carrières : décloisonner, libérer, débureaucratiser, dit-il, insistant sur la nécessité de « faire confiance et redonner des capacités de décision et d’action », de « libérer du temps », « d’alléger le quotidien des soins », enfin « de faciliter l’accès aux soins ». Le rapport insiste en effet sur l’organisation des soins de proximité, hors hôpital, ce qui représente un enjeu décisif pour celui-ci.

Or, les solutions effectivement retenues sur ces sujets paraissent générales et parfois imprécises : certes, à la suite du rapport Claris de 2020 sur la gouvernance et la simplification hospitalières, elles donnent aux établissements publics de santé des marges de liberté dans leur organisation interne. Elles entendent aussi valoriser davantage l’organisation en services et le rôle du chef de service. Quelle en sera la traduction concrète ? Les propositions du rapport Claris  sur les missions de la CME ou le « copilotage » du Directeur et du Président de la CME sur les questions médicales seraient reprises : or, elles mériteraient d’être précisées. Les engagements sur l’association des personnels paramédicaux aux décisions des établissements sont vagues. De même, s’agissant de la simplification et de l’allègement des tâches administratives, il faudra donner chair aux engagements pris, simplifier le « reporting » et les indicateurs des contrats passés avec l’ARS, déconcentrer effectivement les décisions de subventionnement des investissements, donner sens à la procédure de certification qualité.  La tonalité même des relations des établissements avec les ARS doit être repensée. Or, s’il est prévu que les ARS accueillent désormais davantage d’élus dans leurs instances et renforcent leur échelon départemental , ce ne sont pas ces mesures qui rendront ces organismes plus souples et modifieront leur culture, aujourd’hui gestionnaire, réglementaire et centralisatrice. Au moins faudrait-il que les ARS se voient elles-mêmes reconnaître des marges de manœuvre par rapport à leur ministère de tutelle…Il est vrai qu’il appartiendra aux établissements de défendre leur autonomie et que les ARS ont mesuré aujourd’hui leur impopularité, ce qui peut les inciter à organiser un meilleur dialogue.

Enfin, les dispositions du Ségur qui concernent l’organisation du système de soins dans son ensemble sont pauvres : tout en rappelant les dispositions de la loi santé de 2019 qui propose de créer dans chaque territoire un projet de soins associant tous les professionnels, le rapport Notat note que ces dispositions connaissant une application limitée, du fait de la complexité des textes et de l’insuffisance des outils numériques, du fait aussi sans doute de l’individualisme des prestataires libéraux. Un effort devrait être fait pour développer ces coopérations, ce qui permettrait aux établissements de santé de fonctionner en complémentarité réelle avec le système ambulatoire. Dans ce cadre, le Ségur prévoit la création d’un service d’accès aux soins pour réguler les appels des patients et les renvoyer vers une structure adaptée, médecine de ville ou service d’urgences hospitalières : le projet est bon mais sa faisabilité mérite d’être démontrée. Quant aux  mesures du Ségur concernant la psychiatrie, elles paraissent sous-dimensionnées par rapport aux besoins. Enfin, pour les chroniques et les personnes âgées, le ministre évoque, sans plus de précisions, le développement de l’Hospitalisation à domicile, qui représente effectivement une solution très intéressante mais peu développée aujourd’hui et donc très coûteuse.

 

Le Ségur de la santé a représenté ce que le pays sait faire de mieux : réfléchir en commun à l’avenir et tracer des pistes. Reste maintenant l’étape la plus difficile : rendre ces orientations effectives, dans un délai court, en gardant le cap défini, et surtout assouplir, simplifier, responsabiliser, donner les moyens de travailler, à contre-courant de notre culture administrative. Bilan dans un an ou deux ?

Pergama, le 2 aout 2020