Après la COVID, rien ne change à l’Education nationale

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Après la COVID, rien ne change à l’Education nationale

L’épreuve de la crise sanitaire a mis en relief les défaillances de certaines politiques publiques et conduit les pouvoirs publics à élaborer de nouvelles orientations répondant mieux aux besoins des personnels et des usagers : c’est le cas de la politique de santé, au moins en ce qui concerne les hôpitaux, comme le montrent les conclusions bien accueillies du « Ségur de la santé » ; c’est également le cas pour la prise en charge de la dépendance, tant à domicile que dans les EHPAD, très marqués par la gestion de l’épidémie : il est vrai que les choix à venir manquent encore de clarté. Même la Justice a pris, à cette occasion, conscience qu’elle n’était pas équipée pour travailler à distance et ambitionne de corriger ces faiblesses (cf. la tribune de C. Arens, première présidente de la Cour de cassation, « Pour une transformation profonde de la justice », Le Point, 7 mai 2020).

L’Education nationale a-t-elle elle aussi tiré les leçons du confinement ?  Eh bien non : la circulaire de rentrée du 10 juillet 2020 évoque peu la crise sanitaire. Le ministre y tire en quelques mots un bilan satisfait de la période : il se félicite de l’un des plus faibles taux de décrocheurs en Europe, d’un enseignement à distance salué par les parents et de l’un des déconfinements scolaires les plus volontaristes. Pourtant, ce constat est contestable et la circulaire traduit un déni de réalité, sans compter que, pour l’essentiel, elle aurait pu être écrite il y a un an ou deux.

Bilan de la « continuité scolaire » : entre certitude affichée et doutes

 Si le ministre est ainsi convaincu que tout s’est bien passé pendant le confinement, c’est que la Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP) de son ministère l’est aussi : en juillet 2020, une note d’information titrait « Crise sanitaire et continuité pédagogique : les élèves ont appris de manière satisfaisante». Il ressort de la note que 68 % des professeurs sont satisfaits des apprentissages réalisés et que 8 parents sur 10 ont jugé que les activités proposées à leurs enfants étaient « profitables ». Enfin,  la plupart des collégiens et lycéens n’auraient guère rencontré de difficultés matérielles de connexion avec leur enseignant mais un tiers aurait manqué de « motivation ».  Ce serait donc la faute aux élèves…Les professeurs des écoles affirment quant à eux avoir maintenu le lien avec 94 % de leurs élèves et ceux des collèges avec 90 % : d’où le chiffre de 6 % de « décrocheurs » (le terme désigne désormais des élèves « perdus de vue »), soit une minorité, chiffre que le ministre fait passer à 4 % sans vergogne dans ses discours.

L’analyse de la DEPP s’appuie sur 7 enquêtes effectuées par Internet. Certaines catégories de personnel éducatif (inspecteurs, personnels de direction du second degré) ont été interrogées de manière exhaustive. Pour les autres, des échantillons aléatoires simples ont été constitués, avec la volonté, pour les directeurs d’école et enseignants du premier et du second degré, de les équilibrer en tenant compte de l’ancienneté, du sexe et du statut et, pour les familles d’élèves du second degré, en fonction du niveau de formation de l’élève et de la catégorie socioprofessionnelle des parents. C’est la première enquête scientifique et officielle sur les résultats de la « continuité pédagogique ».  Il paraîtrait donc logique de la prendre au sérieux. Pourtant, ses conclusions surprennent parce qu’elles contreviennent à toutes les analyses qualitatives existantes, bien plus nuancées sur la réussite de l’entreprise.

L’examen des résultats détaillés de l’étude DEPP montre que la réalité a été un peu plus mitigée que ne l’affiche le titre. Ainsi, un quart des parents considère les activités proposées à leurs enfants comme « tout à fait profitables » et plus de 50 % comme « assez profitables » : la DEPP additionne les deux et cela fait 79 % de parents satisfaits, alors que sans doute 50 % avaient des réserves.

De plus, les réponses ne sont pas toujours différenciées selon la catégorie sociale ou la filière d’éducation suivie, ce qui serait le véritable intérêt de l’enquête. La note s’intéresse en effet à la situation d’ensemble du système éducatif et les conclusions qu’elle affiche concerne la totalité des établissements. Il est cependant possible, pour les enseignants, personnels de direction et CPE, d’isoler les réponses de ceux qui travaillent dans des établissements d’enseignement prioritaire ou des lycées professionnels :  les taux de satisfaction sur l’apprentissage des élèves pendant la période de confinement se situent alors entre 10 et 20 points au-dessous de la moyenne générale. De même, s’agissant de ces établissements, le pourcentage des « décrocheurs » est plus élevé qu’annoncé en vision générale : pour la filière d’éducation prioritaire, 10 % dans le primaire, 19 % dans le second degré et 19 % en lycée professionnel (rappelons qu’il s’agit là d’une déclaration, pas d’une mesure). Autrement dit, si l’on cherche à repérer les inégalités, on les trouve mais les résultats affichés les noient dans un ensemble qui, de fait, semble n’avoir pas si mal fonctionné.

Enfin, la note indique qu’une « faible proportion de collégiens et de lycéens déclare avoir eu des difficultés matérielles pour travailler » (9 élèves sur 10 n’auraient pas manqué de place et 8 sur 10 n’auraient jamais manqué de matériel). Ces résultats ne sont vraisemblables que si les enfants des familles pauvres ou modestes  ne sont pas pris en compte, soit que l’échantillon ait été biaisé, soit que ces enfants n’aient pas répondu et que les redressements effectués pour tenir compte de ces non réponses soient insuffisants.

De plus, la synthèse semble inexacte : le détail de l’étude révèle que 25 %  des collégiens et lycéens déclarent avoir eu très souvent des difficultés de connexion, ce que confirment les parents. De même les résultats affichés indiquent qu’« un tiers seulement » des élèves aurait rencontré des problèmes de motivation et 19 % d’organisation de leur temps et que 85 % des élèves auraient travaillé en autonomie.  Le détail de l’étude rend un son bien différent : 37 % des élèves ont rencontré, souvent ou très souvent, des problèmes de motivation, 19 %, souvent ou très souvent, des problèmes d’organisation et 15 %, souvent ou très souvent, d’autonomie.

La note de la DEPP présente donc les chiffres de manière fallacieuse : elle tend à minimiser les différences, les inégalités, les difficultés. Elle pose de vraies questions déontologiques : si, à l’Education nationale, le statisticien ne met pas en relief les différences entre catégories sociales ou les inégalités et les difficultés d’une politique, fait-il son métier ? L’agrégation des chiffres dans une Education nationale si fragmentée est-elle une méthode correcte ?

Relire des études plus simples ou des témoignages plus subjectifs mais finalement plus fiables

Ainsi, la revue électronique Métropolitique du 16 avril 2020 rappelait les chiffres du surpeuplement des logements, qui a diminué en France (de moitié entre 1984 et 2006) mais touche encore 8 % de la population. Dans les ménages du premier décile de revenu, au rebours de la tendance de fond, le surpeuplement a augmenté de 2006 à 2013 (où il est passé de 24 à 30 % des ménages).  C’est dans les grandes agglomérations qu’il est le plus fréquent, touchant un ménage sur 5, y compris dans les logements sociaux (17 %), a fortiori dans les QPV (22 % nationalement, un tiers en Région parisienne). Les habitants des cités n’ont pas alors de lieux de refuge et d’espace personnel dont disposent les occupants de pavillons, jardin, garage, petit atelier. Ils peuvent les avoir en alternance (la chambre des enfants qui sert de bureau quand les enfants sont à l’école, le balcon quand personne n’est là, la cuisine quand tout le monde est couché) mais n’ont pas « ce lieu à soi » permanent qui permet de s’aérer. Ou alors ils le trouvent dehors, dans des recoins de hall, des squares ou des bouts de trottoirs, d’où la « culture de la rue » chez les adolescents qui représente leur soupape. Comment répondre dans ces conditions à l’impératif de « continuité pédagogique » ?

Autres données, celles du baromètre du numérique 2019 (réalisé par l’ARCEP, le Conseil général de l’économie et la mission « Société numérique ») : les 12-14 ans disposent à 81 % d’un téléphone portable et les 15-17 ans à 99 %.  Mais 81 % seulement des 12-17 ans ont accès à la fois à un ordinateur et à un smartphone : le taux de double équipement est très lié au revenu de la famille. Selon un document publié par l’OCDE sur la France pendant la crise, 79 % des élèves du quartile de revenus le plus modeste ont accès à un ordinateur utilisable pour le travail scolaire et 22 % n’en ont pas. Comment suivre une classe virtuelle ou lire des documents scolaires sur un smartphone ?

Enfin, selon l’enquête Talis de l’OCDE sur le métier d’enseignant, avant la crise, seuls 45 % des enseignants de collège se disaient capables de soutenir l’apprentissage de leurs élèves par des technologies numériques. Une enquête d’un laboratoire spécialisé dans l’aide aux enseignants (Syn Lab), réalisée en mars 2020 auprès de 1330 enseignants du primaire et du secondaire, révélait au demeurant que 20 % seulement d’entre eux étaient sereins en début de confinement, les autres étant anxieux ou très anxieux, avec des craintes particulières pour les élèves les plus fragiles.

C’est aussi à partir d’une connaissance du terrain et du suivi régulier d’une cohorte d’élèves et d’enseignants qu’un universitaire spécialiste des usages numériques, Pascal Plantard, a pu estimer qu’un quart des enseignants était « acculturé » aux outils numériques et a su créer une dynamique de classe, parce qu’ils avaient réfléchi aux spécificités d’un enseignement à distance. Une moitié a tâtonné, commis des maladresses, mettant au départ énormément de documents en ligne puis rationalisant leur approche et l’améliorant. Un quart n’avait aucune expérience, a limité ses tentatives et parfois  renoncé. La conclusion est ici que la casse a été limitée au mieux, parfois au prix d’un effort difficile et du recours à l’entraide, mais que l’Education nationale n’était absolument pas prête à affronter ce défi.

Tirer les leçons de la crise

 Le refus du ministre d’établir un diagnostic réaliste des difficultés mises en exergue par la crise l’empêche par définition de chercher des solutions. Pourtant, il faudrait traiter au moins deux questions qui se posent avec acuité : quelle politique sur le numérique à l’école ? Quelle politique pour l’Education prioritaire ?

 La loi de refondation de l’école de la République du 8 juillet 2013 a prévu la création d’un service public numérique de l’éducation, co-construit par l’Etat et les collectivités territoriales, avec l’ambition de mieux former au numérique des jeunes appelés à l’utiliser massivement dans leur vie professionnelle et de faire évoluer les méthodes pédagogiques pour améliorer les apprentissages. Un rapport de la Cour des comptes du 8 juillet 2019 (https://www.ccomptes.fr/fr/publications/le-service-public-numerique-pour-leducation) montre que les intentions n’ont pas été suivies d’effet : les collectivités ont certes dépensé de l’argent, mais dans l’achat désordonné d’équipements individuels, sans cadrage national, accentuant en fait les inégalités existantes. Les établissements ne bénéficient pas toujours d’une connexion suffisante. L’Etat n’a pas, quant à lui, défini de stratégie : il n’a pas formé les enseignants ni mis à leur disposition des ressources dans un environnement sécurisé (celles-ci sont abondantes mais leur offre est mal organisée). Beaucoup reste à faire pour assurer aux établissements, de manière homogène, des infrastructures fiables et un équipement suffisant, la condition absolue de réussite étant de former les enseignants et de mettre à leur disposition des ressources adaptées.

Face au constat de la Cour, le ministère s’est doté d’un plan en 2019 : le bilan établi en ce domaine par la Commission des affaires culturelles de l’Assemblée montre cependant que les conclusions de la Cour de 2019 restent exactes en 2020. La circulaire de rentrée ne rappelle même pas cette ambition, sauf à mentionner la mise en place d’une certification des compétences numériques pour les élèves de 3e et de terminale : rien sur la formation des enseignants, rien non plus sur les nécessaires évolutions pédagogiques liées au numérique, compte tenu des errements qui ont marqué le printemps. A lire les suggestions très riches de l’étude citée ci-dessus de Syn Lab, les enseignants ont pourtant beaucoup appris en ce domaine et beaucoup à suggérer, y compris sur l’utilisation d’outils non institutionnels mais familiers aux jeunes.

 La circulaire ne dit rien non plus sur les projets relatifs à l’Education prioritaire. Depuis qu’il a été nommé, le ministre souligne régulièrement les médiocres résultats obtenus en ce domaine, dont témoignent deux rapports récents, celui du CNESCO et 2016 et celui de la Cour des comptes en 2018. Il a demandé un rapport lui proposant des pistes de réforme, qui lui a été remis en 2019 (rapport Mathiot/Azéma). Celui-ci proposait d’aider davantage les établissements du réseau REP + qui accueillent une population qui en a sans conteste besoin. En revanche, pour éviter le caractère binaire de l’attribution (ou pas) de l’étiquette REP, il proposait de remplacer le réseau REP, qui couvre parfois des établissements qui n’en ont pas besoin et néglige des zones qu’il devrait intégrer (petites villes en déclin, zones rurales éloignées) par un « réseau de priorité académique » défini au niveau régional et local en fonction des difficultés constatées. L’on ne sait toujours pas aujourd’hui, des propositions remises, quelles seront celles retenues. Il serait pourtant urgent de relancer la lutte contre les inégalités liées à la crise sanitaire, sociale et éducative.

 

Au final, que contient la circulaire de rentrée ? Elle demande que les enseignants poursuivent la politique d’évaluations nationales mise en place en 2018 et 2019 en début du CP, mi-CP, en début de CE1 et en 6e. Elle demande que, pour les autres niveaux, ils utilisent les outils de positionnement mis à leur disposition. Elle rappelle que les outils pédagogiques fournis pour remédier aux difficultés des élèves doivent être utilisés, de même que les dispositifs pour une aide individualisée, « Devoirs faits » pour le collège et heures d’activités pédagogiques complémentaires en primaire. Elle insiste à nouveau sur l’apprentissage des compétences de base et les savoirs fondamentaux. C’est en fait une reprise du discours permanent du ministre, qui est maintenant bien connu : les acquis sont mesurés très fréquemment, on y remédie par l’aide individuelle et la répétition des exercices et tout doit aller mieux. Le problème est que les enseignants n’adhèrent pas à la méthode, contestent les évaluations mises en place et dévalorisent les outils de remédiation. Ils jugent la pensée du ministre « trop simple » et souhaiteraient un autre discours sur l’aide aux élèves défavorisés. Cette année, la circulaire aurait pu leur parler de ce qu’ils viennent de vivre et les mobiliser pour améliorer les réponses. Las ! C’est une redite du discours d’avant, avec le risque de rester incantatoire. Le ministre n’a rien appris du COVID mais surtout son discours semble désormais mouliner dans le vide. L’écart est de plus en plus net entre les injonctions nationales qui imposent une vision uniforme des actions à mener et une réalité de terrain, fragmentée et inégale, où les acteurs font face et veulent réussir, ou bien se débrouillent au mieux, ou encore baissent les bras,  oscillant parfois entre ces attitudes selon le moment.

Pergama, le 23 août 2020