Comment dévoyer la protection fonctionnelle des agents publics

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Comment dévoyer la protection fonctionnelle des agents publics

Dans son rapport de juillet 2020 sur les comptes et la gestion des services de la Présidence de la République (exercice 2019), la Cour des comptes note que, conformément à la loi, la Présidence prend en charge des frais d’avocats liés à la protection juridique des fonctionnaires ou contractuels qui en font la demande, en raison de leur mise en cause dans le cadre de leurs fonctions. Le montant de ces dépenses est plafonné par des conventions spécifiques conclues avec les avocats des intéressés. La Cour s’en tient là, notant simplement que les dépenses correspondantes se sont élevées en 2019 à 159 766 euros contre 2 352 l’année précédente. C’est la presse qui a ensuite révélé ce que recouvraient ces chiffres : la Présidence assume les frais de défense de Claude Guéant et d’Emmanuelle Mignon, anciens agents publics de l’Elysée, poursuivis en 2019 devant le tribunal correctionnel pour favoritisme et détournement de fonds publics (non-respect des procédures d’attribution de marchés de sondages), après remise d’un rapport d’instruction faisant suite à une plainte de l’association Anticor.

Cette prise en charge a choqué. Curieusement, tous les commentaires reprennent les arguments de l’Elysée et des personnes poursuivies : il s’agit là d’une obligation de l’Etat prévue par la loi et l’Elysée ne ferait donc qu’appliquer les textes sans pouvoir s’y soustraire. Selon une tribune publiée par l’Observatoire de l’éthique publique (Position paper d’Emmanuel Aubin), l’on serait là « dans une zone grise à l’égard de l’éthique » : la protection des fonctionnaires par leur employeur est une obligation et la jurisprudence administrative l’interpréterait avec rigueur. Ainsi, l’article cite l’arrêt Borrel (Conseil d’Etat, 28 décembre 2009) selon lequel un simple communiqué factuel ne suffit pas à satisfaire l’obligation de protection ou l’arrêt Ménage (CE, 28 juillet 1999), qui condamne l’Etat pour avoir refusé sa protection à un fonctionnaire sans invoquer la seule raison qui lui permettrait de le faire, à savoir la faute personnelle.

C’est bien là le nœud de l’affaire : la question ne porte pas sur l’obligation qu’a l’Etat employeur de protéger ses fonctionnaires (elle s’impose et, quand la protection est accordée, la décision est créatrice de droits), mais sur le fait de savoir si les conditions qui l’y obligent sont remplies. L’article 11 de la loi du 13 juillet 1983 indique en effet, pour s’en tenir aux poursuites pénales : « Lorsque le fonctionnaire fait l’objet de poursuites pénales à raison de faits qui n’ont pas le caractère d’une faute personnelle détachable de l’exercice de ses fonctions, la collectivité publique doit lui accorder sa protection ». Précisons que selon les textes, la protection inclut le paiement des frais exposés par le fonctionnaire dans le cadre des instances civiles ou pénales qui le visent.

La question est donc de savoir si Claude Guéant et Emmanuelle Mignon ont commis ou pas une faute personnelle. Or tout le monde paraît considérer que c’est la justice qui en décidera et que l’employeur ne peut pas se prononcer sur un point aussi crucial. Certes, dans certains cas, la décision judiciaire peut éclairer l’employeur qui ne connaîtrait pas les détails du dossier pénal du fonctionnaire. Pour autant, l’employeur peut (doit) s’interroger. S’il en a les éléments, il lui appartient pleinement de décider s’il y a eu ou pas faute personnelle. La Jurisprudence du Tribunal des conflits a d’ailleurs toujours distingué la faute personnelle et la faute pénale : selon ce tribunal, la faute personnelle est la faute d’un agent comportant soit une intention de nuire (violences, violation  consciente de certaines obligations), soit présentant une gravité inadmissible à l’égard du service. La faute personnelle peut donc parfaitement être appréciée dans le cadre d’une enquête administrative diligentée par l’employeur. Dans le cas de Claude Guéant et d’Emmanuelle Mignon, qui ne nient absolument pas avoir violé le Code des marchés et invoquent une « tradition » élyséenne sans fondement juridique qui les a conduits à choisir des prestataires amis du Président, la faute personnelle est certaine, d’autant qu’Emmanuelle Mignon, par ailleurs membre du Conseil d’Etat, avait précédemment rappelé aux services de l’Elysée, par note interne, les règles à respecter en ce domaine.

L’Elysée pouvait donc se prévaloir de cette analyse pour refuser la prise en charge des frais de justice incombant à ces fonctionnaires. Ceux-ci auraient alors pu, s’ils s’estimaient lésés, former un recours contre cette décision et le juge aurait tranché. Pourquoi ne pas avoir suivi cette procédure ? Pourquoi dire que la loi impose une obligation à laquelle on ne peut se soustraire ? La réponse est claire mais elle n’est pas juridique.