Mesures de sûreté : la confusion des genres

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Mesures de sûreté : la confusion des genres

La proposition de loi déposée le 20 mars 2020 par les membres du groupe parlementaire LREM avec le soutien du gouvernement introduisait dans le Code de procédure pénale la possibilité d’imposer des mesures de sûreté à des personnes condamnées pour terrorisme qui auraient purgé leur peine d’emprisonnement. Ces personnes, qui devaient avoir été condamnées à une peine d’au moins 5 ans d’emprisonnement (3 ans en cas de récidive) devaient présenter, à la fin de leur peine, une dangerosité particulière (probabilité de récidive, adhésion à une idéologie incitant au terrorisme). Les mesures prévues, éventuellement cumulatives (porter un bracelet électronique, pointer régulièrement dans un commissariat de police ou une gendarmerie, respecter l’interdiction de fréquenter certains lieux ou certaines personnes, obtenir l’autorisation  du juge pour des déplacements d’une certaine durée ou des changements de résidence et de travail, répondre aux demandes de renseignement du SPIP, service pénitentiaire d’insertion et de probation, et l’informer de changements de domicile ou d’emploi) étaient loin d’être anodines, d’autant que, décidées pour un an par une juridiction spécifique (la juridiction régionale de la rétention de sûreté de Paris), elles pouvaient être prolongées 5 ans et dans certains cas, 10.

Par décision du 7 août 2020, le Conseil constitutionnel, saisi par le Président de l’Assemblée Nationale puis par des parlementaires, a annulé l’essentiel du dispositif (https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2020/2020805DC.htm).

Le Conseil ne s’oppose pas, dans le principe, au fait d’imposer des mesures de sûreté à des condamnés ayant purgé leur peine.  Il rappelle que le terrorisme trouble gravement l’ordre public et que la prévention des atteintes portées à ce dernier est un objectif à valeur constitutionnelle. Il note qu’il est loisible au législateur, pour assurer cette prévention, de prévoir des mesures de sûreté fondées sur la dangerosité des personnes, si celle-ci est mesurée selon des critères objectifs.

Pour autant, le Conseil rappelle un principe déjà formulé dans sa décision de 2008 sur la loi instituant la rétention de sûreté (DC 2008-562 du 21 février 2008)) : même si les mesures de sûreté ne sont pas des peines, elles ne doivent pas porter aux libertés garanties par la Constitution des atteintes qui ne seraient ni nécessaires ni proportionnées. Il ajoute ici que de telles mesures ne peuvent être mises en place que s’il n’en existe pas d’autres qui auraient un caractère préventif équivalent tout en étant moins attentatoires aux libertés publiques.

Or, les mesures prévues par la proposition de loi portent des atteintes lourdes aux libertés (droit d’aller et de venir, droit à une vie familiale normale…) ; elles peuvent durer plusieurs années, ce qui en augmente la rigueur ; elle peuvent s’appliquer à des personnes condamnées pour partie avec sursis et qui, pour autant, n’auraient pas été soumises par le juge à des formes de surveillance plus légères, mise à l’épreuve ou sursis probatoire. De même, la loi n’exige pas que la personne ait bénéficié, pendant sa détention, de mesures de réinsertion, qui là aussi auraient pu empêcher l’application de mesures plus rigoureuses. Enfin la mesure peut être renouvelée sans éléments nouveaux. Au final, ces considérations conduisent le Conseil à juger les mesures prévues non conformes à la Constitution.

Aux termes de l’article 39 de la Constitution, le Président de l’Assemblée nationale peut demander au Conseil d’Etat de rédiger un avis sur une proposition de loi. C’est ce qu’il a fait en l’occurrence.

L’avis remis par le Conseil d’Etat a des vertus pédagogiques : il rappelle que les mesures de sûreté, qui tendent à prévenir les infractions, ne sont pas, juridiquement, des peines, qui visent à punir ; qu’il en existe déjà plusieurs, même si la plupart, hormis celles prévues dans la loi de 1955 sur l’état d’urgence, sont postérieures à la loi du 25 février 2008 relative à la rétention de sûreté ; qu’elles revêtent des formes variées (inscription sur un fichier judiciaire, rétention de sûreté, mesures de contrôle instituées en 2017 pour les personnes soupçonnées de proximité avec des mouvements terroristes) ; qu’elles peuvent aussi être prises pour des raisons de santé (hospitalisation sous contrainte, placement en quarantaine) ; que, selon la jurisprudence du Conseil constitutionnel, elles doivent être placées sous le contrôle de l’autorité judiciaire dès lors qu’elles sont privatives de liberté ; enfin que le Conseil constitutionnel a décidé à plusieurs reprises qu’elles ne sont pas, par principe, contraires à la Constitution (cf. supra la décision sur la loi relative aux peines de sûreté et la décision QPC 2017-601 du 16 février 2018) mais doivent être adaptées, nécessaires et proportionnées à l’objectif poursuivi. Cependant, le Conseil d’Etat reconnaît que, si la distinction entre peine et sûreté est claire en principe, les deux sont parfois difficiles à distinguer.

S’agissant de la proposition de loi du printemps 2020, le Conseil d’Etat s’interroge sur sa « nécessité » et, à vrai dire, en doute. Il existe déjà dans le droit des dispositions nombreuses qui tendent à prévenir les crimes et infractions des personnes sorties de détention. Il est vrai que certaines ne sont  pas adaptées à la population visée par la proposition (c’est le cas de la rétention de sûreté, réservée à des personnes qui présentent des troubles de la personnalité) et que les autres ne recouvrent pas exactement le même champ (suivi socio-judiciaire, voire contrôle administratif et surveillance défini par la loi du 30 octobre 2017). Surtout, le Conseil doute de la portée préventive des mesures définies : il y voit une volonté de surveillance renforcée, mesure qui est déjà prévue par la loi du 24 juillet 2015 qui la confie aux services de renseignement.  Au final, le Conseil d’Etat a manifestement hésité à recommander l’abandon de la proposition : il finit par conclure qu’elle n’est pas inutile compte tenu de certaines failles de la législation existante et se contente de recommandations : la loi doit prévoir que la dangerosité des personnes doit être solidement établie et la durée totale des mesures ne doit pas dépasser 5 ans. Il suggère également de faire un bilan d’ensemble des dispositions de prévention de la récidive terroriste, qui sont multiformes, compliquées et dont la cohérence et l’efficacité mérite d’être vérifiées.

Que penser de ce débat ?

L’analyse du Conseil d’Etat manque de netteté :  elle s’est focalisée sur la coexistence de la proposition de loi et de dispositions existantes, plus ou moins redondantes il est vrai ; même si le Conseil a recommandé de limiter à 5 ans la durée totale des mesures, il a mal mesuré combien celles-ci étaient attentatoires aux libertés et disproportionnées, par leur lourdeur, avec le but poursuivi. Il est vrai que la jurisprudence du  Conseil constitutionnel ne l’a pas vraiment aidé à y voir clair : en 2008, lors de l’examen de la loi sur la rétention de sûreté, le Conseil constitutionnel a bien évidemment rappelé que les mesures de sûreté devaient être adaptées, nécessaires et proportionnées mais il a admis pour autant une rétention qui pouvait être perpétuelle à la condition, formelle et impossible à prouver, qu’il s’agisse là de l’unique moyen de prévenir une infraction. La seule mesure alors jugée inconstitutionnelle a été la rétroactivité de la mesure. En 2020, le Conseil, sur le fondement du même principe, se montre bien plus soucieux de l’évidente disproportion entre l’objectif visé et l’atteinte aux libertés publiques…Avec le Conseil constitutionnel, il est donc difficile de se prononcer à l’avance : les principes sont toujours les mêmes mais les décisions sont tantôt répressives, tantôt libérales.

Toutefois, sur deux points essentiels, le Conseil d’Etat a vu juste : la frontière entre peine et mesure de sûreté n’est claire qu’en principe et pas en réalité ; surtout, la plupart des mesures de sûreté ne visent pas la prévention mais la surveillance. Si les pouvoirs publics étaient réellement attachés à prévenir les crimes et délits, l’on aurait mis en place depuis longtemps, pendant la détention, des mesures de réinsertion pour tous et, après la détention, un accompagnement attentif. En l’occurrence la proposition de loi s’adressait à l’opinion publique, sans garantie d’empêcher la récidive : son annulation ne suscite aucun regret.