Délinquance, insécurité : éviter les approches trop simples

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Délinquance, insécurité : éviter les approches trop simples

En cet automne 2020, la délinquance redevient un thème d’affrontement politicien. « La France est malade de son insécurité », affirme le ministre de l’Intérieur sur le fondement de quelques récentes affaires, il est vrai atroces. Il dispose d’une explication toute prête qui fleure bon les brèves de comptoir sans être nécessairement inexacte : l’augmentation (présumée) de la délinquance serait liée à une crise de l’autorité, notamment de l’autorité de l’Etat. Si la délinquance s’explique par l’ensauvagement (la propension inexpliquée du corps social ou de certains groupes sociaux  à céder à la brutalité, voire à une violence « gratuite »), il suffirait donc de lui opposer des représentants de l’ordre énergiques et décidés. Cette simplification de la réalité, marque avérée de populisme,  ne résiste pas à l’analyse : cela fait 20 ans que les experts soulignent la complexité des chiffres de la délinquance et appellent à la prudence quant à leur interprétation. Point décisif, cela fait aussi très longtemps que l’on sait que le renforcement des actions policières ne suffit pas à réduire la délinquance et qu’il y faut d’autres outils. Cela dit, l’opinion se vit comme saturée de violences et cela mérite attention.

Mesurer la délinquance

 Plusieurs études (notamment Améliorer la mesure de la délinquance,  Philippe Robert et Renée Zauberman, Terra Nova, juillet 2019, La mesure statistique de la délinquance, Alexandre Estival et Olivier Filatriau, AJ Pénal, Dalloz) expliquent très bien, en ce domaine, les difficultés rencontrées, les progrès réalisés, les limites encore constatées. Jusqu’en 2014, la délinquance a été mesurée par l’activité des services en charge de la réprimer, police et gendarmerie, avec le recensement des crimes et délits inscrits sur un formulaire.  Les chiffres fournis ont donné lieu à de vives contestations, liées à l’hétérogénéité des pratiques mais aussi à des manipulations statistiques, voire à des tripatouillages liées à la « politique du chiffre » en vigueur dans les années 2000. A la suite de plusieurs rapports d’Inspection générale et d’un rapport parlementaire de 2013, la mise en place au ministère de l’Intérieur d’un service statistique ministériel de la sécurité intérieure sous l’égide de l’Insee a permis de fiabiliser les chiffres produits, de les regrouper sous 12 indicateurs (homicides, vols avec armes, vols violents sans armes, coups et blessures volontaires…) et, pour les destructions et dégradations volontaires, d’y intégrer les contraventions de 4e et 5e classe, afin d’avoir de la délinquance la vison la plus complète possible.

La première conclusion de ce constat est que  la délinquance est extrêmement diverse et qu’il est déraisonnable de ne produire qu’un seul chiffre ou de n’en produire que quelques-uns : l’évolution des homicides n’a pas le même sens que celle des atteintes aux biens. La délinquance, c’est une ribambelle de chiffres que l’on ne peut amalgamer.  Le gouvernement semble se focaliser sur les formes violentes :  pour autant, la population souffre aussi des vols, des escroqueries et des trafics de drogue. Il faut en outre lutter contre la propension à exclure la « délinquance en col blanc » de la délinquance proprement dite ou à en minimiser la place : la fraude fiscale, la méconnaissance des droits sociaux élémentaires par les employeurs font partie de la délinquance, même si le regard social est différent. Ces formes de délinquance ont aussi des conséquences sur la cohésion sociale et sur l’appréhension par les citoyens de la capacité de l’Etat à faire respecter la loi.

La deuxième conclusion est que les chiffres produits par l’administration policière ont leurs limites. La police ne peut enregistrer que ce qui est porté à sa connaissance : s’il n’y a pas dépôt de plainte (ce qui est fréquent pour les tentatives de cambriolage, le vandalisme, les escroqueries…), la délinquance peut être sous-estimée. Cela a longtemps été le cas pour les violences sexuelles ou les violences domestiques, c’est moins vrai aujourd’hui. La loi elle-même a changé : le périmètre de définition des coups et blessures volontaires a ainsi évolué depuis 15 ans, ce qui a eu, à l’inverse, un effet inflationniste. De plus, certains chiffres reflètent l’activité des services plus que la réalité, telles les statistiques concernant le trafic ou la consommation de drogues (un service dynamique va voir ses chiffres augmenter). Enfin, certains délits relèvent aussi d’autres services, les douanes, le fisc, l’Inspection du travail :  l’on sait que certaines infractions au droit du travail (travail dissimulé) ou  au Code des impôts (fraude fiscale) sont mal mesurées.

Conclusion supplémentaire : l’interprétation de l’évolution des chiffres produits par la police doit être prudente, surtout si les comportements changent. Ainsi, l’augmentation des chiffres sur les violences faites aux femmes ou les violences sexuelles n’est pas une mauvaise nouvelle si elle témoigne d’une moindre tolérance de la société et d’une plus grande propension des victimes à se plaindre.

Le constat ci-dessus démontre que plusieurs sources sont nécessaires pour apprécier l’évolution de la délinquance. Depuis quelques années, les experts complètent systématiquement les chiffres produits par la police par ceux d’une « enquête de victimation » publiée par l’Insee et l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP), appelée « Cadre de vie est sécurité » (CVS) et réalisée depuis 2007, même s’il existait auparavant une enquête proche. Cette enquête interroge les ménages sur les faits de délinquance dont ils ont été victimes dans les 2 ans précédents. Elle permet de mesurer la faiblesse du dépôt de plainte dans certains cas (aux alentours de 15 % pour les violences sexuelles, les violences au sein du ménage, le vandalisme). La difficulté est qu’il s’agit d’une enquête déclarative, qui peut comporter des approximations, qu’elle n’est pas adaptée à certaines formes de délinquance (fraude) et que les résultats arrivent un an plus tard que les chiffres du ministère de l’Intérieur.  Pour autant, de nombreux experts préfèrent travailler sur les chiffres qu’elle produit, qui sont, disons-le, plus représentatifs que les états établis par la police.

D’autres sources peuvent être également mobilisées, par exemple sur la consommation de drogue ou la fraude, même si souvent, il ne s’agit que d’estimations.

Dernière conclusion : comme le souligne constamment un expert en ce domaine, Philippe Robert (voir notamment Mesurer la délinquance, Presses de sciences-po, 2012), seules les séries longues sont significatives. Elles sont les seules à montrer les tendances lourdes. Les déterminants de la délinquance sont en effet de moyen ou long terme et ne dépendent pas de politiques ponctuelles. De ce fait, l’annonce récente du ministre de l’Intérieur selon laquelle il va annoncer chaque trimestre l’évolution de la délinquance n’a aucune portée raisonnable. Elle postule que l’évolution de la  délinquance obéit mécaniquement aux actions mises en œuvre par la police, alors que les causes sont bien plus complexes et plus profondes.

 Quelle évolution de la délinquance sur le long terme ?

 Contrairement aux affirmations du ministre, la délinquance violente n’augmente pas ou  peu sur le long terme. C’est vrai sur les homicides, où les statistiques de la police, qui globalisent homicides et coups et blessures suivis de mort,  montrent, après une hausse de 1970 à 1985, une tendance à la décroissance, interrompue par une remontée liée au terrorisme depuis 2010 et surtout 2014-2015 (in L’insécurité, un épouvantail électoral à déminer, L. Mucchielli, The Conversation, 20 février 2020, article qui montre que la hausse récente des homicides est surtout liée à des violences idéologico-politiques).  S’agissant des violences physiques hors ménage, l’enquête CVS 2018 montre une stabilité de long terme  voire une tendance à la baisse (de 776 000 en 2006 à 710 000 en 2018, avec des évolutions en dents de scie selon les années), de même qu’elle montre une nette tendance à la baisse, de 2006 à 2018, pour les vols avec violences ou menaces. Les insultes et menaces sont stables pendant la période.  Les vols sans violences ont également baissé. Seule l’évolution des violences sexuelles hors ménages, qui fait l’objet de réserves méthodologiques (le questionnaire a changé) est à la hausse, sans doute compte tenu des évolutions de la société. C’est aussi le cas des cambriolages et des tentatives de cambriolage, qui avaient déjà connu une très forte augmentation de 1955 à 1985, liée au développement d’une société de consommation qui aiguise la convoitise, délinquance qui augmente tendanciellement de 2006 (451 000) à 2018 (557 000), tout comme des escroqueries bancaires. Certaines formes de délinquance augmentent mais ce n’est pas vrai de la plupart des formes violentes.

 La manipulation politique des chiffres et surtout des solutions

Il serait donc loisible de conclure que certains partis ou hommes politiques agitent des chiffres discutables et des évolutions de très court terme pour manipuler l’opinion : pour obtenir le report de voix de droite, le gouvernement veut démontrer sa détermination à agir en durcissant les textes ; les partis de droite et d’extrême droite veulent quant à eux dénoncer le laxisme des autorités publiques devant une criminalité qui serait croissante, notamment dans les quartiers dits « de reconquête républicaine ».

Pour une part, l’objectif semble bien être manipulatoire, notamment quand le ministre de l’Intérieur annonce en 2018 une augmentation de 8 % des violences gratuites (la notion n’est définie nulle part et l’on ne sait d’où vient ce chiffre) ou quand  son successeur soutient que « la France est malade de sa délinquance ». Il n’est d’ailleurs pas certain que le but soit atteint : selon l’enquête CVS 2019, le sentiment d’insécurité dans le quartier, le village ou à domicile est très stable sur longue période et le pourcentage de la population qui place la sécurité au premier plan de ses préoccupations a plutôt tendance à baisser (de 15 % à 10 % depuis une dizaine d’années, les préoccupations dominantes étant en 2019 le terrorisme, la pauvreté et le chômage).

La manipulation est surtout frappante quand on évoque les solutions. Il n’est question que de renforcer les textes répressifs. Or, cette solution n’est pas efficace, comme le montre le bilan du durcissement sécuritaire de 2002 à 2011. Nombreuses sont les études, notamment aux Etats-Unis, qui démontrent que l’alourdissement des peines n’a pas d’impact sur le niveau de la délinquance et que l’extension de l’emprisonnement a plutôt des effets négatifs sur la récidive, qui ne fléchit que si le condamné reste inséré dans une vie sociale et se projette sur l’avenir.

De même, dans l’article cité supra, L. Mucchielli souligne que, dans le domaine de la drogue, alors que les trafics génèrent de nombreuses violences dans les zones de revente, la répression n’a cessé d’augmenter mais en se centrant sur les usages, sans réussir à avoir d’effets majeurs ni sur la consommation ni sur les trafics. La prévention en ce domaine est sacrifiée et le gouvernement ne veut pas entendre parler de l’expérience de pays qui ont décriminalisé l’usage du cannabis et ont ainsi mieux maîtrisé les trafics, de manière inégale il est vrai. Tout se passe comme si, en ce domaine, la prévention relevait du tabou : les décideurs ne parviennent pas à construire une politique fondée en raison.

Pourtant, une insécurité à prendre au sérieux

 Au final, il faut pourtant conclure de manière bien plus nuancée que n’y amène l’étude de la délinquance. L’étude des données statistiques n’épuise sans doute pas le sujet, pour plusieurs raisons.

En premier lieu, une évidence : l’insécurité varie considérablement selon les lieux. L’étude CVS montre que dans les Quartiers prioritaires de la politique de la ville, 19 % des personnes renoncent souvent ou parfois à sortir de chez elles pour des raisons de sécurité (11 % au niveau national). 26 % des habitants considèrent alors que la délinquance est le problème le plus important de leur quartier. L’insécurité est aussi plus durement ressentie par les personnes démunies lorsqu’elle prend des formes nouvelles, extorsion de fonds sur Internet, escroqueries bancaires…

En second lieu, il n’est pas certain que la population récuse le terme d’ensauvagement de la société, dès lors que l’on enlève à ce terme les sous-entendus racistes qu’il véhicule : elle réagit bien sûr au récit public de crimes odieux, mais aussi à la révélation des harcèlements sexuels en entreprise et à celle, de plus en plus présente, des violences conjugales ; elle entend les insultes constantes des réseaux sociaux et la haine qui s’en dégage ; elle voit la police et les manifestants justifier, chacun de leur côté, des violences illégales insupportables, sans que l’Etat porte une parole d’autorité envers ses propres troupes ; elle écoute les pugilats, règlements de compte, insultes et propos racistes constants de certaines radios commerciales. Le sociologue Christian Mouhanna voit dans l’aggravation de l’indignation devant certains crimes un signe de notre intolérance grandissante à la violence. Mais si cette violence est partout, même si elle est seulement verbale, elle crée une saturation inquiétante et elle conduit à penser les tensions sont permanentes, que les outils de dialogue et de régulation des tensions ont disparu et que chacun peut se librement se défouler.

Enfin, plus fondamentalement encore, le sentiment d’insécurité devant la délinquance s’accompagne d’un sentiment d’insécurité plus large. L’étude de France stratégie de 2016, Lignes de faille, révèle les peurs des Français : peur de la pauvreté alors que le système de protection sociale est très présent, peur de l’avenir que l’on pressent plus dur, sentiment que l’Etat est devenu incapable de protéger la population d’une mondialisation menaçante et des crises qui en découlent. Les Français se sentent vulnérables et la surévaluation de la délinquance et de la violence n’en est qu’un symptôme, que l’Etat doit prendre au sérieux.

Pergama, le 13 septembre 2020.