Pacte européen sur la migration et l’asile : trop compliqué pour être honnête?

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Pacte européen sur la migration et l’asile : trop compliqué pour être honnête?

Les années récentes ont été dures pour les migrants qui  cherchent à rejoindre l’Europe, même pour ceux dont la qualité de demandeurs d’asile ne soulève aucun doute. En septembre 2020, l’incendie du camp de Moria, l’un des 5 camps installés dans l’île de Lesbos en Grèce, a mis en pleine lumière un des pires aspects de la politique européenne, qui consiste à entasser et, dans les faits, à enfermer des milliers de migrants (plus de 12 000 à Moria, dont environ un tiers d’enfants) dans des camps surpeuplés et sans hygiène. Les responsables de ces camps mandatés par l’Europe disent à ces migrants qu’ils sont là le temps que leur demande soit examinée : mais ils y restent parfois des années, sans espoir, sans perspectives, sans occupation, dans une misère physique et psychologique absolue, au point que des enfants se suicident ou s’automutilent par  désespoir. Les Grecs sont le bras armé de cette politique et ils en rajoutent dans le mépris des droits humains quand ils matraquent et gazent les réfugiés qui cherchent à s’enfuir ou quand ils couvrent les milices qui les agressent. Mais la responsabilité réelle en incombe à l’Union : depuis les accords qu’elle a passés avec la Turquie en 2016 et l’institution de ces « hotspots » pourrissoirs en Grèce et ailleurs, la volonté est de dissuader les migrants d’entrer en Europe. Les pays européens le savent et en sont collectivement responsables, même ceux qui officiellement se désolent de cette situation.

 Comment en est-on arrivé là ?

 Moria est l’héritier de la « crise migratoire » de 2015, qui découle elle-même de l’incapacité de l’Europe à construire une politique de l’asile et de l’immigration.

Pourtant, depuis 30 ans, cette dimension participe de la construction d’une Europe « politique ».

Jusque dans les années 90, l’Union ne s’est pas préoccupée des migrations externes. C’est l’application du principe de libre circulation dans l’Union, au départ inspiré par des considérations économiques, qui a conduit à définir une politique de protection du territoire.  C’est en 1992, dans le traité de Maastricht,  que l’Union redonne vie à une expression qui figure déjà dans le traité de Rome sans avoir emporté jusque-là grande conséquence : elle se définit alors comme « un espace de liberté, de sécurité et de justice » voué à construire une action interétatique dans le domaine de la coopération policière et judiciaire et à prévenir le racisme et la xénophobie. L’immigration et l’asile deviennent des sujets dont les États débattent. En 1997, pas supplémentaire, le traité d’Amsterdam classe la politique des visas, de l’asile et de l’immigration parmi les compétences communautaires. En 2009, le Traité de Lisbonne assigne à l’Union l’objectif de développer une politique commune en matière d’asile, d’immigration et de contrôle des frontières extérieures.

Depuis lors, l’Europe, au nom de la protection d’un espace placé sous l’égide de principes communs et dont les frontières internes sont abolies, s’est définie, au moins dans quelques domaines, comme une puissance régalienne : les États membres ont ainsi annoncé vouloir travailler à la mise en place d’un « régime d’asile européen commun fondé sur l’application intégrale et globale de la Convention de Genève ». Les années 2000 ont permis, de fait, de définir un droit européen harmonisant a minima les législations nationales dans le domaine de l’immigration et de l’asile, même si des différences ont perduré. C’est aussi pendant cette période qu’a été créée l’agence Frontex en charge d’aider les États dans la protection des frontières extérieures de l’Europe. C’est encore dans la période qu’a été mis au point le règlement de Dublin qui désigne comme responsable de l’instruction de la demande d’asile le premier pays dans lequel le réfugié est arrivé en Europe. La politique européenne a toujours eu deux faces : la fixation de normes d’accueil ou de retour minimales pour mieux protéger les migrants et la protection des frontières, pour, comme le dira plus tard U. van der Layen, « sauvegarder notre mode de vie européen ».

Si l’Union est à même d’élaborer des orientations stratégiques, y compris dans les domaines régaliens, elle n’est pas capable, compte tenu de ses modalités de décision mais aussi de l’inachèvement permanent de son droit, d’en gérer les crises : en 2015, l’afflux de plus d’un million de réfugiés a fait voler en éclats la politique dite commune d’immigration et d’asile. A vrai dire, celle-ci n’existait pas vraiment : compte tenu des traditions divergentes des divers pays et de leur différence d’exposition aux migrations, la politique d’immigration et d’asile est toujours restée mixte, à cheval entre les compétence de l’Union et celles des États. Il n’a jamais existé d’office européen de l’asile appliquant un droit unifié, en charge d’instruire les demandes et d’orienter, éventuellement de répartir, les réfugiés. En 2015, les États, attachés à rester maîtres de leur politique de peuplement, ont totalement repris la main. Le principe de libre circulation dans l’espace Schengen n’a plus été appliqué partout, le règlement Dublin, qui s’est révélé totalement inadapté, a été délibérément mal appliqué,  Frontex, malgré, déjà, des efforts de renforcement, n’a pas réussi à cadenasser les frontières tout en menant des opérations critiquables.

L’Union a admis cette défaite lorsqu’elle a échoué à imposer aux États des quotas de répartition des réfugiés déjà présents sur son sol. Elle s’est alors concentrée sur l’endiguement, devenu sa seule politique : oubliant le respect de la Convention de Genève mentionné pourtant dans le TFUE, l’Union a abandonné les sauvetages en mer, passé des accords avec la Turquie, la Lybie, le Maroc et le Niger  pour « retenir » les réfugiés au mépris de leurs droits fondamentaux, organisé des hotspots où végètent, sans droits et sans espoir, des êtres humains, dont nombre de personnes vulnérables. Les tentatives faites depuis lors pour réformer le droit de l’asile et, en particulier le règlement de Dublin, se sont heurtées aux dissensions des États et à leur choix de l’inertie : les États du sud ont choisi de laisser passer les migrants, les États de l’est de fermer hermétiquement leurs frontières et des pays comme la France de faire jouer à plein le mécanisme de renvoi prévu dans Dublin III, quelle que soit sa cruauté, et de maintenir de mauvaises conditions d’accueil pour ne plus attirer de demandeurs. Les Pays de l’Union n’ont même pas réussi à trouver un accord sur le débarquement en Europe de réfugiés sauvés par des ONG, qui donne lieu chaque fois à des marchandages déshonorants.

Le Pacte pour la migration et l’asile proposé aujourd’hui par la Commission : une réforme attendue

En 2019, le programme d’U. von der Layen, future Présidente de la Commission européenne,  n’évoquait pas seulement le renforcement de la protection aux frontières, en avançant à 2024 l’objectif d’atteindre 10 000 garde-frontières. Elle voulait « défendre des valeurs », « respecter la dignité de tout être humain », rétablir l’espace Schengen et reprendre le processus abandonné de réforme du régime européen de l’asile. De fait, la dénonciation répétée de la « faillite » de l’Europe en ce domaine, la divergence des politiques appliquées par les différents pays, l’incapacité à faire respecter les textes sur le droit d’asile et le déséquilibre évident d’une politique migratoire désormais court-termiste et répressive, autant de raisons de reprendre la main.

Dans cette ligne,  Commission a fait connaître, le 23 septembre 2020, sa proposition d’un nouveau Pacte européen pour la migration et l’asile. Le détail n’en est pas intégralement connu mais les principales dispositions sont les suivantes :

1° Extension à d’autres pays dont sont originaires les migrants ou par lesquels ils transitent des accords passés aujourd’hui avec le Maroc, le Niger, la Turquie pour que, en contrepartie d’aides financières, ces pays « retiennent » les migrants ;

2° Généralisation des procédures « d’asile à la frontière », ce qui implique l’institution d’un dispositif aux frontières extérieures de l’Union et une capacité des pays concernés à apprécier dans un temps court si la demande est « recevable », sachant que les personnes vulnérables (familles avec jeunes enfants, mineurs, malades) pourraient, par exception, entrer dans le pays pour y déposer leur demande ; ce « filtrage » devrait permettre un examen plus rapide de demandes moins nombreuses (les demandeurs déboutés seraient rapatriés rapidement), sachant que ce serait toujours le pays d’arrivée qui serait responsable de l’examen de la demande (l’esprit du règlement de Dublin est maintenu) ; cependant, les conditions d’accès au statut de réfugié seraient harmonisées, un dispositif de « relocalisation » des personnes ayant obtenu l’asile serait prévu pour que les pays de première ligne ne soient pas submergés et une Agence européenne de l’asile veillerait à une bonne coordination de l’accueil, à une homogénéité du traitement des demandes et des retours ; les pays bénéficieraient d’un « soutien opérationnel » de l’Union pour remplir leur mission ;

3° Sauf situation d’urgence, où les pays devraient se montrer solidaires sur l’accueil, la solidarité serait « à la carte », les pays pouvant choisir, s’ils ne veulent pas accueillir de migrants « relocalisés », de participer au financement du retour des personnes déboutées ;

4° La légitimité des actions de sauvetage en mer serait reconnue, même si les migrants arrivés par cette voie devraient ensuite emprunter la voie commune de l’asile aux frontières.

Un inévitable compromis ou un projet dangereux qui ne respecte pas le droit international ?

 Indépendamment des réactions politiciennes (les pays de l’Europe de l’est du groupe de Visegrad ont manifesté leur opposition à une solidarité obligatoire, alors que le projet les dispense d’appliquer la convention de Genève, ce qu’ils ont toujours réclamé), la   publication du projet de Pacte a suscité deux types de réaction : le rejet, surtout de la part d’ONG qui le voient comme un recul choquant ou, à l’inverse, un accueil favorable de ceux qui en louent le « réalisme », espèrent la négociation d’un compromis qui mette fin à un système indigne, ou qui comptent sur la mise en place d’une gouvernance plus forte de l’Union pour mieux réguler le système.

Certains de ceux qui commentent positivement le projet émettent toutefois des craintes :  que l’équilibre ne soit pas trouvé, lors du filtrage des demandes,  entre l’exigence de rapidité et le respect des droits des demandeurs, qui ne doivent pas être renvoyés dans un pays où ils seraient en danger ; que les procédures de retour ne fonctionnent pas (c’est le cas aujourd’hui) et que les demandeurs qui ne peuvent obtenir l’asile embolisent le système ;  enfin, que la « diplomatie migratoire » de l’Union ne soit qu’un échange de services visant à contenir les flux sans réflexion sur la nécessité des migrations. Ainsi, l’Institut Delors souhaite-t-il que, parallèlement, soit définie une politique européenne d’immigration légale.  Quant à la Fondation Robert Schuman,  favorable à l’harmonisation des procédures et qui souhaite une répartition entre les États des migrants secourus en mer, elle plaide pour que soient évaluées les politiques de contrôle des flux migratoires négociées avec les pays tiers. Espérer mettre fin aux migrations de cette manière ne serait, dit-elle, qu’une illusion, car migrations et développement économique vont de pair.

Au final, le doute taraude : les compromis sont inévitables mais peut-on passer des compromis avec des pays européens qui voient dans l’immigration un danger pour la race blanche? Combien de temps prendra la négociation (le temps ne semble pas compter dans l’Union européenne) ? Quelles autres concessions seront faites, d’autant que les pays du nord se ferment aux réfugiés et que ceux qui se présentent comme ouverts et éclairés, telle la France, jouent double jeu, ne respectent pas les principes qu’ils proclament et s’efforcent d’appliquer le règlement de Dublin avec le plus de rigueur possible ?

Comment par ailleurs l’Union parviendra-t-elle    à épauler les pays de premier abord pour qu’ils examinent plus rapidement des demandes et de manière harmonisée ? Pour que les dispositifs d’accueil et d’hébergement soient dignes ?

Enfin, quand la Commission évoque l’extension des accords avec les pays de transit pour retenir les migrants, il est loisible de se demander si elle mesure le risque de détention arbitraire et de mauvais traitements pourtant constatés les années récentes. Quand elle renforce Frontex, peut-elle certifier que cet organisme sera correctement contrôlé et ne procèdera pas à des renvois arbitraires avec une brutalité aveugle ?  Quand la Commission évoque « l’asile aux frontières », est-on certain qu’il ne s’agit pas de systématiser les hotspots mis en place depuis 2016 et qui, outre qu’ils violent le droit de l’asile, sont des scandales humanitaires ? Enfin, quand elle parle accélération des procédures mais garantit le droit d’appel, il est légitime de se méfier, tant le droit au recours a été bafoué en Grèce.  La plainte de l’ONG Oxfam qui, en septembre 2020, demande à la Commission une enquête sur les violations par la Grèce des droits des demandeurs d’asile et, en particulier, sur les refoulements des réfugiés vers la Turquie, dénonce, en réalité, la politique européenne. Des institutions qui ont organisé un système aussi inhumain sont-elles capables aujourd’hui, de réformer le système et de respecter le droit d’asile ? La vigilance est au moins de mise.

Pergama, le 4 octobre 2020