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Libertés fondamentales et maintien de l’ordre

L’actualité met en lumière le débat, récurrent depuis des années, sur le maintien de l’ordre en France. Cependant, aujourd’hui, la controverse dépasse la seule question policière (doctrine et techniques du maintien de l’ordre, efficacité, encadrement de l’usage de la force) et prend une dimension plus politique : les droits donnés à la police, voire l’impunité dont elle semble jouir en cas d’abus, sont mis en regard des libertés publiques (droit à manifester, liberté d’expression, droit d’informer) et du contrôle que, aux termes de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, la société a le droit d’exercer sur les agents publics. Le débat revivifie le clivage traditionnel entre la gauche et la droite, dont un des marqueurs est une approche différente de l’ordre. Il oppose aussi les Français : une majorité soucieuse de sécurité publique craint le désordre et soutient la police, par choix de principe. Selon l’IFOP, en novembre 2020, 45 % des Français ont confiance en elle et 14 % éprouvent à son égard de la sympathie, tandis que 31 % éprouvent de l’inquiétude ou de l’hostilité. Il est vrai que les avis positifs tendent à s’effriter sur le long terme (en 1999, 75 % des Français éprouvaient confiance ou sympathie). Il est vrai aussi que ces chiffres cachent un clivage générationnel, les jeunes exprimant bien davantage de critiques et de méfiance envers les forces de l’ordre que les personnes plus âgées.

Reste que, lorsque l’enquête porte sur le sujet plus complexe des libertés publiques (enquête IPSOS d’avril 2019), les Français, qui se disent pourtant attachés aux libertés (ou du moins à certaines : plus de 80 % sont attachés à la liberté d’opinion et d’expression, 53 % seulement à la liberté de manifester) et qui s’inquiètent parce qu’ils les pensent menacées, les mettraient pourtant facilement de côté : ils jugent à 77 % que, face aux menaces, l’ordre public doit prévaloir, à 53 %, ils confieraient plus volontiers aux préfets qu’aux juges le droit d’interdire les manifestations, ils admettraient à 42 % que la police puisse perquisitionner les domiciles sans l’autorisation d’un juge et, à 39 %, considèrent que l’assistance d’un avocat lors des gardes à vue ne s’impose pas.

En France, l’ordre semble donc l’emporter sur les libertés. Pourtant, la situation évolue.

Pendant longtemps, une obsession sécuritaire acceptée sans grandes protestations

 L’on situe habituellement le début de l’obsession sécuritaire à la loi Sécurité et liberté d’Alain Peyrefitte du 2 février 1981, parfois à la loi du 9 septembre 1986 relative à la lutte contre le terrorisme et aux atteintes à la sûreté de l’Etat, qui fait le choix de  s’écarter, pour ce type de crime, des procédures et des principes de droit commun.

Par la suite, dans les années 2000, le droit pénal a évolué, évolutions remises en cause, pour partie, dans les années 2010. A partir de là, la loi ne réprime plus seulement les crimes et délits mais elle sanctionne aussi, en amont,  la dangerosité présumée. Ce changement explique la montée continue des peines de détention depuis 20 ans dans une France qui, aux rebours de nombreux pays européens, reste polarisée sur la punition plus que sur la réinsertion et privilégie l’enfermement des délinquants aux peines alternatives.

Plus encore que le droit pénal ordinaire, le droit antiterroriste, qui n’a cessé de s’enrichir (25 lois ont été adoptées depuis celle de 1986), a intégré la préoccupation d’anticipation des crimes. Ces textes (dont la loi sur l’état d’urgence de 2015), ont créé des infractions nouvelles ou des cas nouveaux d’assignation à résidence sur décision administrative (apologie du terrorisme, participation à un acte préparatoire à un acte terroriste, consultation habituelle de sites terroristes, intention de rejoindre des théâtres d’opérations terroristes). Ils ont également autorisé (c’est le cas des deux lois « Renseignements » de 2015), dans le cadre de la prévention du terrorisme et du crime organisé, la collecte massive de données de connexion pour détecter des comportements suspects ou l’interception de toutes les communications dans un périmètre donné.

Depuis des années, s’est établi sur ces sujets un relatif consensus politique, tant la gauche a voulu se défendre des accusations de laxisme, notamment celles proférées lors de l’élection présidentielle de 2002, puis lorsque Christiane Taubira, ministre de la justice, a engagé, avec maladresse, une réforme pénale qui a totalement échoué, faute de soutien politique. C’est sous le Président Hollande que la loi sur l’état d’urgence a autorisé des perquisitions administratives, ordonnées par le préfet et non par le juge, y compris de nuit, ainsi que l’assignation à résidence administrative durable pour toute personne « à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics » (loi du 20 novembre 2015 prorogeant […] l’état d’urgence) : la mesure est fondée sur l’appréciation des autorités et non sur la constatation d’actes, tout en étant soumise au contrôle du juge administratif. C’est également le Président Hollande qui a engagé le débat sur une réforme constitutionnelle instituant la déchéance de nationalité pour actes terroristes, ce qui a, toutefois, provoqué un sursaut de rejet au sein de son propre parti.

Certains se sont opposés à ces choix au nom des libertés fondamentales mais aussi de l’efficacité, compte tenu de leur faible impact sur la délinquance ou sur la lutte contre le terrorisme. Toutefois, les protestations ont moins émané des élus ou des partis que des AAI (Défenseur des droits, Contrôleur des lieux privatifs de liberté, CNIL), des organisations de défense des droits de l’homme et de certains intellectuels, juristes ou sociologues. Ces organismes de plus restaient confinés dans un rôle protestataire, sans grand écho dans la population. Ce sont également ces contrepouvoirs qui ont dénoncé, souvent dans une grande solitude, le traitement de plus en plus brutal réservé aux migrants depuis 2015, les illégalités commises par les agents de l’Etat (reconduite illégales de demandeurs d’asile aux frontières, refus de mise à l’abri des jeunes isolés, chasse aux migrants dans certaines zones, Calais d’abord, aujourd’hui les camps situés aux frontières des villes avec arrachage de tentes ou de couvertures, destruction des points d’eau…).

Dans la défense des libertés fondamentales, il est plus difficile de juger du rôle du Conseil constitutionnel, tant ses décisions ont été contrastées, validant sans sourciller de lourdes atteintes aux libertés en 2015 et 2016 puis, depuis 2017, sans doute compte tenu de l’évolution du contexte, posant des limites aux incriminations, aux techniques spéciales d’enquête, à l’interdiction de participer à des manifestations, imposant enfin, divine surprise, la fraternité envers les migrants comme un principe à valeur constitutionnelle.

Le large consensus national d’acceptation des altérations aux libertés s’explique : la dramatisation (« La peur doit changer de camp ») d’une délinquance présentée comme criminelle alors qu’elle est très majoritairement délictuelle, a frappé la population. Le  terrorisme l’a traumatisée. Nombre d’élus soufflent sur les braises : ils assimilent, sans grande précaution de langage, islam et terrorisme, installant la source de la menace au cœur de la Nation elle-même et se lamentent sur l’évolution de la société due à quelques fauteurs de troubles (« l’ensauvagement »). Mais, au-delà de l’exploitation électoraliste de la violence, que les ministres de l’Intérieur pratiquent sans cesse, il faut reconnaître aussi, comme le soulignait le sociologue Laurent Mucchielli en 2010 (in Après-demain, 2010-4) qu’une part de la population ressent un réel sentiment de vulnérabilité, lié à l’isolement, aux difficultés économiques et sociales, au manque de confiance dans l’avenir et au constat d’une petite délinquance que l’on ne relativise pas quand on la vit quotidiennement.

La donne change toutefois, d’abord sur l’image de la police

 Une exigence nouvelle de meilleur respect des libertés fondamentales se fait jour aujourd’hui.

 L’histoire de la police en France comme les comparaisons internationales montrent qu’elle a une culture de la domination et de la force et une tradition de brutalité (il y a eu de tout temps des incidents dramatiques même si, bien évidemment, on est loin des pratiques de la police aux USA ou en Chine) ; elle dispose, bien plus que dans des pays comparables,  d’armes offensives « à létalité réduite » et se sentirait vulnérable si elle en était dépossédée ; elle se veut au service de l’Etat (en fait de l’exécutif) et pas de la population, qui est, par principe, suspecte ; elle ne rend de comptes qu’à d’autres policiers et ses abus, violences, racisme ou contrôles au faciès ne sont que très rarement sanctionnés. Toute personne qui émet la moindre réserve à son endroit se place automatiquement du côté des voyous : le commandement de la police est autiste, répète que les violences policières n’existent pas et ne se départ pas d’une vision binaire, bons contre méchants. Le pouvoir politique ne veut pas contrôler tant il a peur de ne plus disposer de forces répressives face aux manifestations.

Or, sur l’image de la police, la crise des gilets jaunes a eu des conséquences. Certes, elle a donné des arguments à ceux qui excusent les violences policières par la violence des manifestants ; celle-ci a été parfois, de fait, insoutenable. Pour autant, pour la première fois, sur une très longue durée de plusieurs mois, toutes les pratiques policières contraires aux textes (gazage en pleine face, gifles, tabassages gratuits de manifestants réfugiés en lieu clos, charge contre des manifestants non agressifs, encerclement en nasse des manifestants pour les coincer, utilisation pour blesser délibérément de LBD et grenades) ont été filmées, puis décortiquées par les juristes.

En outre, il est devenu manifeste que la doctrine traditionnelle du maintien de l’ordre telle que rappelée dans un rapport parlementaire du 21 mai 2015 (appel à des forces dédiées, spécialisées et formées, volonté d’éviter au maximum le contact et de montrer sa force en retardant son utilisation, utilisation graduée de la force après sommations, emploi de la force en cas d’absolue nécessité) a volé en éclats : pur réprimer les émeutes des Gilets jaunes, il n’existait plus de stratégie autre que celle de riposter, d’encercler en nasses, de frapper. La question s’est en outre élargie : le Défenseur des droits (décision du 9 juillet 2020) a dénoncé non pas seulement les violences mais les atteintes au droit de manifester, interpellations préventives, longues gardes à vue illégales avant et après, ciblage de journalistes. La question des pratiques policières attentatoires aux libertés publiques est devenue centrale.

Le ministère de l’Intérieur, après avoir promis dès 2017 une réflexion approfondie, a publié un schéma national du maintien de l’ordre (septembre 2020) et un Livre blanc de la sécurité intérieure (novembre 2020). Ces documents, qui promettent (encore) une nouvelle loi sur la sécurité intérieure en 2022 et un effort budgétaire en faveur de la police, ne sont pas totalement inintéressants : le schéma abandonne les grenades explosives et insiste sur l’information des manifestants avant usage de la force ainsi que sur le cadrage des techniques d’encerclement. Pour autant, la doctrine traditionnelle qui n’est plus respectée, est simplement rappelée. Le Livre blanc quant à lui n’aborde ni la question des violences ni la dégradation de la confiance, rappelant même au contraire que tout va bien sur ce point.

Un contexte particulier, où le thème des libertés devient sensible

Le contexte d’état d’urgence sanitaire, qui donne à la police le droit de surveiller nos déplacements, joue dans l’évocation actuelle du thème des libertés. La population accepte ces contraintes, par solidarité, mais les supporte mal : elle se sent sous surveillance, en charge de fournir des justificatifs pour des actes anodins. Elle souhaite retrouver la liberté d’aller et de venir qui est le socle de toutes les autres.

Surtout, la gestion de la crise sanitaire, comme les crises précédentes, renforce le sentiment d’un recentrage de tous les pouvoirs sur le pouvoir exécutif : la population, qui aspire à davantage de considération et de dialogue, subit une verticalité sans contrepoids et une personnalisation des décisions contestable. Le Président décide en fonction du vent dominant. le gouvernement défend ses décisions et le Parlement suit.

La maladresse finale est de choisir ce moment pour faire voter deux lois sécuritaires nouvelles, le projet de loi confortant les principes républicains (appelé  « contre le séparatisme »), et le projet de loi relative à la sécurité globale.

Le premier texte fourmille de petites décisions répressives qui avaient jusqu’alors échappé aux vigies sécuritaires, fichage systématique pour apologie de terrorisme, surveillance accrue des associations loi 1905, recours possibles contre les élus qui prendraient des décisions contraires à la neutralité (sur les horaires de piscine par exemple), interdiction d’établir des certificats de virginité…L’ensemble met mal à l’aise : la loi réglemente des questions qui n’en relèvent pas et seule la répression compte, alors que les efforts devraient porter aussi sur l’insertion de tous.

Quant au projet sur la sécurité globale,  il réalise le tour de force de prévoir une disposition sournoisement liberticide (interdiction de diffuser des images de la police, ce qui induira l’interdiction de les filmer) et de donner aux forces de police la possibilité d’utiliser des drones lors des manifestations et des caméras embarquées : enregistrement filmé des manifestants d’un côté, invisibilité des policiers de l’autre. L’actualité s’est chargée de montrer combien l’image des actions policières est précieuse pour garantir le respect de la loi. Quant au Schéma national de maintien de l’ordre, publié en septembre 2020, il privilégie maladroitement, dans le dialogue avec la police, les journalistes titulaires d’une carte de presse et accrédités auprès des autorités (alors que ce n’est nullement une condition nécessaire à la reconnaissance d’un journaliste) et prévient la profession qu’elle doit quitter les lieux lorsque la police demande aux manifestants de se disperser avant une charge, alors que la liberté d’informer doit être respectée même, voire surtout, dans ces moments.

Ces textes, dictés par la volonté de faire pièce à l’extrême droite ou de complaire aux syndicats policiers, apparaissent clairement pour ce qu’ils sont : des textes opportunistes et, pour certains, dangereux. Ils ont mobilisé la presse et étendu le champ des protestataires…le débat reste vif mais ceux-ci sont plus audibles.

 

La France est majoritairement soucieuse d’ordre. La population est loin de demander, comme aux États-Unis, le « démantèlement de la police ». Mais sauf à accepter une dégradation de la situation, le gouvernement doit désormais s’interroger sur la formation des policiers, sur leurs relations avec la population, sur leur encadrement et sur leurs valeurs. De même, il doit mieux concilier l’ordre public et les libertés fondamentales, en garantissant leur exercice sauf nécessité absolue. C’est une révolution culturelle à laquelle il n’est guère prêt. Mais c’est pourtant ce qui nous protégera le mieux du populisme et de ses excès.

Pergama, le 30 novembre 2020