Annuler, cantonner, rembourser la dette ou l’augmenter encore?

L’impossible prévention des pandémies
27 janvier 2021
Politique du logement : depuis 2017, ni vision, ni choix
16 février 2021

Annuler, cantonner, rembourser la dette ou l’augmenter encore?

A la fin du 3e trimestre 2020 , les comptes trimestriels de la Nation récemment publiés par l’Insee chiffrent la dette publique à 2674 Mds, soit 116,4 % du PIB, dont 2107 Mds pour la dette de l’Etat.  La loi de finances 2021, dont les prévisions ont été dégradées en cours d’adoption au Parlement, en décembre, prévoit un déficit et une dette atteignant respectivement, fin 2021, 8,5 et 122,4 % du PIB. Fin 2019, lorsque la dette a frôlé les 100 % du PIB, le débat était déjà vif entre les rigoristes, partisans d’un remboursement de la dette et d’un retour à des  finances publiques équilibrées, et les partisans d’options plus souples, qui soulignaient les risques sur la croissance d’un assainissement trop rapide des finances publiques. Aujourd’hui, dans un contexte de crise économique et sociale, les divergences s’amplifient  : aux libéraux qui veulent, « à défaut de réduire la dette, au moins la stabiliser » (dixit Jean Artuis, ancien ministre des finances de Jacques Chirac) s’opposent vivement les tenants d’une relance par la dette, d’autant que, compte tenu du très bas niveau des coûts d’intérêts, son coût s’allège (« Plus ou moins de dette publique en France ? » X. Ragot, OFCE, 27 janvier 2021 https://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/pbrief/2021/OFCEpbrief84.pdf).

Le Ministre de l’Économie et des finances, Bruno Lemaire, a, pour sa part, déjà choisi : « Il faut rembourser la dette », affirme-t-il en décembre 2020, arguant de la nécessité de conserver la confiance des investisseurs et des Français qui en détiennent 25 %.  Pour en convaincre l’opinion publique, une commission composée d’experts et de responsables politiques a été mise en place en décembre : elle doit proposer, d’ici à fin février 2021, les modalités d’un « cantonnement » de la « dette COVID » et, plus largement, des scénarios de retour à l’équilibre des comptes publics. Le Ministre en a confié la Présidence à Jean Artuis, ce qui évite tout effet de surprise. Il espère que le travail de la commission lui permettra de relancer les réformes « structurelles » oubliées depuis la crise des gilets jaunes puis de la Covid, telles la réforme de l’Etat ou celle des retraites. Il entend surtout définir des règles de gestion des finances publiques là où il n’en existe plus, puisque l’Union a suspendu, depuis mars 2020 et au moins  jusqu’à fin 2021, le Pacte européen de stabilité et de croissance.

Le cantonnement de la dette COVID et son remboursement : un projet opportun ?

 En principe, l’intérêt du cantonnement est double : il permet de reconnaître à une dette une justification spécifique (en l’occurrence, la dette COVID, qui a protégé l’activité et s’efforce de la relancer). Surtout, il permet de la « clore » en décidant que la crise est finie et la période exceptionnelle terminée. Le cantonnement permet enfin d’affecter des ressources fiscales à l’amortissement de la dette et de fixer un horizon de remboursement. C’est ce qui a été fait pour la dette sociale, avec la création en 1996 de la CADES, caisse d’amortissement de la dette sociale, à laquelle ont été affectées la CRDS (contribution au remboursement de la dette sociale) et une part de la CSG : de fait, il y a un an, l’on espérait que la dette sociale s’éteindrait, comme prévu, en 2024.

Le choix du cantonnement paraît, sur le papier, plus responsable que l’attitude traditionnelle des pouvoirs publics : ceux-ci ont constamment laissé la dette publique grossir tout en rognant un peu sur toutes les dépenses et ne sont plus capables, au bout de décennies d’endettement progressif, d’identifier les causes exactes de cette augmentation. S’agissant de la dette sociale, la mesure paraît particulièrement appropriée : autant l’Etat dispose  d’une capacité d’endettement, parce qu’il a une signature et la capacité de lever l’impôt, autant les régimes de sécurité sociale distribuent des prestations en répartition instantanée et n’ont pas la capacité de s’endetter. S’ils le font, ils deviennent dépendants de la caution que leur apporte l’Etat : mais les sommes qu’ils distribuent sont extrêmement élevées et fournissent des revenus à des catégories nombreuses (retraites, pensions diverses), ce qui démultiplie excessivement les risques lors d’une éventuelle « crise de la dette ».

En pratique, le cantonnement de la dette COVID est-il opportun ? Le ministre veut, en l’occurrence, réaffecter la CRDS à son remboursement. Il doit cependant tenir compte de la loi du 7 août 2020 qui a déjà reporté sur la CADES 136 Mds de dépenses sociales liées, pour la plus grande part, à la pandémie : reprise des déficits passés du régime général et du Fonds de solidarité vieillesse, reprise des déficits prévisionnels de 2020 à 2023, reprise enfin des dotations maladie destinées à aider les hôpitaux à réduire leur dette. Pour respecter l’engagement de ne pas créer d’impôt nouveau, la prise en charge de la dette COVID serait donc reportée après 2033.

Ce projet ne convainc pas. D’abord, la crise n’est pas finie : les vaccins ne sont pas là, la croissance sera lente à revenir et la COVID impactera très durablement l’activité économique, sans doute des années. Comment alors cerner cette dette ? L’urgence n’est-elle pas ailleurs ? Le report à 2033 paraît un affichage politique formel, sinon artificiel. Les économistes qui veulent rembourser la dette, souvent pour des raisons morales (l’Etat, pas plus qu’aucun autre acteur économique, ne peut renier sa signature et l’on ne peut dépenser plus qu’on ne gagne) préfèrent reconnaître le prix à payer : ils proposent parfois d’affecter à son remboursement un nouvel impôt sur le patrimoine ou les successions, qui améliorerait la redistribution et l’équité du système fiscal (https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/01/22/christian-descamps-l-annulation-de-la-dette-est-une-man-uvre-opportuniste-et-dangereuse_6067157_3232.html) : le projet a déjà davantage de tenue que celui de Bruno Lemaire mais reste inopportun. Pourquoi rembourser en période de crise un argent qui ne coûte rien ?

De plus, ce remboursement risque d’être inutile. Le cantonnement repose toujours sur une résolution, ne plus recourir à la dette. Or, comment équilibrer le budget de l’Etat aujourd’hui ? Qui dit que dans quatre ou cinq ans, une autre crise ne surviendra pas, qui nécessitera à nouveau une intervention massive des finances publiques ? Si la crise sanitaire n’est pas un « accident », la dette sera un puits sans fond. Faut-il s’épuiser alors à la rembourser ou l’accepter comme un élément permanent des finances publiques ? L’histoire de la dette sociale est, ainsi, décourageante : elle présente la particularité, depuis 20 ans, de n’être jamais stabilisée et la CADES a dû fréquemment éponger de nouveaux apports : les déficits sociaux réapparaissent toujours… Si l’avenir n’est pas sûr, comment planifier de tels remboursements ?

 La dette publique, quelle mesure, quelle consistance ?

 Dans la note citée supra, les économistes de l’OFCE veulent faire passer plusieurs messages. Le premier est que le poids de la dette est léger et le restera : elle ne doit pas être mesurée par son montant mais par son coût, devenu très faible compte tenu de la  réduction des taux d’intérêt depuis 40 ans. Ce phénomène, dû à une augmentation généralisée de l’épargne et à une baisse des investissements, va durer. Deuxième message, la dette est solide, dès lors que les taux restent bas : évoquer une éventuelle annulation serait un des rares moyens de les faire augmenter. Enfin, il existe un « espace budgétaire » pour son augmentation, à condition que la dette ne finance pas des dépenses récurrentes mais des investissements ayant un fort effet sur la production de richesses, pour le climat, la santé, l’éducation. La note prétend être prudente en préconisant un endettement supplémentaire de 5 points de PIB, en prenant en compte une stabilisation des taux d’intérêts (alors qu’ils vont probablement encore baisser), les incertitudes de la fin de la crise sanitaire, l’éventualité d’une nouvelle crise financière et les engagements sociaux de l’Etat. Enfin, dernier message, la dette profitera aux générations futures, non seulement parce qu’elle leur sera remboursée mais parce qu’elle financera des investissements qui leur profiteront.

La note aborde le contexte européen et souhaite que la relance des investissements qu’elle préconise s’inscrive dans le cadre d’un accord politique européen portant révision des normes de Maastricht : cela implique de démontrer que la stratégie allemande consistant à revenir, une fois la crise passée, à des techniques de freinage de la dette, est une singularité non généralisable, liée à l’excédent commercial du pays ; de convaincre également aussi l’ensemble des partenaires européens que le recours à la dette en France n’est pas une facilité, comme ils le pensent depuis tant d’années, mais traduit une volonté d’investir.

Dès à présent, le rachat des dettes opéré par les banques centrales et par la BCE ( les banques nationales en possèdent environ un quart en Europe) constitue un facteur stabilisant pour les dettes publiques : c’est un rempart important contre la panique, d’autant que la BCE peut augmenter ses achats. Certains commentateurs assimilent même cette pratique à une forme d’annulation des dettes : ce n’est ni formellement ni juridiquement exact et cela supposerait, au demeurant, un accord politique et une révision des traités européens impossibles à envisager. Pour autant, il est vrai que dès lors que la dette est largement possédée par des institutions préoccupées de protéger les États d’une hausse des taux, la dette est protégée des aléas du marché.  L’OFCE souhaite en outre que l’Europe avance vers une mutualisation des dettes, ce qui permettrait de faire bénéficier les pays les plus fragiles, dont l’Italie, d’un endettement « sûr ».

Quelles hésitations, quelles difficultés demain ?

 La perspective ouverte par l’OFCE est intéressante : elle renouvelle la vision de la dette longtemps considérée comme un fardeau, en encourageant les pouvoirs publics à la voir comme un outil de progrès. Elle permet de renoncer à des solutions de cantonnement voire d’annulation mises en avant pour des motifs plus idéologiques que raisonnés.

Pour autant, elle paraît quelque peu angélique et renvoie à des interrogations non levées aujourd’hui :

1° Elle ne s’applique qu’au cas des pays développés. Le raisonnement à tenir est différent pour les dettes publiques des pays pauvres qui ne relèvent pas d’une « zone de solidarité » et n’ont pas même les moyens de soutenir leur dette actuelle. Le moratoire ou l’annulation sont alors des solutions préférables, si du moins les pays créanciers l’acceptent ; le poids sur les États développés va s’accroître de ce fait ;

2°Certes, aujourd’hui, les faillites d’entreprises sont rares en France ; mais il n’est pas impossible que, dans les prochains mois, elles augmentent brusquement du fait du reflux des aides publiques et que le développement de la pauvreté des ménages aient des effets plus importants que prévu sur le déficit et la dette publique. Le besoin dans ce cadre devra se focaliser sur le maintien ou l’augmentation des aides financières de court terme ; investir sera alors prématuré ;

3°Le débat sur une relance par la dette en réalisant des investissements d’avenir est-il mûr ? Au niveau européen, la suspension des normes de Maastricht liée à la pandémie est considérée comme temporaire et il ne semble pas envisagé de modifier celles-ci, alors même que nombre d’économistes les jugent trop mécaniques et parfois nocives. L’Allemagne reste viscéralement attachée à la discipline budgétaire traditionnelle :  la proposition du chef de la chancellerie allemande, en janvier dernier, de renoncer définitivement à l’obligation constitutionnelle limitant le montant du déficit budgétaire à 0,35 % du PIB a soulevé un tollé…Pourrons-nous alors nous s’affranchir des règles communes, même si elles sont contestables ?

4°Enfin, la condition posée par l’OFCE pour accroître la dette est qu’il s’agisse d’une « bonne dette », finançant des investissements boosters de croissance sans augmenter les dépenses récurrentes : or, s’agissant de la santé, de l’éducation, de la recherche, peut-on établir un mur aussi étanche entre investissements et dépenses de fonctionnement ? C’est douteux : la qualité des systèmes éducatifs et de santé repose avant tout sur la compétence des personnels. De plus, il ne suffit pas de dire « investissons », il faut veiller à la qualité de ces investissements. Par ailleurs, il existait, dès avant la crise sanitaire, une dérive de la dette qui n’est pas nécessairement justifiée : l’on sait que l’Etat dépense mal et doit s’interroger sur l’efficience de certaines charges, y compris dans le domaine de l’écologie, de la santé, de l’éducation et de la recherche. Il serait bon qu’il s’interroge sur ses propres gaspillages. Certes, la réduction de la dette n’est pas une priorité, certes, elle peut augmenter sans trop de souci : en revanche, la cohérence des politiques publiques est essentielle, ce qui peut aider à la stabiliser.

Le chemin à suivre est au final moins facile à définir qu’il n’y paraît. Rembourser la dette irait à contre-courant du contexte (l’économie a besoin d’argent et s’épuiser à rembourser une dette qui ne coûte rien serait déraisonnable). La crainte de la multiplication des crises conduit à penser que ce ne sera pas opportun demain non plus. Il existe une bonne dette qui peut aider à dominer ces crises. Mais il existe aussi une mauvaise dette qui traduit une dérive laxiste et des politiques incohérentes et à laquelle il faut s’attaquer. La première n’est pas si facile que cela à définir et la deuxième pas si facile que cela à réduire. La dette n’est pas un problème en soi, ce sont les choix politiques qui sont l’essentiel.

Pergama, le 2 février 2021