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Délinquance en col blanc : réprimer, plus vite et mieux.

2019, 2020, 2021 ont été ou seront les années des procès Fillon, Balkany, Balladur et Sarkozy. Toutes ces affaires portent sur des actes de délinquance financière : fraude fiscale, corruption, trafic d’influence, abus de biens sociaux, détournements de fonds publics et  financement illégal de campagne électorale. La multiplication de tels procès est un signe positif : l’élite délinquante (le terme est emprunté à l’ouvrage « Sociologie des élites délinquantes » de P. Lascoumes et C. Nagels, 2014) n’est plus toujours impunie avec, nouveauté remarquable, des condamnations à des peines de prison ferme. Pour autant, ces procès ont leurs faiblesses : ils arrivent tard, très tard, ce qui affaiblit leur exemplarité et la portée des peines prononcées. Cette lenteur est liée parfois (souvent) à des manœuvres politiques mais elle traduit aussi les faiblesses récurrentes de la justice et de la police dans leur lutte contre la délinquance économique et financière.

Certes, l’arsenal juridique s’est renforcé avec la loi du 11 octobre 2013 sur la transparence de la vie publique, celle du 15 septembre 2017 pour la confiance dans la vie politique, la loi Sapin du 9 décembre 2016 relative à la transparence et à la lutte contre la corruption et la loi du 23 octobre 2018 relative à la lutte contre la fraude fiscale. La création d’un Parquet national financier en 2013 a accéléré le traitement d’affaires sensibles et complexes. Pour autant, quoi qu’en disent les décideurs, ni le droit ni surtout l’organisation et les moyens  de la police et de la justice ne se sont correctement adaptés à cette délinquance particulière, tantôt traditionnelle et tantôt innovante, souvent cachée mais parfois très douloureuse pour les victimes.

Les élus : pourquoi si tard ?  

 Les faits reprochés aux époux Balkany lors de leur procès de 2019 remontaient à 30 ou 40 ans. Pourtant, ce n’est qu’à partir de 2013, grâce à l’aide d’un ancien complice amer d’avoir été sacrifié lors d’une affaire de pots de vin en 1995 (affaire dite des « HLM des Hauts de Seine »), que la justice a progressé  dans la connaissance du patrimoine des Balkany , qui, officiellement, ne possédaient rien : elle pourra ensuite, sur cette base, démontrer la fraude fiscale et son blanchiment. A sa décharge, l’affaire était compliquée, avec création de multiples sociétés offshore et recours à divers prête noms. Quant à la corruption des Balkany, elle semble patente : les entreprises qui ont « aidé » le couple, soit à aménager, soit à acquérir certaines propriétés ont tous remporté des marchés publics importants à Levallois-Perret. Cependant, faute de témoignages et de preuves directes, le maire de Levallois-Perret a toujours échappé à cette incrimination. En contrepartie, la peine pour fraude fiscale a été sévère : la justice s’y retrouve comme elle peut. Reste un goût d’inachevé, lié à la durée de l’impunité et au constat que les investigations ne sont pas allées jusqu’au bout : comment les Balkany, enfants de familles très aisées mais pas richissimes, ont-ils pu accumuler une telle fortune en n’ayant jamais exercé que des mandats publics ? Seule une grande tolérance à l’égard de la corruption des élus peut expliquer le caractère tardif des enquêtes et leur relatif insuccès.

Cette même opacité a longtemps protégé Edouard Balladur et son ministre de la Défense François Léotard. Jusqu’en 2008, l’attentat de Karachi de 2002 qui tua des membres de la Direction des constructions navales (DCN) a été imputé, contre toute vraisemblance, à Al Qaida, par un juge célèbre mais sot ou complaisant. L’ouverture d’une enquête financière n’a été obtenue qu’en 2008, après publication d’un article de Médiapart qui révélait le contenu d’un rapport secret demandé par la DCN : celui-ci  expliquait l’attentat par le refus de la France de verser à certains intermédiaires la totalité des commissions promises. Malgré l’opposition du parquet de Paris, une enquête financière viendra alors compléter (en 2010!) celle portant sur l’acte de terrorisme. Seule la premier aboutira…très lentement : l’instruction a été close en 2014 mais c’est en 2020, 25 ans après les faits, que six collaborateurs des ministres responsables ont été condamnés à de la prison ferme pour avoir alimenté le compte de campagne du candidat Balladur avec des rétro-commissions liés aux contrats d’armement signés en 1994. Comme le dit avec bon sens  le tribunal correctionnel de Paris, « ils ne pouvaient ignorer l’origine des fonds… ». La Cour de justice de la République, saisie en 2014, mettra 6 ans à instruire une affaire parfaitement claire et à organiser, en 2021, le procès des deux ministres concernés, qui se sont contentés d’ouvrir de grands yeux surpris. Utilisation dévoyée du secret-défense, refus de moyens d’enquête, freins des parquets, lenteur calculée de la CJR…tous les moyens ont été mobilisés pour faire échouer la justice ou assourdir son message. Comme pour l’affaire Balkany, le résultat obtenu ne l’a été que par l’action conjuguée de journalistes et de magistrats qui ont forcé le chemin, pas par le cours normal de la justice.

Les temps changent. L’opinion publique s’est émue, lors de l’affaire Fillon, de la fréquence des détournement de fonds publics des parlementaires qui versaient  à leur femme ou à leurs enfants des salaires de complaisance.  Grâce au PNF (mais aussi au Canard enchaîné…), l’affaire a été, pour une fois, plutôt rapidement menée. Pourtant, là encore, les errements ont commencé des décennies auparavant et chacun les connaissait. Compte tenu du caractère partiel des lois de 2013 et de 2017 sur l’encadrement de l’activité des parlementaires, notamment leur activité d’avocats d’affaires, d’autres affaires de corruption ou de détournement surgiront un jour. Au moins l’affaire Fillon aura-t-elle porté un premier message clair.

Quant à N. Sarkozy, il a échappé, malgré ses craintes, grâce à la bienveillance de la CJR, à toute mise en cause lors de l’affaire Karachi. Officiellement « porte-parole » d’E. Balladur alors que le rôle de directeur de campagne était tenu par un conseiller non élu et celui de trésorier par un élu local inconnu, a-t-il pu se désintéresser du financement de la campagne ? Il a de même échappé à toute mise en cause dans l’affaire Bettencourt ou dans l’arbitrage Tapie, où il a été très prudent, le rôle public étant tenu par d’autres. Il doit son impunité, sans doute provisoire, à deux méthodes éprouvées : rejeter la faute sur des collaborateurs qui ne l’auraient pas mis au courant (c’est sa ligne de défense dans l’affaire du financement libyen de 2007 ou dans le dépassement de ses comptes de campagne, ligne de défense surprenante mais très efficace, au moins jusqu’ici) et aux manœuvres dilatoires de ses avocats, qui ont contesté toutes les enquêtes, multiplié les recours et même déposé des QPC : la justice ne peut pas grand-chose contre cette habileté, qui certes ne fait que retarder les échéances mais brouille aussi la lisibilité des incriminations.

Au final, à la question « pourquoi si tard ?», la réponse est simple : parce que les habitudes publiques changent lentement, que la sélection des hommes politiques s’est longtemps opérée sur leur capacité clanique à recueillir des financements pour leurs partis en s’enrichissant au passage, que l’opinion publique a été longtemps indulgente ou, au moins, ambivalente. Encore aujourd’hui, quand la justice se dresse contre les élus, elle le fait dans la douleur, contre elle-même (les Parquets et la CJR jouent un rôle éminemment néfaste), souvent par un concours de circonstances, grâce à la presse, grâce à quelques juges, face des avocats amis des puissants qui se jouent d’elle. Quant au droit, il progresse mais plutôt par des « lois de panique » (là encore l’expression est de P. Lascoumes) qui, votées dans l’urgence pour démontrer à l’opinion publique la capacité de réaction du pouvoir après une « affaire », sont partielles et insuffisantes. L’on serait au demeurant bien en peine de savoir où en sont aujourd’hui les enquêtes engagées sur les comptes de campagne 2017 des candidats Macron, Le Pen et Mélanchon, de même que celle sur les emplois fictifs de divers partis (dont le MODEM) au Parlement européen : sans doute avancent-elles à pas de fourmis. Il ne s’agit pas, à l’évidence, de priorités et rien ne sera réglé avant les prochaines élections, où le même constat d’impuissance sera dressé.  Pourtant, ces questions minent la confiance publique. Que ceux qui disent vouloir lutter contre le populisme y réfléchissent…

La lutte contre la délinquance économique et financière : un constat d’échec, sans suite pour l’instant

Même hors procès politique, la justice peine à sanctionner la délinquance économique et financière.

Comme souvent, la mesure de cette délinquance est approximative sinon impossible. Dans son référé de décembre 2018 (« Les moyens consacrés à la lutte contre la délinquance économique et financière »), la Cour des comptes utilise l’agrégat du Ministère de l’Intérieur, Escroqueries et infractions économiques et financières (EIEF), soit 409 000 faits en 2018, en forte augmentation (+ 20 % depuis 2013). La donnée regroupe des infractions hétérogènes, allant de l’utilisation frauduleuse des moyens de paiements à la fraude fiscale, au blanchiment et à la violation des règles de fonctionnement des sociétés. Surtout, comme le note le rapport parlementaire d’information de 2019 sur « L’évaluation de la lutte contre la délinquance financière », les statistiques du ministère de la justice ne sont pas concordantes : la nomenclature est différente et les plaintes traitées sont loin de provenir de la seule police. Quant à l’enquête de victimation (rapport d’enquête Cadre de vie et sécurité, Ministère de l’Intérieur, 2019), elle donne, sur des segments particuliers (arnaques, escroqueries bancaires) des chiffres très différents, entre un et deux millions de ménages se déclarant victimes annuellement dans chaque cas. Au final, il n’existe pas de mesure fiable de la délinquance financière.

Quelques conclusions générales peuvent cependant être tirées de ces données hétérogènes : cette délinquance augmente ; elle est très diverse : il s’agit parfois d’une délinquance de masse, parfois d’une « délinquance astucieuse » qui cible ses victimes, parfois d’une délinquance souterraine et internationale comme la fraude fiscale ; enfin, même si son coût n’est pas chiffré, elle recouvre des enjeux financiers considérables pour la population comme pour l’Etat.

Quant à l’efficacité de la réponse, chacun reconnaît sa faiblesse. Selon la Cour, la réponse pénale réelle (pourcentage des affaires « poursuivables » auxquelles une réponse pénale a été effectivement donnée) est de 30 % des affaires signalées ; cela signifie que, pour 70 % des affaires « poursuivables », d’autres solutions ont été imposées, rappel à la loi, réparation du dommage, médiation…Les délais moyens sont très longs : selon une enquête réalisée à Versailles, il s’écoule en moyenne plus de 6 ans entre la plainte et  le dernier jugement et plus de 8 ans dans 20 % des cas. Ces indications sont corroborées par le  PNF, qui  indique un délai total de réponses pénales de 6,75 ans. Paradoxe incompréhensible, les condamnations baissent (13 pour 100 affaires jugées en 2018).

Quelles sont les causes de ce constat ? L’organisation et les moyens de la justice sont déficients. Les juridictions interrégionales spécialisées, censées s’occuper des affaires les plus complexes en lien avec la criminalité organisée, sont saturées. Les services d’enquêteurs spécialisés le sont tout autant et refusent des demandes lorsque le juge s’enquiert de leur disponibilité (la Cour évalue leur participation à 7000 enquêtes par an). L’essentiel de la charge des infractions économiques et financières retombe sur les services de droit commun, qui sont mal armés pour y répondre. En réalité, la spécialisation est l’exception : la justice l’est rarement (la formation et la carrière des magistrats sont « généralistes »).  Pour les policiers, ni le recrutement ni la formation ne reposent sur l’acquisition de compétences dans le domaine financier. Tous les services font en outre état de leur difficulté à pourvoir les postes spécialisés, considérés comme ingrats et peu valorisants. Au-delà, toute la filière judiciaire est touchée, faute que les inspecteurs constatent que leurs investigations sont suivies rapidement d’une réponse pénale. De plus, pour faire carrière, les enquêteurs spécialisés doivent être mobiles et perdent leurs acquis. La Cour en appelle donc à la constitution de « filières » professionnelles spécialisées., ce qui implique un changement radical dans la politique de gestion des ressources humaines.

Au final, la multiplication des lois récentes sur la lutte contre la corruption, la fraude fiscale et la délinquance financière comme la création du Parquet national financier ne permettent pas de cacher les insuffisances de la justice ordinaire. Peut-être même servent-elles de paravents : les pouvoirs publics se targuent d’agir mais, derrière la façade, rien ne tient.

 

Les ministères de l’Intérieur et de la Justice seraient conscients du décalage entre les priorités affichées (la lutte contre la délinquance économique et financière en fait partie) et la réalité : en 2020, un rapport non publié de leurs deux Inspections générales fustigerait l’absence de stratégie, le manque de formation des acteurs, l’image désastreuse créée dans l’opinion par des relaxes injustifiées, la nécessité absolue d’une réforme organisationnelle et de l’attribution de moyens supplémentaires. Pour autant, lors d’un colloque en 2019 sur la lutte contre la délinquance financière, les ministres concernés se sont contentés d’affirmations générales, sans évoquer de réformes décisives. Au final, le seul résultat tangible des analyses de 2018 et de 2019 se retrouve dans la partie de la loi du 24 décembre 2020 qui traite de la justice pénale spécialisée : dans les affaires économiques et financières d’une grande complexité, la loi donne désormais priorité, en cas de conflit de compétence, aux parquets et aux juridictions spécialisées.  Les quelques efforts faits se résument donc, comme le demandait le rapport Molins de 2019, sur la clarification d’un point de droit qui ne concerne que la grande délinquance financière. Sur le reste, et donc au final, sur l’essentiel, rien ne change.

Pergama, le 24 février 2020.