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Agriculture : à la recherche du juste revenu

Le début de l’année est traditionnellement occupé par les négociations commerciales entre les centrales d’achat de la grande distribution, les industries agro-alimentaires et les agriculteurs, avec une date butoir fixée par les textes au 1er mars. Régulièrement, ces négociations se passent mal : la grande distribution exercerait des pressions abusives à la baisse des prix ou à la plus faible revalorisation possible, sans prêter attention au prix de revient ; les industriels agroalimentaires (IAA) demanderaient des augmentations déraisonnables, au moins pour certains produits ; les agriculteurs se verraient imposer des prix qui ne couvrent pas leurs frais, ce qui mettrait en danger leur activité.

C’est pour changer les règles du jeu qu’a été adoptée la loi Agriculture et alimentation du 30 octobre 2018 (loi EGALIM). La loi a limité les promotions et ventes à perte, interdit les prix de cession anormalement bas et cherché à promouvoir d’autres modalités contractuelles.

Pourtant, depuis lors et encore en 2021, les négociations se sont déroulées dans un climat de grande tension, amplifié par le contexte de crise dû à l’augmentation du coût des matières premières agricoles et à la fermeture de certains débouchés de l’agriculture, telle la restauration.

Le Comité de suivi des négociations commerciales qui réunit des représentants des parties prenantes, s’en est inquiété dès le 31 janvier 2021 : il a constaté que la prise en compte des hausses de coûts de production « cristallise les tensions ». Il a pris la décision d’intensifier les contrôles de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes, en charge de veiller à l’application des règles fixées par le Code du commerce et à la loyauté des contrats. Un médiateur, Serge Papin, a été missionné par le Ministère de l’agriculture pour proposer des améliorations des négociations commerciales, ce qu’il a fait. Quels sont les enjeux de telles réformes? Est-il possible de définir un « juste prix » des produits agricoles ou alimentaires, voire un « juste revenu » des agriculteurs ?

L’encadrement des relations commerciales : des normes peu coercitives.  

A l’égard des grandes surfaces, les politiques publiques ont parfois fait des choix restrictifs. La loi Royer de 1973  en a encadré les créations ; la loi Sapin de 1993 les a soumises  à étude d’impact et la loi « Nouvelles régulations financières » de 2001 a limité les « marges arrières » (remises différées pour « coopération commerciale » demandées par les distributeurs). La plupart des textes ont cependant voulu favoriser la concurrence et la baisse des prix à la consommation. La loi pour la modernisation de l’économie (LME) du 4 août 2008 atteste de ces choix : elle relève à 1000 m2 le seuil d’autorisation des grandes surfaces commerciales et rétablit la liberté dans les négociations tarifaires. Certes, elle clarifie les pratiques interdites et sanctionne tout « déséquilibre significatif entre les droits et les obligations des parties », de même que, par souci de transparence, elle inclut dans le prix fixé par les conventions avec les fournisseurs les services commerciaux rendus. Mais, par ailleurs, elle permet de fixer des conditions générales de vente différentes selon les fournisseurs et les spécificités des conditions particulières de vente n’ont plus à être justifiées.

Il n’est donc pas étonnant que la grande distribution en France se soit taillée une part de marché décisive dans l’alimentaire, même si celle-ci  recule depuis 2010 (64,5 % en 2018 selon l’Insee, 75 % en incluant les magasins de proximité des grandes enseignes). En 2020, la crise sanitaire l’a probablement renforcée, à l’exception des très grandes surfaces.  La densité des commerces de grande distribution est en France une des plus élevées d’Europe. Certes, depuis 2010, le nombre de nouvelles surfaces commerciales autorisées a baissé, mais entre 1 et 2 millions de m2 supplémentaires ont été autorisés chaque année jusqu’en 2016.

Cette prolifération n’a pas eu que des conséquences urbanistiques et d’aménagement. Elle a conduit à une suroffre commerciale, d’autant que les habitudes des consommateurs évoluent. Ainsi, entre 2015 et 2018, la surface commerciale des hypermarchés a augmenté de 6,3% alors que le rendement au m² reculait de 5,5%. Globalement, les marges nettes de la grande distribution sont faibles (entre 1 et 2% depuis dix ans) et tendent à s’éroder : ce contexte exacerbe la concurrence, souvent sur le thème des prix bas. Il joue sur le contexte tendu des négociations commerciales.  La loi LME a ainsi conduit à une baisse « déflationniste » des tarifs d’achat de la grande distribution jusqu’en 2018, même si celle-ci a touché différemment les produits (cf. Rapport sur la situation et les pratiques de la grande distribution dans ses relations commerciales avec ses fournisseurs, Assemblée nationale, 2019).

Pourtant, parallèlement, les préoccupations des pouvoirs publics ont évolué. La survie des agriculteurs, l’économie des cœurs de ville, la qualité de l’alimentation se sont davantage imposées. Les risques économiques subis par les fournisseurs, qui sont majoritairement des TPE/PME, des coopératives ou des fermes, sont mieux perçus et les contournements de la loi par la grande distribution irritent : les témoignages évoquent l’arbitraire des négociations, l’obligation de payer des services dont on n’a pas besoin, les pressions liées au rythme ou à la date des négociations, l’absence de motivation des contre-propositions, l’intimidation, les menaces de déférencement sournois, les « pénalités logistiques » abusives (amendes si les livraisons ne sont pas faites à 100 % aux heures fixées), le non-respect des règles sur les délais de paiement…

Dans ce cadre, les pouvoirs publics ont réuni en 2017 des États généraux de l’alimentation et la loi EGALIM a été adoptée le 30 octobre 2018. Pour inciter à l’inversion du processus de construction du prix payé à l’agriculteur, le contrat passé avec le distributeur devait être négocié « en tenant compte » des coûts de production, avec davantage de facilité pour rouvrir les négociations en cas de fluctuation de ces coûts. Parallèlement, le seuil de revente à perte était relevé à 10 % et certains types de promotion étaient interdits.

Dans les faits, la loi, trop peu contraignante, n’a pas fait évoluer la situation. En 2019, près de 60 % des accords passés prévoyaient encore des prix en baisse. En 2021, la guerre continue.  En réalité, les EGA et l’adoption de la loi Egalim révèlent la nature profonde du « macronisme » : le diagnostic est fin, les pouvoirs publics évoquent une recherche de qualité et d’équité…mais c’est une « loi d’horizon », une loi paillette, au final très abstraite, qui n’empêche nullement le statu quo de perdurer…et qui est vécue comme une trahison.

Mesurer les conséquences sur les agriculteurs : pas si simple

La mesure du revenu agricole est imparfaite : l’on met le plus souvent sous ce terme le résultat d’exploitation de la branche agricole après amortissements et charges financières, dit revenu courant avant impôt (RCAI) et, pour obtenir le revenu moyen par tête, on divise ce RCAI par le nombre des actifs non-salariés de la branche.  Il serait plus approprié de mesurer les sommes prélevées par l’agriculteur sur le RCAI pour vivre. En 2017, pour un RCAI moyen de 30 000 euros, les prélèvements privés ont été en moyenne de 20 000 euros. Difficulté supplémentaire, le revenu tiré de l’exploitation n’est pas toujours le seul revenu : en 2015, 57 % des ménages d’agriculteurs disposaient d’un autre revenu. Enfin, le ministère utilise, pour calculer le RCAI, l’enquête européenne RICA qui repose sur l’exploitation d’un échantillon et exclut les petites entreprises agricoles.

Sur le long terme, la mesure du revenu agricole par actif non salarié montre que c’est à la fin des années 90 que la question devient prégnante : jusqu’alors, même si son évolution était inférieure à celle des salaires nets, le revenu agricole était stable voire, dans les années 90,  en hausse. Depuis les années 2000, et surtout depuis 2005, la tendance est différente : c’est l’instabilité qui prévaut, avec une tendance baissière depuis 2012 et des évolution en dents de scie (parfois + ou – 20 % par rapport à la tendance pluriannuelle).

En fait, la notion de revenu agricole ne peut guère être appréhendée globalement : il existe de très fortes disparités entre filières et, à l’intérieur des filières, entre producteurs. En s’en tenant aux données RICA,  le revenu annuel avant impôt atteint en moyenne 30 K€  en 2018 mais oscille entre 61 et 46 K€ pour la viticulture ou les grandes cultures non céréalières et 16,2 K€ pour l’élevage bovin, avec une forte dispersion des revenus dans toutes les filières.

De plus, les laissés pour compte sont nombreux : une étude de l’Insee (Emploi et revenus des indépendants, l’agriculture, 2020) portant sur 2017 et englobant toutes les exploitations montre que près de 20 % des non-salariés du secteur agricole ont eu des revenus nuls ou déficitaires cette année-là et que, dans la plupart des filières, le rapport interdécile des revenus dépasse 10. Dans un référé d’octobre 2018 sur les aides directes versées par le FEOGA, la Cour des comptes rappelle également le triplement du nombre d’agriculteurs bénéficiaires du revenu de solidarité active de 2010 (8 241 bénéficiaires) à 2016 (33 300 bénéficiaires).

Dans ce contexte, toute augmentation des coûts de production (les céréales pour les éleveurs de volailles ou de porcs) rend insupportable une baisse ou une trop faible évolution des prix d’achat.

Les causes de cette évolution des revenus sont multiples. La diminution continue des prix agricoles en termes réels compte indéniablement, comme la fluctuation des marchés internationaux ou du prix des « entrants ». Mais il ne s’agit pas là des seules explications : joue, de manière structurelle, l’essoufflement de la production dont l’augmentation a longtemps permis, avec la baisse du nombre des actifs agricoles, de contrebalancer la baisse des prix. Un rapport du Sénat de 2019 (La France : un champion agricole mondial : pour combien de temps ? ) souligne l’érosion continue du potentiel productif agricole : diminution des terres agricoles et, selon l’INRA, stagnation de la production agricole depuis 20 ans environ, avec une production de céréales qui plafonne et une production de viandes bovine qui baisse.  Le poids de la valeur ajoutée agricole a fortement baissé dans le PIB (passant de 4 % en 1980 à 1,8 % aujourd’hui) et la valeur ajoutée agricole en prix constants baisse régulièrement depuis 20 ans, quand bien même elle continue à augmenter par actif non salarié, du moins jusqu’en 2019. Les ressorts économiques de la branche, production et productivité, semblent cassés.

Jouent aussi dans le revenu des actifs agricoles les évolutions de la PAC : la Cour des comptes, dans le référé cité supra, dénonce les inégalités et injustices des aides versées, qui bénéficient à des exploitations rentables et ne parviennent pas à garantir un revenu décent à des exploitations en difficulté.

Jouent enfin les pertes de parts de marché, au niveau national ou international, souvent au bénéfice de produits de faible qualité utilisés dans l’agroalimentaire ou la restauration rapide.

A défaut du juste prix, un vrai contrat.

Le Président de l’Observatoire de la formation des prix et des marges, Philippe Chalmin, le répète fréquemment : le « juste prix » est une vue de l’esprit. Il a raison.  L’appréciation variera : pour les consommateurs, c’est le prix qu’ils sont prêts à payer, pour les exploitations, ce prix dépend de leur taille, de la productivité et de la qualité du produit. Le prix du marché a le mérite d’être une alerte. S’il baisse, la production offerte est excessive ou inadaptée. De plus, dans la grande distribution, contrairement à ce que l’on pourrait penser, les marges et les prix ont peu de rapport avec les prix payés aux agriculteurs : ils sont fixés en fonction du choix des consommateurs, faibles marges pour les grandes marques connues et appréciées, fortes marges pour les produits plus courants ou qui s’adressent à un public particulier (bio).

Force est pourtant de constater le danger de prix arbitrairement bas : les exploitations risquent de ne pas survivre ou d’être excessivement dépendantes des aides publiques, qui représentent déjà un pourcentage trop élevé du RCAI agricole. Surtout, alors que l’on ne cesse de souhaiter l’adoption de pratiques agricoles plus respectueuses de l’environnement et du bien-être animal, il n’est pas cohérent de priver les agriculteurs des ressources nécessaires pour réussir ces transformations.

Reste donc à imposer une véritable contractualisation entre fournisseurs et grande distribution. Si l’on reprend les propositions du médiateur Serge Papin, une contractualisation pluriannuelle favoriserait une véritable coopération, d’autant qu’un « tiers de confiance » (une entreprise d’audit) établirait le prix de production et les marges de manœuvre acceptables. La proposition de loi issue du rapport mentionné ci-dessus de l’Assemblée nationale est plus précise : l’Autorité de la concurrence définirait un seuil au-delà duquel les centrales d’achat regroupant trop d’enseignes ne pourraient être autorisées ; les interprofessions auraient plus clairement qu’aujourd’hui obligation de publier des indicateurs de prix de revient ; l’Insee élaborerait un index de prix agricoles permettant, voire imposant, de revoir les contrats ; la convention unique unissant fournisseur et distributeurs devrait contenir tous les engagements pris et leurs coûts ; les tarifs devraient toujours pouvoir être justifiés par des contreparties mesurables ; enfin, un barème des prix des « services commerciaux » serait établi.

La réussite tient à la bonne volonté des distributeurs, sachant que Serge Papin soutient que, dans de nombreux cas, les enjeux sont faibles, tenant à quelques centimes ou dizaines de centimes. L’évolution de l’état d’esprit des consommateurs peut être un facteur favorisant. Le baromètre 2020 Max Haaveler de la transition alimentaire note que la crise sanitaire a accentué l’aspiration à une consommation responsable et renforcé les préoccupations d’une « juste rémunération » des agriculteurs. Pour autant, le baromètre montre que le premier obstacle à une consommation responsable reste le prix, premier critère utilisé lors des achats.  L’on mesure l’ambivalence des clients : progression de la prise de conscience et bonne appréciation des enjeux mais toujours recherche de prix bas.

Conclusion

Au final, il est temps de s’intéresser aux agriculteurs et de s’intéresser à la notion de « juste revenu », la condition étant d’assurer une transparence et de demander des contreparties. Paradoxalement, alors que l’agriculture représente un enjeu politique et environnemental décisif, la question agricole est mal étudiée. Les études manquent ainsi sur l’évolution fine des revenus agricoles et les situations qui y conduisent. Le référé de la Cour des comptes mentionné supra indique que le ministère de l’agriculture ne dispose pas d’étude approfondie expliquant  l’impact de la PAC actuelle sur le revenu des agriculteurs ou sur l’environnement : on sait simplement que les aides n’empêchent pas le revenu de baisser dans certaines filières et que les effets sur l’environnement paraissent faibles. C’est une conclusion trop pauvre. L’adoption d’une nouvelle PAC, qui va modifier les objectifs et la répartition des aides, rend nécessaire une mesure plus systématique de ses effets. Si l’on parvient à imposer, dans les relations avec la grande distribution, une véritable contractualisation, il faudra, par souci de cohérence, définir à la fois « un juste revenu » d’ensemble tenant compte des aides accordées et les contreparties attendues. Une récente étude remise au Parlement européen par AgroParisTech sur l’application du Green deal à l’agriculture souligne, c’est logique, la nécessité de conditionner bien davantage les aides à l’atteinte des objectifs environnementaux fixés. Pour autant l’étude souligne le risque de baisse des revenus agricoles. Il faudra donc décider de périodes transitoires et accompagner les changements. La politique agricole est un tout : l’apaisement éventuel des relations commerciales avec la grande distribution n’en est qu’un aspect, peut-être pas le plus important.

Pergama, le 5 mars 2021