Islamo-gauchisme : la grande confusion

Agriculture : à la recherche du juste revenu
5 mars 2021
Les vieux, citoyens de seconde zone
23 mars 2021

Islamo-gauchisme : la grande confusion

La ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation, Frédérique Vidal, dont le parcours politique était, jusqu’alors, plutôt neutre, a accédé à la célébrité en affirmant que l’islamo-gauchisme gangrénait la société et en indiquant son intention de demander au CNRS une enquête (ou un bilan) sur la recherche universitaire, pour distinguer ce qui y relève de la recherche dite académique et du militantisme. L’on s’est rappelé alors les déclarations du ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, qui a accusé La France Insoumise, début octobre, « d’être liée avec l’islamo-gauchisme qui détruit la République » et celles du ministre de l’Education nationale, Jean-Michel Blanquer, qui a affirmé, le 16 octobre 2020, après l’assassinat du professeur Samuel Paty, que « des courants islamo-gauchistes puissants à l’université faisaient des dégâts sur  les esprits », mettant ainsi en cause la responsabilité de certains universitaires dans cet acte criminel.

Probablement parce qu’elle émanait d’une universitaire et que le mot « enquête » évoquait une démarche de police, la déclaration de Frédérique Vidal a suscité une floraison d’analyses passionnées. Le débat a porté d’abord sur le sens du terme « islamo-gauchisme » : le CNRS a jugé qu’il n’avait pas de contenu scientifique, tandis que des universitaires et des essayistes affirmaient, à l’inverse, qu’ils identifiaient parfaitement le courant idéologique concerné. Il a ensuite glissé sur la manière dont l’islam et les musulmans sont perçus dans la société, les uns dénonçant le racisme systémique de la société voire de l’Etat, les autres mettant l’accent sur l’inanité de cette analyse et dénonçant la  violence des méthodes utilisées pour l’imposer. Enfin, l’exploitation politique du débat a augmenté la confusion. Peut-on clarifier ?

Islamo-gauchisme : un mouvement historiquement daté

 Dans une tribune publiée par Libération le 26 octobre dernier, l’inventeur du terme islamo-gauchisme, le politologue Pierre-André Taguieff, rappelle qu’il a, dans des enquêtes et conférences datant des années 2000, désigné sous le terme d’islamo-gauchisme le rapprochement, lors de la deuxième Intifada, entre des mouvements d’extrême gauche (la Ligue communiste révolutionnaire de l’époque, pour ne pas la nommer) et des mouvements islamistes, comme le Hamas et le Hezbollah. Le rapprochement était opportuniste : la LCR espérait pouvoir s’appuyer sur la révolte des « musulmans opprimés » pour imposer la révolution. Pour faire converger les luttes, l’extrême gauche a alors adhéré à un antisionisme radical demandant la disparition de l’Etat d’Israël. Même si ses actes sont antérieurs au rapprochement mentionné, le terroriste Carlos est l’incarnation de l’islamo-gauchisme, parce qu’il a été à la fois marxiste, allié aux mouvements palestiniens terroristes et antisémite.

P-Y Taguieff considère que l’islamo-gauchiste existe toujours : il cite ainsi le Collectif contre l’islamophobie en France, association dont le but déclaré est de lutter contre la discrimination et la violence qui touchent les musulmans mais qui a été dissoute en décembre 2020 pour sa proximité avec des tenants de l’islamisme radical et des publications jugées antisémites et de provocation à la haine.

Pour autant, on s’éloigne un peu ici de Carlos ou de la LCR pro-Hezbollah  : sans préjudice de l’examen par le Conseil d’Etat des motivations du décret de dissolution (l’on sent bien que l’on est sur une crête où les actes effectifs de l’association peuvent être interprétés soit comme une proximité avec des penseurs controversés soit comme un soutien sournois à des fanatiques qui prônent la violence), il s’agit ici d’une mouvance équivoque, parfois considérée comme peu claire sur la condamnation du terrorisme, mais sans discours haineux. Le Conseil d’Etat tranchera : l’ambiguïté de l’association peut le faire pencher vers la sévérité.

Taguieff considère également comme islamo-gauchiste l’association « Les indigènes de la république », qui utilise le terme « blanc » pour désigner l’ennemi colonialiste et s’est affichée parfois comme antisémite. Si la pensée d’un tel mouvement est profondément communautariste, si la prévalence absolue qu’y prend la question raciale crée une véritable gêne, s’il est animé par une rage contre l’Etat jugé consubstantiellement raciste et colonial, il ne s’agit pas ici de terrorisme.

Il serait donc préférable de réserver le terme d’islamo-terrorisme à des phénomènes datés et clairement identifiés d’alliance objective entre des mouvements d’extrême gauche et des mouvements terroristes islamistes.

A l’université : un débat centré sur l’islamophobie, notion contestée et qui a pourtant du sens

La ministre a raison sur un point : les problèmes qui traversent la société sont présents à l’université. Mais les débats ou les conflits qui s’y déroulent sont centrés sur l’islamophobie.

Ainsi, des colloques ou des cours où interviennent des auteurs considérés comme prônant une laïcité rigoureuse sont perturbés et des enseignants sont dénoncés publiquement comme islamophobes. Il ne s’agit pas d’islamo-gauchisme mais de violation des règles sociales et universitaires par des mouvements sectaires, tellement convaincus d’incarner la justice qu’ils en deviennent odieux. Si l’on juge que ces actes sont illégaux (ils le sont parfois, dénoncer des islamophobes, dans le contexte de l’assassinat de Samuel Paty, est tout sauf innocent), ils doivent être réprimés comme illégaux. Ces mouvements sont-ils majoritaires ? Gangrènent-ils vraiment l’université et la société ? A l’évidence non, même s’ils posent un réel problème dans certaines disciplines et si l’on peut souhaiter que l’université le traite et ne le mette pas sous le tapis. Il ne faudrait pas que l’on aille vers une société de la dénonciation telle qu’elle peut exister dans les universités américaines où les étudiants demandent parfois la révocation d’enseignants pour toute parole qui n’obéit pas aux codes « antiracistes » qu’ils veulent voir respectés à la lettre. Certes, l’insistance obsédante sur l’oppression que subissent les musulmans dans notre société suscite le malaise, même si cette oppression est réelle. Mais ces excès doivent être combattus autrement qu’en accusant leurs auteurs de soutenir le terrorisme et en demandant que leurs travaux soient censurés.

Surtout, le débat sur l’islamophobie mérite d’être traité sur le fond, sans être balayé par le simple mépris. Les accusations virulentes sur le racisme supposé des universitaires se développent d’autant plus aux États-Unis que le racisme imprègne la société. En France, il faut, de même, s’inquiéter du phénomène.

Le mot et la notion d’islamophobie sont discutés parce qu’ils englobent à la fois l’islam et les musulmans.  Or, certains analystes voudraient séparer les deux, garder le droit de critiquer l’Islam, qu’ils jugent dangereux en tant que tel, sans attaquer les musulmans. Ils récusent alors être « islamophobes ».

L’islamophobie ( « phobie » signifie ici « peur » mais aussi « rejet, haine ») n’est pas définie en tant que telle par le droit. Elle est réprimée par les tribunaux en vertu des textes sur la liberté de la presse (article 24, applicable à tous les moyens de communication publique) en cas de provocations à la discrimination, à la haine ou à la violence à raison de l’origine des personnes ou de leur appartenance, réelle ou supposée, à une ethnie ou à une religion. Les condamnations sont prononcées pour des attaques envers des personnes ou des insultes envers l’islam (tête de cochon jetée devant les mosquées par exemple).

Quant aux sciences sociales, elles utilisent couramment ce terme. Des enquêtes mesurent le rejet des musulmans et de l’islam : ainsi une enquête  IFOP menée en 2015 sur les aspirations et clivages dans la société française indique que, si  67 % des personnes interrogées considèrent que seuls les islamistes radicaux constituent une menace et pas les musulmans dans leur ensemble, 28 % voient une menace dans tout musulman. En 2018, une autre étude de l’IFOP indique que 56% des enquêtés estiment les musulmans compatibles avec les valeurs de la société française : ce chiffre, en augmentation sur la durée, reste faible. L’islamophobie se mesure aussi par des actes : le nombre d’agressions physiques est relativement faible (bien inférieur à celles qui visent des juifs) mais une étude menée par l’IFOP pour la fondation Jean Jaurès (« Etat des lieux des discriminations et des agressions envers les musulmans de France », 2019) est inquiétante : un tiers des musulmans a subi une discrimination dans les cinq dernières années, y compris dans des services publics (contrôles policiers, logement, emploi) ; les femmes, surtout les femmes voilées, en sont les principales victimes : les discriminations sont étroitement liées à la visibilité religieuse  ;  un quart des musulmans ont déjà été insultés dans leur vie (9 % dans la population générale) ; enfin les discriminations sont liées, en proportion proche, à la couleur de peau ou à la religion alors que, pour le reste de la population, la discrimination pour raisons religieuses est marginale. Le racisme subi par les musulmans a donc une dimension spécifique : il porte sur le rejet de leur confession religieuse. Une forte minorité de l’opinion publique rejette de la communauté nationale, parce qu’ils y voient une menace, les musulmans en tant que tels.

Réagir

A vrai dire, l’on comprend que l’islam suscite des peurs, lorsque l’on voit comment cette religion est pratiquée dans certains pays : le fanatisme, la radicalité, l’absence de séparation avec l’Etat, la prévalence des règles de l’islam sur toutes les autres sont sources d’angoisse, de même que la barbarie des terroristes qui assassinent au nom de cette religion. Cependant, toutes les religions ont connu cette même histoire : l’Etat s’est, un jour, dégagé de la domination religieuse et la religion a pris une autre place, non pas seulement privée (les religions sont présentes dans l’espace public et c’est normal) mais « à côté ». De plus, l’Islam est aujourd’hui différemment pratiqué selon les pays. La cohésion du pays impose que l’Etat protège les musulmans de France d’une hostilité de principe et d’attaques insupportables, tout en restant vigilant sur les déviances. C’est plus compliqué que de voir en tout musulman un terroriste potentiel ou de n’y voir qu’une victime quels que soient ses actes.

Mais pour réagir, il faudrait reconnaître que l’islamophobie existe en tant que telle, pas seulement le racisme anti musulmans.  Or, l’Etat refuse de voir : déjà Manuel Valls refusait l’emploi du terme. L’Etat, qui peine déjà à reconnaître les discriminations sur l’origine et la couleur de peau, refuse absolument de voir celles qui sont opérées au nom de la religion. Les penseurs partisans d’une laïcité de combat font de même. En 2019, un directeur de recherche au CNRS, Philippe d’Iribarne, a publié un livre affirmant que les musulmans n’étaient pas discriminés en raison de leur religion. L’islamophobie, pourtant mise en lumière par les enquêtes mentionnées ci-dessous, serait selon lui une manipulation. Mais il affirme en même temps, sans grandes précautions, que le terrorisme a quelque chose à voir avec l’Islam et, à vrai dire, cette affirmation, à la fois vraie et fausse, met mal à l’aise : quel islam ? En agissant contre les discriminations islamophobes tout en reconnaissant les dérives de l’Islam, l’on réfuterait de telles analyses et l’on priverait de leurs arguments les « justiciers » exaltés qui, dans les universités, choisissent la mise à l’index plutôt que le débat.

Une exploitation politique insupportable

Dans son intervention à l’assemblée nationale, Frédérique Vidal a évoqué, parmi les thèmes de recherche « islamo-gauchistes » signalés aux « enquêteurs » qu’elle a mandatés, les recherches post coloniales. Elle aurait pu citer, comme Valeurs actuelles, d’autres domaines : les études sur le genre, sur le sentiment d’appartenance à une communauté, sur la source des inégalités, sur les discriminations, ou les « racisés ». L’islamo-gauchisme devient ainsi un grand fourre-tout où une part de la classe politique met tout ce qui lui déplaît et qu’elle présente comme des analyses absurdes. Le CNRS a raison : le contenu de l’islamo-gauchisme n’a alors plus rien de scientifique.

Il est tout à fait vrai que ces études ont parfois, leur radicalité et leurs œillères. Qui niera pourtant qu’elles ont apporté énormément aux sciences sociales ? Qu’elles passionnent des étudiants parce qu’elles expliquent le monde d’une manière plus percutante et convaincante que les grandes déclarations sur l’universalisme et le refus de reconnaître l’existence d’identités différentes ?

La porte est désormais ouverte à l’intervention du politique dans le choix des thèmes de recherche sociale ; l’alliance de la droite, de l’extrême droite et de la gauche laïciste accroît la confusion :  font ici cause commune, derrière Frédérique Vidal, le Front national, le Parti républicain et une part de la gauche,  Valeurs actuelles et Marianne, Gérard Darmanin et Caroline Fourest, Luc Ferry et Pierre Nora, C news et Raphaël Enthoven. Et les accusateurs ne font parfois pas dans la dentelle, comme le montrent le très long article de Télérama uniquement composé de citations (« Sonia Mabrouk dénonce l’entrisme islamiste et Caroline Fourest célèbre Gérard Darmanin », 18 février 2021),  très pénible à lire tant y  vacillent l’intelligence, la nuance et la générosité pour faire prédominer l’esprit de meute. Interrogés, les Français admettent très majoritairement que l’islamo-gauchisme gangrène l’université et sont d’accord pour faire le ménage. LREM se sent donc soutenue, sans songer un instant qu’elle ne marque plus ses distances avec le Front national.

Il est logique alors que des scientifiques de haut vol (Eric Fassin, Pascal Blanchard, Olivier Roy) se sentent visés (ils étudient les thèmes honnis) et s’inquiètent des risques de maccarthysme et d’appauvrissement de l’analyse sociale provoqués par l’utilisation d’un terme essentiellement assimilable à une injure. Mais l’impact de cette affaire ne touchera pas seulement l’université. Le pouvoir ici joue un jeu populiste et dangereux.

Pergama, le 14 mars 2021