Les vieux, citoyens de seconde zone

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Les vieux, citoyens de seconde zone

Rembrandt, 1606 - 1669 Self Portrait at the Age of 63 1669 Oil on canvas, 86 x 70.5 cm Bought, 1851 NG221 https://www.nationalgallery.org.uk/paintings/NG221

Depuis le début de la pandémie, le Conseil scientifique a mis l’accent à plusieurs reprises sur les mesures particulières à prendre à l’égard des personnes âgées, ce qui a conduit à durcir le confinement appliqué aux EHPAD. Avec, depuis le 1er mars 2020, 74 % des morts COVID âgés de 75 ans et plus, ces consignes semblent fondées. Cette logique de surprotection a cependant été fortement critiquée, au nom de la santé des personnes âgées, par des médecins et des familles, mais aussi, plus rarement, au nom des libertés publiques. Quel traitement des « vieux » pendant la pandémie ? Que révèle-t-il du regard social porté sur la vieillesse ? Faut-il, et peut-on, le faire évoluer?

Les règles des EHPAD pendant la crise sanitaire : questions de droit, questions d’éthique

Un EHPAD est un établissement public ou privé qui accueille des personnes dépendantes soumis à autorisation des autorités publiques. Les directeurs pilotent leur établissement dans le respect des dispositions du Code de l’action sociale et des familles (CASF) qui fixent ses règles d’organisation et de fonctionnement. Dans le secteur public, les directeurs n’ont pas, à proprement parler, de supérieur hiérarchique mais leur action est soumise au double contrôle du Président du Conseil départemental et des Agences régionales de santé (ARS). Le CASF édicte des principes de fonctionnement qui, depuis la loi du 2 janvier 2002, insistent tout particulièrement sur le consentement à son accueil de la personne accueillie (le terme de « contrat » est prononcé), sur l’exercice de ses droits et libertés, en particulier le respect de sa vie privée et le droit à aller et venir librement (articles L311-3 et L311-4 du CASF). L’article 8 de la Charte des droits et libertés des personnes hébergées en EHPAD, qui doit être remis à l’entrée dans l’établissement, garantit aux résidents un droit à l’autonomie, aux visites, aux déplacements extérieurs si la personne en est capable. La volonté depuis 20 ans est de réagir contre le caporalisme qui a longtemps régné dans les hospices, même après leur transformation en maisons de retraite : la personne âgée, infantilisée et parfois punie, y était souvent soumise à un règlement intérieur digne d’un lieu de détention, voire à l’arbitraire.

Tout au long de l’année 2020 et jusqu’en mars 2021, pour lutter contre la COVID, le Ministère des solidarités  et de la santé a émis à l’intention des directeurs d’EHPAD une série de « protocoles », « lignes directrices », « guides », « recommandations » qui, malgré leur dénomination, ont été comprises, à juste titre au demeurant, comme des prescriptions obligatoires. Le document précisait parfois que les directeurs pouvaient les assouplir mais « en concertation » avec l’ARS locale : sous les mots apparemment respectueux de l’autonomie des établissements, les directeurs n’avaient guère de marge de décision.

Tantôt rigoureuses (visites interdites, contacts entre résidents à éviter, isolement en chambre même pour les personnes non atteintes, comme en mars 2020), tantôt formellement assouplies (visites autorisées mais très encadrées, isolement en chambre décidé collégialement « après une réflexion approfondie », comme ce fut le cas en avril 2020), ces consignes ont été appliquées de manière stricte. Les directeurs d’EHPAD étaient inquiets des accusations de négligence parfois portées dans la première phase de l’épidémie : mise en place tardive des gestes barrière, morts de résidents laissés sans soin dans leur chambre, la doctrine des ARS étant, au départ, « d’assurer, dans la mesure du possible, la prise en charge dans ces structures », en créant des zones COVID dans les EHPAD, alors que ceux-ci, peu médicalisés, étaient bien incapables de soigner les malades. Les directeurs ont donc ensuite joué la sécurité.

Pourtant, les décisions prises posaient des questions de droit (est-il possible, même dans des circonstances exceptionnelles, de réduire dans de telles proportions la liberté d’aller et de venir et le droit à une vie privée ?) et des questions d’éthique : peut-on imposer de telles décisions à des personnes vulnérables qui, faute de contacts humains, peuvent mourir de solitude ?

Les familles ont compris le problème, mais tardivement. Dans les premières semaines, elles se sont surtout plaintes des difficultés d’accès de leurs parents aux soins hospitaliers. Cependant, déjà, la requête en référé devant le Conseil d’Etat déposée, en avril 2020, par l’association Coronavictimes ne visait pas seulement à demander qu’il soit enjoint à l’Etat d’organiser la prise en charge des malades âgés à l’hôpital. Elle demandait aussi qu’il soit possible aux personnes âgées de mourir dignement et sans souffrance en présence de leurs proches, le plus souvent exclues. A l’époque, le Conseil d’Etat  (ordonnance du 15 avril 2020) leur a apporté une réponse dérisoire, étonnamment hypocrite, proche de celles qu’il a apportées à d’autres requêtes tendant à mieux protéger de l’épidémie les détenus ou les SDF. Selon lui, les règles écrites sont impeccables (c’est vrai, sachant que l’application diffère), il n’y a pas de pratique générale de refus d’admission en établissement de santé ou d’exclusion des familles lors des décès, l’Etat fait ce qu’il peut pour que les morts soient dignes avec les moyens qu’il a (le Conseil d’Etat refuse d’enjoindre à l’Etat de respecter des principes alors qu’il n’en a pas les moyens, réalisme paradoxal pour un défenseur du droit). Au final, l’un dans l’autre, le Conseil ne relève pas d’atteinte systématique aux droits.

Toutefois, un an plus tard, en mars 2021 les familles ont demandé l’assouplissement du régime des sorties. Le Conseil d’Etat reconnaît alors (ordonnance du 3 mars) que l’interdiction absolue des sorties décidée par le ministère constitue une atteinte grave à la liberté des résidents des EHPAD et que son caractère général et absolue la rend illégale : il est vrai qu’il appuie sa décision, pour l’essentiel, sur la proportion de résidents vaccinés. Implicitement, il admet  qu’il était légal d’appliquer, en EHPAD, pendant des mois, un confinement en chambre beaucoup plus strict que celui imposé à la population « ordinaire ».

Que dit le droit ? Que conseille l’humanité ? Que permet le réalisme ?

 Le droit laisse peu de place à l’hésitation : les strictes restrictions de liberté qui ont été imposées aux résidents des EHPAD n’ont pas de base légale.

Dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, la loi du 23 mars 2020 donne au Premier ministre la possibilité de prendre, par décret, des mesures contraignantes : restrictions de circulation, possibilité de mise en quarantaine ou à l’isolement de personnes malades ou suspectées de l’être, fermeture d’établissements, interdiction des rassemblements, réquisitions, contrôle temporaire des prix, mesures permettant la mise à disposition de médicaments nécessaires aux usagers, limitation à la liberté d’entreprendre. Le Conseil constitutionnel ne s’est jamais prononcé sur la conformité à la constitution des restrictions de circulation édictées pour l’ensemble de la population, dont certains juristes pensent qu’elles ne respectaient pas l’obligation que le Conseil impose traditionnellement de conciliation entre l’objectif  de protection de la santé publique et le respect des droits et libertés.

Les mesures prises à l’égard  des résidents des EHPAD vont largement au-delà des restrictions de circulation imposées à la population consistant à limiter les déplacements en dehors du domicile. Elles s’apparentent plutôt aux mesures plus sévères de mise en quarantaine (décision administrative prise à l’égard des personnes suspectées d’être infectées, sans certificat médical) et d’isolement (décision prise à l’égard des personnes dont l’infection est médicalement constatée) : or, dans une décision 2020-800 du 11 mai 2020, le Conseil constitutionnel s’est prononcé sur la constitutionnalité des articles de la loi du 11 mai 2020  qui traitent de la quarantaine et de l’isolement (articles L3131-15 et L3131-17 du Code de la santé publique). Sa décision est très éclairante.

Le Conseil assimile l’obligation de rester dans un lieu plus de 12 heures par jour non à une simple restriction de liberté mais à une privation de liberté au sens de l’article 66 de la Constitution, donc soumise au contrôle du juge judiciaire. Il considère que le texte qui lui a été soumis, en ciblant très précisément les personnes susceptibles de faire l’objet de mesures de quarantaine et d’isolement  (elles proviennent de zones de circulation du virus dans lesquelles elles ont séjourné), en exigeant que la décision soit motivée et indique les voies de recours auprès du juge des libertés, en laissant le choix, pour la quarantaine, entre le domicile de la personne et un autre lieu, en limitant dans le temps la durée de la mesure et en permettant sa suspension en fonction de l’évolution de l’état de santé de la personne, a adopté des mesures adaptées, nécessaires et proportionnées. De fait, le législateur avait été vigilant sur l’encadrement des mesures de quarantaine et d’isolement. L’on est loin des directives sans valeur juridique du ministre de la santé qui ont conduit sans aucun recours et indistinctement à l’interdiction des visites ou à l’isolement forcé dans leur chambre de personnes âgées dont le consentement n’a pas été sollicité.

Dans leur cas, c’est  la protection à toutes forces de la santé publique qui a prévalu et, surtout, soyons francs, les contraintes de moyens : comment mettre en place des mesures différenciées selon les risques courus par les résidents quand le personnel manque, qu’il a peur pour sa propre santé et que la culture des EHPAD est de traiter les résidents comme des enfants ? Pouvait-on différencier l’organisation des visites, en réservant l’utilisation de Skype ou des vitres isolantes aux résidents les plus valides et en permettant des contacts pour les autres ? Au moins supprimer, dans les « parloirs », la présence d’un membre du personnel chargé de la surveillance ? Permettre les visites de chambre à chambre des résidents non malades ? Maintenir des activités collectives en prenant des précautions ? Autoriser des sorties, comme on l’a fait, plus ou moins, à Noël ? Les réponses ne sont pas simples en pratique. Mais rares sont les établissements qui, inquiets des risques de « glissement » de personnes âgées enfermées, privées de contact et désespérées, se les sont même posées.

Quels regard portés sur la vieillesse ? Que faire ?

 Le bilan de la période est clair : notre société éprouve, à l’égard des « vieux », un mélange d’indifférence, de compassion au moins ponctuelle et de paternalisme qui conduit à leur imposer d’en haut, sans trop de mauvaise conscience, des règles uniformes et excessivement dures, au nom de leur propre protection : le consentement n’est le plus souvent pas demandé et quand il l’est, c’est formellement, en présentant la décision comme incontournable. Les personnes sont infantilisées, suspectées de perdre l’esprit, ce qui arrive, de fait, d’autant plus vite qu’elles sont seules. Quand la crise arrive, les principes sautent, dans l’indifférence de tous : les bonnes intentions du Code sur le respect de l’autonomie des personnes âgées ont été balayées au nom de la lutte contre la pandémie.

Élargissons la focale :  la plupart des études sur le vieillissement le présentent comme une charge difficilement supportable pour le pays. De manière au demeurant difficilement récusable, l’augmentation de l’espérance de vie conduit à  des projections de dépendance pessimistes et à des calculs de coût collectif prévisionnel qui suscitent la crainte. Les débats sur le poids des dépenses de retraite actuelles et futures, suspendus par l’épidémie, vont reprendre et ce n’est nullement illégitime.

Reste que le vieillissement inéluctable de nos sociétés devrait conduire à infléchir nos choix. Il faut d’abord acter de certaines réalités. Première d’entre elles, l’âge de la vieillesse recule, c’est certain, même si, en vérité, cette notion d’âge est contestable : la vieillesse est à la fois une donnée biologique et une construction sociale qui a peu à voir avec la référence de 60 ou 65 ans des statistiques publiques. Deuxième constat, la dépendance n’est pas une fatalité : à 65 ans, l’espérance de vie sans limitation sévère perçue dans les activités de la vie quotidienne s’élève à 17,8 ans pour les femmes et 15,3 ans pour les hommes (CNSA, chiffres clefs de l’autonomie, 2020).  Une étude de la DREES (Incapacités et perte d’autonomie en France, 2017) a construit un score « Vie quotidienne et santé » mesurant l’ampleur des difficultés rencontrées par les personnes âgées (qu’elles soient liées à une maladie chronique, à des limitations fonctionnelles ou à des restrictions d’activité) : la prévalence d’un score de dépendance sévère, très faible jusqu’à 75 ans, double ensuite tous les 5 ans pour atteindre 27 % des personnes entre 85 et 89  ans, ce qui reste loin d’être la majorité. La vieillesse commence entre 85 et 90 ans…Enfin, troisième constat, une majorité écrasante des Français veulent vieillir à domicile.

Il reste à en tirer les conséquences : s’engager pour le « vieillissement actif » qui implique une prolongation de la vie active luttant contre la pénibilité des métiers et rechercher des transitions progressives avec la retraite ; déclarer obsolète le modèle des EHPAD, qui ne correspond pas au choix des personnes et, comme dans le film Ma saison préférée, accélère la décrépitude et le sentiment d’abandon ; lui préférer, comme il en question depuis plusieurs années, des structures ouvertes d’aide au maintien à domicile proposant des formules intermédiaires entre celui-ci et l’hébergement complet, en ne maintenant celui-ci que quand il est vraiment inévitable et que la personne l’accepte ; permettre aux personnes d’être actives aussi longtemps qu’elles le veulent, cuisine, sorties, courses, jeux, lectures, au lieu de les mettre en attente dans des chambres. Il ne suffira pas d’adopter une loi sur l’autonomie renforçant l’attractivité des métiers d’accompagnement de la dépendance et augmentant les ratios d’encadrement dans les EHPAD. C’est le regard sur la vieillesse qui doit changer et il ne changera que si celle-ci s’inscrit dans la vie active et dans la vie sociale, le plus longtemps possible.

Pergama, le 23 mars 2021