Déséquilibres entre territoires : pas si facile d’agir

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Déséquilibres entre territoires : pas si facile d’agir

La géographie économique a longtemps rendu compte, de manière descriptive, de la vocation différenciée des territoires et des inégalités de production de richesses et de revenu. Depuis 50 ans environ, une autre vision des « inégalités territoriales » a émergé. L’analyse, plus riche, plus complexe, se situe désormais au carrefour de différentes disciplines, économie, urbanisme, sociologie, démographie, études électorales. Des cartes sont dessinées, par grandes régions, par zones (villes, périurbain, rural éloigné) ou par type de villes (des métropoles aux villes moyennes ou petites), construites sur les disparités. Surtout l’analyse est porteuse d’une volonté « d’égalité » ou, du moins, de refus des inégalités que subissent les personnes qui vivent dans des territoires « déshérités », inégalités en termes d’emploi ou de mobilité mais aussi inégalités de « développement humain », accès à la santé et à l’éducation.

Récemment, deux ouvrages ont à nouveau traité ce thème des inégalités de territoires, de manière très contrastée : l’ouvrage du géographe Laurent Davezies (L’Etat a toujours soutenu ses territoires, La République des idées, mars 2021) reconnaît la concentration de la production des richesses dans les grandes métropoles mais note que l’écart des revenus entre les diverses régions est bien plus faible que l’écart des PIB, ce qui démontre l’existence d’une forte solidarité financière entre les territoires riches et les autres. Le rapport de l’Institut Montaigne (Rééquilibrer le développement de nos territoires, mars 2021) oppose quant à lui trente zones métropolitaines d’emploi qui concentrent la moitié des emplois français et les « territoires épars », dont la croissance et le revenu baissent ou stagnent : selon lui, une telle concentration des activités productrices de richesses est néfaste et il faut prendre des mesures de rééquilibrage. Que penser de ces analyses ?

 Les inégalités territoriales, une notion récente mais peu discutée

Le thème des inégalités territoriales s’est installé depuis 20 ans dans le débat public. Au-delà de la politique de la ville qui concerne des zones précises depuis les années 80, la création en 2014 d’un Commissariat général à l’égalité des territoires (GGET) témoigne de la volonté de doter l’Etat d’une politique plus globale, décrite dans le rapport d’Eloi Laurent de 2013 (« Vers l’égalité des territoires » : mobiliser la connaissance pour mieux définir des stratégies de développement territorial, miser sur le « développement humain » (santé publique, éducation, encouragement des jeunes à la mobilité), désenclaver les espaces ruraux, intégrer dans les stratégies de développement la transition énergétique, revoir les compétences des collectivités, développer des politiques d’emploi territorialisées, légitimer et renforcer les péréquations financières entre collectivités. Ces visées ont été rapidement abandonnées : le CGET n’a guère produit que des études et s’est peu engagé dans l’action. Son remplacement en 2019 par une Agence nationale de cohésion des territoires (ANCT), en charge d’aider les collectivités à faire aboutir leurs projets, témoigne d’ambitions bien plus modestes, même si l’Agence porte aussi des programmes nationaux mais qui ne sont mis en œuvre que sur demande des collectivités (couverture numérique du territoire, revitalisation des centres villes, projets industriels…).

Malgré la modestie de l’action publique, les inégalités territoriales – qui sont des inégalités sociales –  restent à la fois vivement ressenties et peu niables.

L’institut Montaigne a financé en 2019 un baromètre des territoires (La France en morceaux) confié à l’institut ELABE et à un chercheur du CEVIPOF. Les résultats permettent de repérer 4 « ressentis » différents par rapport au territoire. 21 % des personnes sont détachés des contraintes territoriales et saisissent les occasions de mobilité qui leur paraissent opportunes. Sans surprise, ce sont des individus dotés d’un « capital social » et culturel important ; 22 % sont enracinés dans un territoire et heureux de l’être ; 25 % se sentent assignés à résidence, coincés dans un lieu de vie et une situation sociale difficile dont ils ne peuvent s’extraire ; 32 % sont sur le fil : ils voudraient être mobiles sans parvenir à se dégager d’une situation sociale insatisfaisante ni à quitter un territoire qui leur laisse peu d’espoir de progression.

Quant à la mesure des inégalités, les études du CGET ( Rapport sur la cohésion des territoires, CGET, juillet 2018) sont parlantes : elles montrent combien les dynamiques économiques et démographiques se creusent, tant au niveau des grandes régions que des espaces urbanisés, les métropoles contrastant avec les petites villes désertées des régions en déclin…Une étude plus récente de la Fondation Jean Jaurès (Les inégalités socio-spatiales en France et en Allemagne, 2020) est elle aussi très éclairante : elle étudie la distribution au niveau communal de 5 indicateurs de difficultés (chômage, faible proportion de diplômés chez les 25-34 ans, pauvreté, pourcentage de familles monoparentales et inégalités de revenu) : les cartes se ressemblent, avec des zones sombres au nord d’une ligne Caen-Belfort et dans une bande de 100 km autour de la Méditerranée, particulièrement dans le Languedoc, avec un prolongement le long de la vallée de la Garonne vers l’Océan. La carte de la concentration des diplômés du supérieur est très illustrative, les très grandes villes dépassant 50 %, les petites villes et zones rurales se situant en dessous de 20 %, tout comme  l’est la carte du « vide », celle du vieillissement, et celle des migrations internes : au-delà de la production de richesses, c’est le potentiel de développement qui manque parfois, tout comme les forces-vives quand la population décline. Les écarts risquent alors, mécaniquement, de s’amplifier.

Soutien de l’Etat aux territoires ou territoires en déshérence ?   

Revenons à nos deux ouvrages. Celui de Laurent Davezies reprend une thèse qui lui est chère : la redistribution des richesses entre territoires atténue fortement les inégalités tant dénoncées et les métropoles y contribuent de manière décisive. Cette redistribution passe par la présence minimale de services publics dans des zones qui pourtant se dévitalisent (mairies, collèges…) mais surtout par l’allègement de l’impôt et la redistribution de revenus de remplacement : pensions, allocations chômage, allocation de lutte contre la pauvreté.

Ce constat est indéniable. L’Insee (Insee analyses, novembre 2017) le valide sur des exemples particuliers : ainsi dans les Hauts de France, la perception des prestations sociales et le jeu des impôts directs réduisent de moitié les inégalités de revenu dans la région. Il en est de même en PACA (- 45 %). Au niveau de la France métropolitaine, de tels transferts réduisent les inégalités de 39 %. Restent que les Hauts de France demeurent le département le plus pauvre de France, que la distribution de revenus de survie ne permet pas de construire un avenir (mobilité résidentielle, accès à la formation professionnelle) et que la population en âge de travailler aspire à occuper un emploi et à augmenter son niveau de vie, pas à percevoir indéfiniment le RSA ou à cumuler allocations chômage et CDD. La question est politique : la cohésion nationale ne se construit pas sur la seule redistribution financière, même si c’en est un des ciments. L’exigence d’une « égalité des chances », quelle que soit la naïveté des termes, est bien trop forte.

L’étude de l’Institut Montaigne quant à elle paraît schématique. Elle sépare tout d’abord deux blocs, métropoles et « territoires épars ». De fait, la « métropolisation » de la France a souvent encouragé une vision binaire du territoire qui oppose les riches métropoles aux « espaces périphériques » regroupant tous les « exclus », à la fois le périurbain « subi », les petites villes désertées, les territoires ruraux en difficulté. Cette vision est trop simple : toute une partie du pays (une part de la Bretagne ou de la Nouvelle Aquitaine) ne relève pas des métropoles ni des régions appauvries mais vit d’une économie résidentielle qui, bien que fragile, lui permet de mêler revenus de remplacement et revenus du travail. Les métropoles ne forment pas non plus un ensemble homogène : elles sont très inégalement dynamiques et, de plus, ont des effets d’entraînement variables sur le territoire qui les environne : Lyon ou Nantes ont ainsi des effets positifs, Lille moins. C’est une des pistes qui peut expliquer que les villes petites ou moyennes sont également dans des situations très diverses : au rebours d’une image générale de déclin, elles peuvent être dynamiques si elles se trouvent dans un réseau d’échanges avec des pôles plus importants, ce qui est fréquent dans l’Ouest du pays, dans le sud et l’axe rhodanien, plus rare dans le Centre et l’est.

Surtout, l’étude énumère ensuite, sur le mode « il faudrait », toute une liste d’actions : équipement 5G partout ; refonte du réseau ferroviaire au bénéfice d’un réseau rapide du quotidien; offre aux territoires d’équipements électriques et hydrogène pour une mobilité propre ; installation d’une offre universitaire d’excellence dans les territoires ; allègement des charges fiscales des PME/PMI situées dans les « territoires épars » pour favoriser l’investissement. L’effort n’est pas chiffré mais semble colossal. Surtout, les conditions pour qu’il soit efficace sont-elles réunies ?

Comment s’y prendre pour réduire les inégalités territoriales ?

 Une part de l’étude de l’Institut Montaigne reste difficilement récusable, celle qui critique la politique actuellement menée. Rappelons que l’ANCT mène une politique « partenariale » avec les collectivités, l’Etat se voulant avant tout un facilitateur. C’est le cas même pour les politiques plus nationales, tel l’encouragement à des projets industriels qui sont soutenus par l’Etat mais pilotés par les régions. L’Institut considère que cette politique « par projets » conduit à un morcellement des subventions et des stratégies. De plus, reposant souvent sur un cofinancement, elle bénéficie plutôt aux territoires bien armés en termes d’ingénierie. Enfin et surtout, il n’existe aucune mesure de son impact : tous les « bilans » établis par l’ANCT sont l’addition des actions et des sommes engagées. Il est vrai qu’il serait trop tôt pour qu’il en soit autrement mais, déjà, du temps du CGET, hormis la politique de la ville qui a donné lieu à maintes évaluations (plutôt négatives au demeurant), aucune évaluation des actions n’est disponible. De plus, l’on ne connaît pas les critères de sélection des projets par l’ANCT : il ne semble pas exister de priorité territoriale, sauf peut-être, au sein des mesures relatives aux territoires d’industrie, le « pack rebond »,  qui semble davantage concerner des zones peu ou pas industrialisées. Quant aux instruments traditionnels de « rééquilibrage », contrats de plan ou aides du FEDER européen, l’Institut est plus sévère encore : les projets subventionnés sont d’ampleur souvent limitée, peu structurants et pas toujours liés au renforcement économique du territoire.

L’on peut ajouter qu’une part des programmes conduits par l’ANCT relèvent davantage de l’amélioration du cadre de vie que de la relance économique: les actions « Cœur de ville », parfois peu cohérentes avec les pratiques des maires qui continuent à favoriser l’implantation des grandes surfaces commerciales en périphérie ( cf. Le Cœur n’y est plus, http://cuej.info/mini-sites/coeurdeville/), sont avant tout des actions d’aménagement. Renforcent-elles les ressorts de la croissance, y compris celle du territoire aux alentours ? On peut en douter, d’autant que les mesures mises en œuvre sont souvent identiques. Il en est de même de l’Agenda rural destiné aux territoires ruraux.

A la question « comment s’y prendre ? », la première réponse est donc sans doute « pas comme ça », même si certaines des actions menées au sein de « Territoires d’industrie » seront sans nul doute utiles, sans être, pour autant suffisantes pour infléchir les évolutions à l’œuvre.

 La première question de fond porte sur le pilotage de cette politique de réduction des inégalités. Comme le souligne l’étude citée ci-dessous de la fondation Jean Jaurès, les inégalités sont « fractales » : elles ne se sont pas toujours repérables par circonscription administrative, région, département, métropoles ni sur le fondement d’a priori pas toujours vérifiés. Les métropoles riches et les régions riches comportent des poches de pauvreté intense et les villes moyennes s’en sortent parfois très bien, tout comme certaines zones rurales. Ce constat incite à donner aux collectivités la compétence pour lutter contre ces inégalités, quitte à amplifier les mécanismes de péréquation de leurs ressources pour leur en donner les moyens. Le principe des cofinancements Etat/collectivités est à éviter : il déresponsabilise les acteurs et rend tolérables les projets médiocres ou incertains. L’Etat peut cependant aider les territoires défavorisés en finançant des moyens d’ingénierie, pour monter des projets, sélectionner des actions, définir des critères d’évaluation. Il peut également leur réserver certaines de ses aides. Une réforme de la répartition des compétences serait, pour autant, difficile à mettre en œuvre, tout comme une réforme des péréquations, aujourd’hui très modestes.

La deuxième question est la sélection par l’Etat de ses priorités. La réindustrialisation en fait partie et elle peut profiter aux territoires (l’emploi industriel manque aux territoires ou, avec la crise de certaines industries, risque de leur manquer, comme ce sera le cas pour les sites de construction automobile), mais à certaines conditions. La politique industrielle paraît handicapée par le poids de la fiscalité (cf. le rapport de France-Stratégie de 2020 sur Les politiques industrielles en France) et l’Etat peut jouer un rôle en ce domaine en baissant, comme il a commencé à le faire, les impôts de production. Pour autant, comme le note Patrick Artus dans un petit ouvrage du cercle des Économistes (Va-t-on vraiment réindustrialiser la France ? février 2021, chapitre Les obstacles à la réindustrialisation), la baisse du coût du travail a atteint ses limites et, si l’Etat peut subventionner certaines filières industrielles spécifiques (batteries, hydrogène…), notamment dans le cadre du plan de relance, il peut difficilement généraliser l’exercice. Son vrai levier d’action est ailleurs : selon P. Artus, c’est l’inefficacité du système éducatif et la faiblesse des compétences dans la population active (tout particulièrement dans les territoires en déclin, dont c’est une constante) qui représentent les principaux obstacles à la réindustrialisation et, d’une manière plus générale, au redressement des territoires. L’Etat n’est pas le seul à pouvoir agir (les branches professionnelles sont responsables de l’apprentissage et les entreprises de la formation professionnelle) mais c’est un acteur décisif. Que l’Etat assume au moins sa part, pleinement, et se donne des objectifs d’amélioration des compétences des jeunes et de requalification de la population …sinon, Amazon sera la seule entreprise à vouloir s’implanter dans la France périphérique.

Pergama, le 31 mars 2021