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Médiator, le surprenant jugement d’un crime en col blanc

Le jugement de l’affaire Médiator a été rendu il y a quelques jours, le 29 mars 2021, 10 ans après l’ouverture de l’information judiciaire qui a conduit au procès. Outre son extrême lenteur, ce qui frappe dans cette affaire, c’est la faiblesse des condamnations, dissimulée par un jugement sévère dans sa formulation. Comment expliquer que la justice pénale ne soit pas parvenue, dans ce cas, à être juste ?

L’affaire

Le Médiator, médicament du laboratoire Servier, a bénéficié d’une autorisation de mise sur le marché (AMM) de 1976 à 2009, date de son retrait, en tant qu’adjuvant dans un régime antidiabétique (diabète de type 2). Il a été remboursé à 65 % par la sécurité sociale.

Ce médicament n’avait pas en réalité de propriétés antidiabétiques (il ne faisait pas baisser le taux de sucre ou de cholestérol dans le sang) : il s’agissait d’une amphétamine « anorexigène », soit un coupe-faim, responsable d’altérations cardiaques. En 1997, des médicaments de la même famille de molécules ont été retirés du marché pour risque d’hypertension artérielle.  Une étude anglaise évoquait, en 1997 également, pour ces médicaments « frères » du Médiator, un risque d’altération des valves cardiaques. Un article de la revue Prescrire évoquait, cette même année, ces risques pour le Médiator, qualifié d’anorexigène. En 1998, une enquête de pharmacovigilance de l’Agence du médicament pointe des risques cardiaques. La Suisse l’a retiré du marché dès cette année-là, suivie, en 2003 et en 2004, par l’Espagne puis l’Italie. D’autres cas de pathologies induites ont été signalés par la suite à l’Agence du médicament. En 2006, la revue Prescrire publie un nouvel article accusateur. Le Dr Irène Frachon, pneumologue à Brest, s’explique alors certaines atteintes de ses patients et écrit à l’Agence pour demander le retrait du médicament, qu’elle plaide dès lors, sans suite. En 2008, l’Agence autorise même la mise sur le marché de deux médicaments génériques du Médiator. Le Médiator sera retiré en 2009 à la suite d’un rapport scientifique en démontrant les risques, avant la parution du livre du Dr Frachon, « Médiator, combien de morts ? », dont le laboratoire Servier obtient la censure du titre. L’on estime depuis lors que ce nombre est compris entre 1000 et 2000, sans compter les milliers de personnes atteintes par un affaiblissement cardiaque.

Le rapport de l’IGAS déposé en 2011 est très sévère à la fois pour le laboratoire Servier et pour l’Agence du médicament, en charge de délivrer l’AMM puis de mettre en œuvre la pharmacovigilance des médicaments autorisés. Il pointe « l’incompréhensible tolérance de l’Agence » à l’égard du Médiator, l’incohérence de son AMM avec des analyses pharmacologiques rigoureuses et l’indifférence à des alertes pourtant répétées. Le rapport incrimine l’enlisement d’une agence dans des procédures bureaucratiques à l’égard desquelles elle ne prend aucun recul. Il mentionne également que le laboratoire disposait de relais rémunérés dans les institutions publiques en charge de prendre des décisions sur le Médiator. La corruption des experts médicaux a, dans ce dossier, joué tout son rôle.

Une justice lente et accessible aux manœuvres dilatoires

 Toutes les affaires traitant de scandales sanitaires ont connu une instruction très longue, surtout quand elles impliquaient l’Etat. Le domaine est en effet technique. Comprendre comment le laboratoire Servier a pu fausser la présentation scientifique du Médiator n’est pas si aisé : en 2008, le directeur de l’Agence du médicament expliquait encore à la radio que ses services lui avaient toujours présenté la molécule concernée (le benfluorex) comme complètement différente de celle d’anorexigènes interdits depuis 1997 pour leurs effets secondaires graves, comme l’Isoméride, alors que les deux molécules appartenaient en réalité à la même famille.

De plus, comme dans toutes les affaires où un puissant est en butte aux accusations de la justice, les avocats de la défense se sont organisés pour ralentir au maximum un processus qu’ils ont présenté comme infondé, voire illégitime. Le propre de telles affaires est le déni de culpabilité, qui devient la ligne de défense opiniâtrement suivie (et, au final, on le verra, payante). En l’occurrence, l’enquête sur le Médiator a été terminée dès 2014 et le procureur annonçait alors le procès pour 2015. Pour autant, les conclusions du juge d’instruction ont été contestées, de même que le rapport d’expertise, des actes supplémentaires ont été demandés, des QPC déposées… Dès 2014, les juges d’instruction publient un communiqué déplorant « cette accumulation de demandes d’actes déjà en partie réalisés, déposés 3 ans après la mise en examen ». Parallèlement, le laboratoire se bat pour payer le moins possible d’indemnisations. Si le droit permet de retarder continûment un procès grâce à des manœuvres dilatoires, il faudrait le modifier. Si la justice s’y prête, elle doit cesser de donner dans ce jeu et accélérer les rejets.

Des qualifications pénales inadaptées

 Le laboratoire Servier a été poursuivi en 2011 pour « obtention indue d’autorisation, tromperie sur les qualités substantielles d’un produit », avec mise en danger de la vie humaine et escroquerie, puis, en 2012, pour homicides et blessures involontaires. Il s’en est défendu, arguant un simple manque d’analyse et d’information et reportant la faute sur les pouvoirs publics.

L’Agence nationale du médicament a été poursuivie pour homicides et blessures involontaires. Elle ne s’est pas, quant à elle, défaussée de ces accusations. La responsabilité de l’Etat a d’ailleurs été reconnue par la jurisprudence administrative (la Cour administrative de Paris a considéré, avec une grande indulgence, que l’Etat disposait à partir de 1999 d’informations l’obligeant à retirer l’AMM). Le Conseil d’Etat a précisé par la suite que l’Etat pouvait s’exonérer d’une part de sa responsabilité compte tenu des « agissements fautifs » du laboratoire.

Enfin, divers experts ont été poursuivis pour « prise illégale d’intérêt », notamment pour avoir siégé dans les instances de l’Agence du médicament ou de la Haute autorité de santé tout en étant rémunérés par le laboratoire Servier.

Les qualifications retenues sont insatisfaisantes.

S’agissant de l’homicide par imprudence, est-ce la même chose que de tuer accidentellement quelqu’un, par négligence, imprudence ou maladresse, et de vendre pendant des années à des malades des médicaments dont on sait de manière évidente (la science le dit dès 1995) qu’ils peuvent tuer ou mutiler ? Peut-on soutenir alors que la volonté n’a aucune part dans les décès, surtout quand il s’agit non pas d’une atteinte individuelle mais d’un « crime » social ? S’agissant de la tromperie, qui au moins comporte une dimension intentionnelle, est-ce une qualification adaptée pour des personnes qui ont délibérément exposé des malades à un risque mortel ?

Dans le domaine des atteintes à la santé et à la sécurité sanitaire, la question du caractère inapproprié du recours à la justice pénale et des incriminations utilisées n’est pas nouvelle (Cf. l’excellente chronique du Lamy  Droit pénal des affaires de 2014: La justice pénale face aux scandales sanitaires : des illusions perdues ?). Ainsi, faute de certitude sur la cause et le moment de la contamination, la justice pénale a relaxé des dirigeants d’entreprise dont les équipes ont manipulé de l’amiante et relaxé  un responsable public qui avait menti à la population sur le danger du nuage de Tchernobyl. De même, dans l‘affaire du sang contaminé, l’incrimination initiale d’empoisonnement a été récusée, y compris par la Cour de cassation (arrêts des 22/6/1994 et 2/07/1998), parce qu’elle impliquait une intention de donner la mort qui n’était pas démontrée : les condamnations obtenues l’ont donc été pour « tromperie », ce qui reporte le débat sur la qualité du produit et relativise, voire ignore, l’exposition délibérée au risque. Ces réponses pénales sont souvent vécues par les victimes, de manière compréhensible, comme un déni de justice : comme le dit un juriste, la « tromperie » ne devrait valoir que pour la vente de boîtes de conserve avariées, pas pour incriminer des délinquants qui prennent le risque délibéré, pendant des années, de sacrifier des centaines ou des milliers de vies.

Il en est exactement de même de la qualification de « prise illégale d’intérêt », qui, dans le cas précis du Médiator, sonne comme un reproche bien indulgent : la prise illégale d’intérêt recouvre le fait, pour une personne dépositaire de l’autorité publique, de prendre un intérêt personnel dans une entreprise qu’elle est chargée de surveiller. Mais ce n’est pas la même chose, pour un fonctionnaire, que de favoriser une association dont on est membre et, pour un expert médical en charge de protéger la santé publique, de dissimuler la dangerosité d’un prétendu médicament parce que le laboratoire concerné achète son expertise.

Pour autant, le législateur n’a pas voulu corriger ces failles, pourtant fréquemment identifiées: en témoigne le rejet d’une proposition de loi du 13 janvier 2011 qui entendait compléter l’article 223-1 du Code pénal : au-delà de la mise en danger d’autrui par violation délibérée de la loi, le texte proposait de réprimer la faute exposant « autrui à un risque d’une particulière gravité que l’auteur de cette faute ne pouvait ignorer ». La mesure aurait allégé l’interrogation permanente de la justice pénale sur l’intentionnalité : les personnes incriminées auraient été responsables non seulement de ce qu’elles voulaient faire mais aussi, compte tenu de leur positionnement social ou hiérarchique et de leur formation, de ce qu’elles ne pouvaient pas ne pas savoir.

La proposition n’a pas été retenue de crainte d’une incrimination trop aisée des responsables économiques et politiques. De fait, elle aurait ouvert en grand la responsabilité des décideurs sur les affaires de pollution ou les accidents industriels, sachant que leur position ne leur permet pas d’ignorer certains risques, même s’ils choisissent l’aveuglement.. En l’occurrence, ce refus a pleinement servi Servier, qui a nié savoir et pourtant, objectivement, « ne pouvait pas ignorer ». L’on est donc aujourd’hui condamné à une justice pénale bancale, qui retient la tromperie sur le produit (donc reconnaît le caractère intentionnel de la faute) mais pas les conséquences du caractère délibéré de l’exposition à un risque mortel, très proche de l’intention.

Un jugement d’une surprenante indulgence

Le jugement du tribunal judiciaire de Paris sur l’affaire du Médiator ne retient pas les peines demandées lors du réquisitoire. Il ne retient pas le délit d’escroquerie et le montant des amendes est dérisoire (2,7 millions d’euros, soit 0,06 % du chiffre d’affaires du laboratoire, au lieu des 8,2 millions demandés par le procureur) ; il ne condamne les responsables qu’à de la prison avec sursis (4 ans avec sursis pour le second du PDG de l’époque alors que les réquisitions demandaient 3 ans ferme), ce qui vaut absolution ; enfin, il fait de même avec les médecins corrompus qui ont utilisé leur influence scientifique pour permettre le maintien sur le marché d’un produit dangereux, voire mortel, mais rentable.

La dissimulation des propriétés réelles du Médiator lui ayant permis d’obtenir une AMM puis un remboursement par la sécurité sociale et par les mutuelles, le procureur avait retenu le délit d’escroquerie envers ces organismes sociaux. Contre tout bon sens, le jugement explique que les manœuvres frauduleuses de Servier n’ont pas eu d’incidence sur l’attribution de l ‘AMM ni sur la décision de remboursement: or, c’est bien le mensonge sur les propriétés du Médiator qui a permis la délivrance d’une AMM en tant qu’« adjuvant à un traitement antidiabétique » et c’est bien cette AMM qui permis un remboursement favorable et c’est bien ce remboursement qui a lui-même permis au laboratoire de réaliser un très confortable profit. Il y a donc bien eu escroquerie.

Deux notes sont éclairantes : en 1969, Jacques Servier écrit ainsi que « la qualité d’antidiabétique est de nature à permettre d’écouler 400 000 boîtes par mois ». Une note interne de la même année adressée aux équipes commerciales demande de ne pas évoquer la nature anorexigène du Médiator et de s’en tenir aux indications officielles de l’AMM.

Le tribunal justifie sa position en disant qu’à trois reprises, la Commission de la transparence de la Haute autorité de santé a proposé le déremboursement du Médiator pour service médical insuffisant, sans être écoutée : il sous-entend ainsi que les autorités savaient que le Médiator n’aurait pas dû être remboursé mais ont passé outre. Ce n’est pas sérieux : comme le note le rapport de l’IGAS, ce n’est qu’au début des années 2000 que les pouvoirs publics décideront de « dérembourser » les médicaments à service médical rendu insuffisant, avec une procédure de réexamen certes trop lente des médicaments concernés, compte tenu de la volonté de ménager les réactions des assurés. Le Médiator, effectivement classé à ce moment-là comme « à service médical rendu insuffisant », aurait dû faire l’objet d’une mesure de déremboursement plus rapide. Mais en quoi le retard mis à suivre l’avis de la HAS dans les années 2000 blanchit-il le délit d’escroquerie constitué en 1976 ?

En fait, si le tribunal a écarté ce délit, c’est sans doute qu’il a considéré que les institutions victimes y ont, peu ou prou consenti : il est vrai que les organismes de sécurité sociale siégeaient au Comité économique des produits de santé et ont participé aux décisions concernant le remboursement du Médiator aux assurés. En outre, la branche maladie de la sécurité sociale, qui dispose des données sur les prescriptions de médicament, était la mieux à même de repérer  que le Médiator était massivement prescrit comme anorexigène, en dehors de ses indications thérapeutiques, pour simple surpoids ou obésité, ce qui aurait dû l’alerter sur sa nature véritable. Elle aurait dû de plus être attentive à certaines alertes, y compris en son sein. Or, elle n’est intervenue qu’en 2009, le médecin conseil national de la CNAMTS signalant alors des effets indésirables graves. Malgré l’atonie de la sécurité sociale, fallait-il renoncer à qualifier l’escroquerie ? Quelle est la part, dans le silence des institutions, de l’aveuglement, de la lâcheté et de la confiance envers les autorités de surveillance et de décision? En exonérant Servier de ce chef d’accusation, le tribunal lui évite une pénalisation financière très lourde…Est-ce juste ?

Quant aux délits retenus, le tribunal avait toute possibilité de prononcer des peines plus sévères : la peine d’emprisonnement maximale pour homicide involontaire est de 3 ans ferme et, en cas de violation manifestement délibérée d’une obligation de prudence et de sécurité, de 5 ans. Depuis la loi Hamon, les amendes pour tromperie peuvent atteindre 10 % du montant des profits qui en ont été tirés et l’on estime à 400 millions les profits tirés du Médiator. Pourquoi ne pas avoir appliqué ces textes ?

Enfin, l’indulgence pour les experts corrompus est inexplicable. 5 ont été relaxés et 4 n’ont été sanctionnés que par des peines de prison avec sursis et des amendes. Or, si leur place dans le dispositif était apparemment secondaire, c’est leur avis qui a rendu pleinement efficace la tromperie. Sans eux, rien n’aurait tenu longtemps. Mais le tribunal n’en tient pas compte.

Le cas du professeur Griscelli, ancien directeur de l’Inserm, lié de longue date au laboratoire Servier, est emblématique de cette inexplicable indulgence. Accusé de trafic d’influence parce qu’il a apporté des modifications à un rapport de la sénatrice M-H Hermange rédigé en 2011 sur le Médiator, il a été piégé par des écoutes téléphoniques lorsque, tout faraud, il a rendu compte au n° 2 du laboratoire Servier de la réussite de sa « mission ». Or, M. Griscelli a été relaxé parce que le trafic d’influence est défini par la volonté d’obtenir une décision favorable d’une administration publique et que l’action menée (avoir  falsifié un rapport parlementaire) ne tendait pas à cet objectif. Non coupable donc.

Au final, la portée dissuasive du jugement est grandement altérée, alors qu’il devait servir d’exemple.

 

Le procès du Médiator n’aura pas seulement révélé l’inadaptation du droit pénal actuel à sanctionner des entreprises qui exposent délibérément des personnes à un risque mortel qu’elles ne peuvent ignorer. Il aura témoigné également de l’incapacité viscérale de la justice à sanctionner des délinquants en col blanc, des hommes d’affaires bien défendus et bien conseillés, que leur statut social protège sinon des amendes, du moins de la prison. En 2017, une étude du ministère de la justice sur les peines d’emprisonnement ferme inférieures à 6 mois montre qu’elles répriment majoritairement des infractions routières (défauts de documents ou infractions aux règles de conduite), des actes de violence, des vols simples et l’usage de stupéfiants. Ces infractions auraient donc davantage perturbé l’ordre public que les tromperies du laboratoire Servier ou la corruption des médecins qui ont aidé à les dissimuler? On peut en douter.

Pergama, le 8 avril 2021