Suppression de l’ENA: améliorer la cohérence du projet

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Suppression de l’ENA: améliorer la cohérence du projet

En avril 2019, tirant le bilan du grand débat et soucieux de répondre à la défiance exprimée, entre autres, à l’égard de l’élite administrative, le Président de la République a annoncé la « suppression de l’ENA » et la fin des grands corps. L’objectif essentiel était alors de diversifier socialement le recrutement, aujourd’hui trop homogène, même si l’on oublie souvent que toute une part du recrutement correspond à un recrutement interne de fonctionnaires souvent issus de familles très ordinaires. La lettre de mission ensuite transmise, en mai 2019, à F. Thiriez n’évoque plus que la réforme de l’école, mais elle est plus précise  sur les orientations à retenir. Le rapport y a, au demeurant, bien répondu, avec des propositions intéressantes.

Selon le rapport Thiriez remis en février 2020, l’école deviendrait une École d’administration publique plus large, avec un tronc commun permettant aux élèves des grandes écoles de la fonction publique (Polytechnique, directeurs d’hôpitaux, administrateurs territoriaux, commissaires de police, magistrats…) de suivre une formation commune ; les épreuves des concours seraient revues pour moins favoriser la reproduction des élites (l’épreuve dite de culture générale devrait être supprimée) ; les places réservées aux étudiants et à la voie interne seraient en nombre égal et 10 % des postes réservés à une voie d’égalité des chances ouverte aux élèves de 20 classes de préparation spécifiques ; la formation s’ouvrirait par un stage de terrain avec une participation opérationnelle ; l’affectation à la sortie serait organisée non pas par un classement de sortie assis sur les notes obtenues à un ensemble d’épreuves, mais par rapprochement entre les demandes des administrations employeurs et les candidatures, donc les compétences,  des élèves ; la carrière commencerait en administration déconcentrée ; les corps d’inspection ne regrouperaient plus que des emplois fonctionnels (pas d’admission directe à la sortie de l’ENA) et les grands corps juridictionnels (Conseil d’Etat ou Cour des comptes) organiseraient un concours propre de recrutement ; la carrière des cadres supérieurs serait davantage suivie par une DRH mieux armée et les obligations de formation continue et de mobilité renforcées ; les emplois supérieurs seraient accessibles après plusieurs années de carrière, sur sélection et après un cursus de formation spécifique.

Le Premier ministre de l’époque, E. Philippe, a alors annoncé qu’il ne retiendrait que quelques-unes des propositions.

Ensuite, il ne s’est rien passé, jusqu’à ce jour d’avril 2021 où, en recherche de notoriété réformatrice, le Président de la République décide à nouveau, deux ans après ses premières annonces, de « supprimer l’ENA », cette fois-ci pour de vrai.

Dans l’intervention du 8 avril du président, la présentation de la réforme reprend certaines des propositions Thiriez : le nouvel Institut du service public formera les élèves de 13 grandes écoles existantes, avec un tronc commun de formation. D’autres voies d’accès seront ouvertes à des élèves plus représentatifs de la diversité sociale. Tous les élèves (sans doute faut-il comprendre « tous les élèves de l’ex ENA » ? ) intégreront à la sortie un corps unique des administrateurs de l’Etat, avec une volonté d’interministérialité retrouvée. L’intégration dans les grands corps à la sortie de l’école ne sera plus possible et ne s’opérera qu’après quelques années d’expérience.

Ces reprises sont bienvenues.

Pour autant, le discours du président reste flou sur bien des points et sa cohérence est parfois faiblarde.

Rien n’est dit sur la lancinante question de la suppression du classement de sortie de l’ENA et sur le mode d’affectation dans le premier poste, décision pourtant essentielle  pour que les besoins des administrations soient mieux pris en compte. On ne sait trop non plus si les postes de terrain seront plus nombreux et les postes « en centrale » réduits (dans quelle mesure ? Où ? Comment ?). Sur la formation, mêmes incertitudes ou généralités : l’Institut apprendra à « faire, à diriger, à décider » (l’on pense à une école plus professionnelle, où l’enseignement sera pratique et de terrain) mais il sera aussi « plus ouvert au monde académique et à la recherche », avec une place pour la culture générale et l’ouverture d’esprit, et donnant la capacité à évoluer dans les milieux académiques (on s’éloigne du modèle « terrain »).

La cohérence devrait être améliorée sur d’autres points. Sur l’interministérialité, c’est très bien d’insister pour qu’elle devienne enfin réelle, mais elle ne peut le devenir qu’en changeant les modes de gestion des personnes. Créer une direction interministérielle de la haute fonction publique ne suffira pas si les ministères décident toujours des affectations en leur sein : ils choisiront les fonctionnaires qu’ils connaissent et on en restera là. L’interministérialité ne se réalise pleinement que si les fonctionnaires peuvent candidater librement aux postes publiés. Cette interministérialité devrait, de plus, s’étendre bien au-delà des énarques si la fonction publique veut devenir ouverte et attractive. Enfin, tout naturellement, la fusion au sein d’une même école de la formation des administrateurs d’Etat mais aussi d’autres fonctions publiques, territoriale et hospitalière, devrait conduire à construire des corps interfonctions publiques.

Or, l’ensemble du discours du Président n’est orienté que vers les « ex-énarques » et l’on ne sait rien des orientations retenues pour les élèves des autres écoles fusionnées, comme si l’intérêt du regroupement ne résidait que dans un module de formation commun qui, dans des écoles professionnelles, ne pourra pourtant être trop long. La vision est pauvre et manque de souffle.

Ce qui laisse également perplexe, c’est la cohérence entre la création d’une « grande école » de service publics et les orientations très générales de la « réforme de l’action publique » qui occupent la plus grande part du discours présidentiel. Le Président note les difficultés à dominer : une crise d’efficacité de l’action publique face aux bouleversements du monde, des exigences accrues de transparence de la part du public, une méfiance liée à la désindustrialisation d’une partie du territoire et aux inégalités ressenties, une crise de la démocratie. Il s’agit là de défis politiques, qui nécessitent certes des changements dans l’administration de l’Etat mais dont le lien avec la suppression de l’ENA et la mise en commun de la formation de 13 écoles existantes n’est pas direct.

Le président souligne, à juste titre, que la crise sanitaire impose une plus grande proximité des fonctionnaires et une plus grande humanité : la formation compte mais l’affectation des fonctionnaires et la transformation des métiers, surtout des métiers de proximité, sont davantage en cause que l’ENA. Il insiste, là aussi à juste titre, sur la culture de responsabilité : de fait, quand on connaît la culture de la soumission qui prévaut dans nombre de préfectures et de services ministériels, un tel changement serait bienvenu. Il est toutefois très difficile de favoriser un changement d’état d’esprit. La compétence des responsables (les ministres), leur attachement à changer les choses, leur capacité à accepter le dialogue avec leur administration et à se préoccuper d’elle seront des atouts décisifs. Surtout, les fonctionnaires, comme tous les salariés, sont impliqués lorsqu’ils exercent de véritables responsabilités et ont une capacité de décision. Est-ce vraiment le cas aujourd’hui ? Comment fonctionnent vraiment les chaines de commandement dans la fonctions publique ? Y a-t-il une décision qui échappe aux cabinets ministériels ? Sont-elles toujours prises au nom du seul intérêt public ?

Au final, le discours du Président serait à réécrire. Quelles sont ses orientations concrètes sur la réforme de l’Etat, à part quelques mesures limitées sur la déconcentration des décisions ? Qu’attend-il de la fusion de 13 écoles de fonctionnaires ? Comment donner aux fonctionnaires supérieurs, et peut-être aussi à d’autres, des carrières ouvertes et de véritables responsabilités ?