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Régionales et départementales : une abstention qui a du sens

Retour en force des « vieux partis », reconduction des Présidents sortants et affaiblissement du vote extrême, le résultat des élections régionales et départementales des 21 et 28 juin 2021 est complexe à interpréter. Le niveau jamais atteint de l’abstention (67 % et 66 % d’abstention aux deux tours, alors qu’en 2015 l’abstention aux élections départementales et régionales a tourné autour de 50 %.) le rend, au demeurant, moins lisible.  Ce taux lui-même soulève des interrogations : Intensification brutale de la crise démocratique ?  scrutin d’après-Covid dans une France éprouvée ? Nationalisation opportuniste d’un scrutin dont les enjeux réels ont été méconnus ?

Une crise démocratique latente qui s’intensifierait brusquement ?

 Si la montée de l’abstention traduit une crise démocratique, celle-ci vient de loin : aux régionales, l’abstention de premier tour est passée progressivement de 22 % en 1986 à 66 % aujourd’hui. Même si l’on constate des retours en arrière (l’abstention a baissé en 2004 et en 2015), la tendance de long terme est claire.  La courbe est plus chahutée pour les départementales, où l’abstention est passée de 33 % en 1986 à 35,1 % en 2008 puis a connu depuis un brusque ressaut, avec 56 % d’abstentions en 2011 et 50 % en 2015.

Les commentaires sont légitimement alarmistes. La politologue Céline Braconnier souligne ainsi dans Le Monde du 23 juin 2021 que « Le record d’abstentions montre que le pays légal n’a plus rien à voir avec le pays réel » : elle évoque la défiance généralisée envers les élus, le vide créé par la fin du militantisme partisan et le caractère inadapté des procédures d’inscription sur les listes électorales. Dans une analyse publiée par The conversation (La démocratie de l’abstention ou les défis d’Emmanuel Macron, 27 juin 2021), Bruno Caudrès rappelle combien, selon l’enquête annuelle du CEVIPOF, le monde politique est, depuis des années, perçu négativement.

La désaffection de la population envers les élus est indéniable. Mais l’explication suffit-elle à expliquer un creusement si brutal de la participation ?  Et faut-il s’en tenir à cette généralité, même si elle est exacte ?

2021 : pour une grande part, l’effondrement du vote féminin

 Il est difficile de comparer le taux de participation des départementales et régionales de 2021 avec celui des municipales de 2020. Certes, les deux votes ont eu lieu pendant la crise sanitaire, mais pas dans le même contexte : en mars 2020, l’on y entrait et les plus âgés ont eu peur de se déplacer : leur taux d’abstention a fait un bond. En 2021, l’on en sort, avec l’espoir que ce soit définitif. De plus, les deux élections ne sont pas comparables : le maire est l’élu le plus connu et le plus apprécié (ou le moins déprécié) et la commune est considérée comme le cadre naturel de la vie politique locale, bien davantage que le département ou la région. Mieux vaut comparer des élections identiques, celles de 2015 et de 2021.

Aux régionales et départementales de 2021, par rapport à 2015, la participation des moins de 25 ans a baissé (entre 13 et 9 points) mais celle des 25-34 ans également, de 15 à 16 points, celle des 35-49 ans entre 19 et 20 points, celle des 50-64 ans de 24 points et celle des plus âgés de 22 à 23 points. La baisse touche de même toutes les catégories socio-professionnelles : celle des cadres a baissé de 17 points, celle des professions intermédiaires et des ouvriers de 14 points.

En revanche, la chute a été bien plus prononcée pour ce qui concerne les votes féminins (- 24 à -21 points de participation) que les votes masculins (-9 à -10 points).

Or, l’on sait que les femmes ont été davantage affectées par la pandémie que les hommes, non pas sur le plan de la santé mais pour ce qui concerne les conditions de travail et la vie familiale. Une enquête de la Dares de mai 2021 montre que la crise sanitaire s’est traduite par une intensification du travail pour un travailleur sur trois (surtout des femmes) et par une forte dégradation pour un travailleur sur dix (surtout des femmes). Le télétravail et la fermeture partielle des établissements d’enseignement ont révélé que le partage des tâches domestiques au sein du couple restait très inégal. Les femmes ne sont pas allées voter parce que, après cette épreuve, de telles élections étaient trop éloignées de leurs préoccupations. L’usure de la crise sanitaire a joué…Certes, l’explication n’efface pas la gravité du désengagement démocratique : le vote est aussi un rituel. Le rompre une fois, c’est risquer de le rompre toujours. Mais ce n’est pas une amplification de la crise démocratique à laquelle on a assisté là. C’est le signe d’une élection à contretemps.

La désaffection des élections sans portée démocratique claire

 L’abstention augmente dans toutes les élections, y compris les présidentielles (15 % d’abstentions au premier tour des élections de 1965, 22 % en 2017) et les municipales (25 % à la fin des années 1950, 36 % en 2014, l’année 2020 ayant été trop perturbée pour être représentative).  Mais c’est surtout aux législatives et aux régionales que la participation baisse (les législatives de 1958 ont connu une participation de 77 % contre 49 % en 2017 et la participation aux régionales, comme rappelé ci-dessus, a baissé de 78 % à 33 % entre 1986 et 2021). Quant aux élections départementales, la participation est irrégulière, basse en 1961 (56 %), plus haute en 1982 lors de la première décentralisation (68 %), en déclin depuis. Il en est de même de la participation aux élections au Parlement européen : le taux a baissé de 60 % au départ (en 1979) à 40 % en 2009, avant une remontée à 50 % en 2019. Ce taux baissera à nouveau si le Parlement européen ne s’impose pas davantage…

Ces différences sont significatives : les électeurs délaissent les votes dont ils ne voient pas l’enjeu et oscillent sur ceux qui, au moins temporairement, ont une portée.

Le statut des législatives, surtout depuis qu’elles suivent les présidentielles, est ambigu : elles participent au pouvoir d’un Président qui a besoin d’appliquer son programme. Mais, en 60 ans de régime présidentiel, les électeurs ont appris que l’Assemblée ne compte pas.  Le pouvoir exécutif est totalement dominant : il définit la politique du pays, fabrique la loi le plus souvent, détient le pouvoir réglementaire, détermine la politique pénale, voire propose de réviser la Constitution pour modifier l’organisation des pouvoirs. De l’Assemblée, le Président et le gouvernement attendent surtout qu’elle soit docile, qu’elle ait peu d’idées et qu’elle ne prenne aucune initiative. De fait, le Parlement ne parvient même pas à remplir un des rôles que la Constitution lui confie, l’évaluation des politiques publiques, faute de temps (le vote de la loi est chronophage) mais aussi faute de capacité de recul politique : tout est étroitement partisan.  En outre, le Premier ministre, responsable en théorie devant l’Assemblée, n’est plus que le « second » du Président, dont, par nature, il appuie tous les choix. Si le Parlement ne peut mettre en cause le vrai responsable, quelle est la portée de son contrôle ? Le pays l’a bien compris, qui se déplace moins pour élire son député.

Quant aux Assemblées régionales et départementales, quelle autonomie ont-elles ?

Financièrement, elles n’en ont guère. La France est le pays d’Europe où la part des dépenses publiques locales dans l’ensemble des dépenses publiques est la plus faible : 19 % toutes collectivités confondues, contre 50 % en Suède, 45 % en Belgique, 40 % en Allemagne, 30 % en moyenne dans l’Union. Dans ce sous-ensemble, les Départements représentent en France 5 % des dépenses publiques et les Régions 2,5 %, ce qui est dérisoire. Au demeurant, ces collectivités ne décident pas de leurs ressources de manière autonome, sont dépendantes des dotations que l’Etat peut décider de baisser et souvent ne décident même pas de leurs dépenses, qui leur sont imposées par la loi et où leurs marges d’action sont réduites.

Leurs compétences, mal connues, sont confuses, toujours enchevêtrées avec celles d’autres organismes. Qui croira que la Région assume le développement économique du territoire, finance la formation professionnelle et les transports et que le Département est responsable de la lutte contre la pauvreté ? C’est pourtant leur rôle mais ce n’est jamais vrai que pour une part, en collaboration, concurrence ou coexistence avec d’autres acteurs.

Leur image dans l’opinion est de plus altérée : la qualité de leur action est remise en cause, comme le montrent les bilans sur la faiblesse de l’insertion professionnelle des bénéficiaires du RSA, sur les manques dans la formation des jeunes ou des demandeurs d’emploi ou sur l’abandon dans lequel sont laissés les jeunes majeurs de l’Aide sociale à l’enfance. L’Etat d’ailleurs « renationalise » sournoisement certaines compétences et notamment l’ASE, dans l’espoir d’en corriger les défaillances. Des présidents de la République ont annoncé la fin des départements ou redécoupé à la hache le territoire des Régions pour faire des économies. Quant au nouvel acte de décentralisation annoncé tambour battant à la suite du mouvement des Gilets jaunes, il se traduit par un projet de loi abscons, technique, procédural, où les élus territoriaux arrachent à l’Etat des bribes de pouvoir, sans que le citoyen puisse comprendre la portée de ces « assouplissements ». Il ne faut donc pas trop s’étonner que les élections régionales et départementales n’intéressent pas grand monde dès lors que seule compte l’élection de tel ou tel président.

Pour l’instant, l’élection présidentielle semble mieux préservée, de même que les municipales, parce que la majorité des Français mesurent l’enjeu. Si, un jour, à ces élections-là aussi, l’offre politique était considérée comme équivalente et si les programmes devenaient indifférents, le désintérêt monterait là aussi.

Que faire ?

 La lamentation sur « la démocratie de l’abstention » et le rejet du politique est devenue la mélopée de tous les élus, qui déplorent la crise démocratique tout en s’en rejetant mutuellement la responsabilité, ce qui n’avance à rien.

Il existe des remèdes  utiles (modifier les modes de scrutin, inscrire d’office tous les citoyens sur les listes électorales, permettre le vote électronique à distance…) mais qui resteront impuissants à donner du sens au vote.

La réponse passe bien évidemment par une démocratie plus vivante, l’organisation de consultations à divers niveaux, la multiplicité des modes de représentation (référendum local ou national, panel de citoyens tirés au sort…) à condition que la parole de ces « représentants » non élus soit respectée.

Mais la réponse passe aussi par des changements institutionnels. Les citoyens ne votent plus par habitude ni par devoir civique. Ils votent lorsqu’il existe un enjeu qu’ils comprennent et qui les touchent. Une « vraie décentralisation » est nécessaire, de même que l’élaboration de « vrais » programmes politiques, marqués par des choix clairs et non par la multiplicité d’annonces démagogiques et trompeuses. Redonner aux élections une portée et un enjeu de fond, voilà un engagement de longue durée qui redonnerait du crédit aux politiques : mais nos élus, pliés aux habitudes d’une démocratie à bout de souffle et, au moins au niveau national, surtout préoccupés de leur propre avenir, en sont-ils capables ?

Pergama, le 30 juin 2021