Quelle valeur ajoutée des rapports d’experts?

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Quelle valeur ajoutée des rapports d’experts?

Début 2020, le Président Macron a demandé à une commission d’experts internationaux pilotée par les économistes Olivier Blanchard et Jean Tirole d’étudier les défis structurels auxquels la France devait faire face. Le rapport, remis en juin 2021, a sélectionné trois thèmes, changement climatique, inégalités économiques et changement démographique, ce dernier thème concernant, pour l’essentiel, le devenir du système des retraites.

En février dernier, le Premier ministre a demandé à la Cour des comptes de lui proposer une stratégie de moyen et long terme d’évolution des finances publiques de l’après-crise sanitaire.

La Cour a remis le rapport demandé en juin 2021.

Comment lire ces rapports qui se veulent « stratégiques » ? Le scepticisme domine quant à la capacité du gouvernement à appliquer leurs préconisations, dans un contexte compliqué par la sortie de crise et surtout par l’avancement du quinquennat. A un an des présidentielles, engager des réflexions de long terme paraît quelque peu décalé. Et si ces propositions ne sont destinées qu’«à alimenter le débat public », l’appel aux experts comporte une part de démagogie. Sur le fond, ces rapports ont-ils un intérêt ?

Le rapport de la Cour des comptes, qui porte un message essentiel mais sans doute trop implicite, n’a guère soulevé de commentaires : de tels travaux sont sans doute peu lus.  Le rapport Blanchard-Tirole, dont la valeur est inégale mais qui reste stimulant, a soulevé des commentaires aigres. Qu’en penser ?

La Cour des comptes : un avertissement qui manque de tonicité

 La Cour n’a pas voulu traiter de son sujet, la stratégie d’évolution des finances publiques, de manière technique. Elle a enchâssé les 50 pages qu’elles consacrent aux finances publiques dans des chapitres qui parlent des choix essentiels du pays. Ceux qui figurent en amont traitent de l’enjeu de souveraineté que représente la maîtrise de la dette ; de l’importance de favoriser la croissance grâce à des investissements d’avenir (éducation, innovation, recherche, développement des compétences, transitions écologique et numérique, investissements sociaux, emplois industriels…) ; de la nécessité d’améliorer la résilience de notre économie face aux crises. Ceux qui figurent en aval traitent des moyens à mobiliser pour réduire les dépenses (revues de dépenses et réformes-clefs, telle la réforme des retraites, l’organisation du système de santé, la politique de l’emploi, la réforme des minima sociaux et la refonte de la politique du logement), puis de la réorganisation de l’Etat, avec une autre répartition des missions et une rénovation des méthodes. Entre les deux, la partie consacrée aux finances publiques est plutôt pauvre  :  construction de trois scénarios sans grand intérêt assis sur des prévisions de croissance et de dépenses publiques différentes (sans surprise, les scénarios peuvent être d’autant plus souples en matière de dépenses publiques que la croissance est forte), propositions de réajustement de prélèvements obligatoires qui ne devraient ni baisser ni augmenter mais s’infléchir pour mieux attendre certains objectifs (transition écologique, équité, efficacité, simplification) et réforme de la gouvernance des finances publiques, dont les propositions ont déjà fait l’objet d’un précédent rapport de la Cour.

Au final, l’exercice a un grand mérite mais présente aussi des manques.

Il adresse au pouvoir un message fort : les finances publiques ne peuvent être rééquilibrées que si, d’une part, les pouvoirs publics encouragent la croissance par des mesures interventionnistes de moyen et long terme et si, d’autre part, les dépenses publiques, voire l’organisation même de l’Etat, sont effectivement pilotées. Le rééquilibrage financier n’est donc ni un problème technique (imposer une norme de progression des dépenses sans autre mesure est inefficace) ni une question à traiter de manière autonome : il prend place dans des choix de politiques publiques cohérentes, dont il n’est qu’une conséquence.

Le second message, qui nuance des prises de position traditionnelles de la Cour et contrevient au contenu du rapport de la Commission pour l’avenir des finances publiques de mars 2021 comme au programme de stabilité présenté à la Commission européenne, est capital : la pression sur les dépenses ne suffit pas. Certaines réformes coûteuses peuvent à terme se révéler des investissements utiles à la réduction des déficits.

Pour autant, si la direction d’ensemble est clairement dessinée, la Cour est contrainte le plus souvent à des analyses générales et foisonnantes (elle brosse large). Ces analyses ne soulignent pas assez que le pouvoir politique met mal en œuvre ses propres orientations  (les aides à l’innovation et à la recherche) ou néglige des domaines essentiels (qualité de l’Education, réforme de l’Etat). De ce fait, la Cour ne joue pas jusqu’au bout son rôle de conseil du pouvoir.  Il y a peu ou pas de chiffrage des efforts à faire pour l’éducation, la recherche, l’innovation, peu de bilan précis des résultats déjà obtenus dans certains secteurs à la suite des efforts faits, peu d’examen des difficultés à surmonter. Ainsi, la préconisation d’allonger la vie active se double bien d’une recommandation de prendre en compte la pénibilité du travail (c’est le grand écueil de cette mesure) mais sans autre précision, en demandant simplement que les mesures ne concernent pas des catégories larges et cernent précisément la pénibilité des emplois. Fort bien : mais depuis 20 ans, l’on achoppe sur la notion et sur sa mise en œuvre. La réforme du système de santé, proposée dix fois, paraît théorique : elle demande un effort de très long terme qui n’a jamais été engagé. Dix rapports précédents ont demandé que le suivi des demandeurs d’emploi soit davantage personnalisé et il ne se passe rien. Au final, très fréquemment, le rapport ressemble à une collection d’orientations intéressantes mais que leur caractère trop général expose à l’oubli. La question centrale est bien celle de la capacité d’un gouvernement à opérer des réformes décisives en maintenant sur le long terme leur cohérence…Qui dira au pouvoir qu’il est jugé timoré et que son travail est certes de négocier ses choix mais d’abord de les affirmer et de les plaider ?

Qu’en est-il du rapport Blanchard-Tirole ?

Le mérite du rapport est d’abord d’avoir sélectionné trois thèmes, ce qui permet de les étudier dans une optique certes simplifiée (ce sont des priorités qui sont ciblées) mais opérationnelle. Il est, par ailleurs, d’avoir amorcé une réflexion sur les causes de l’échec des mesures engagées, au moins pour deux des trois thèmes abordés.  Son but n’est pas seulement d’affirmer mais de convaincre, de démontrer que les priorités proposées sont les bonnes. Il évite enfin l’écueil de la longueur : il suffit de lire le chapitre introductif pour comprendre la démarche, en se reportant aux chapitres spécialisés pour disposer d’exposés plus détaillés.

Ainsi, face au changement climatique, le rapport rappelle l’impératif d’une action rapide et de grande ampleur dont il annonce avec netteté qu’elle sera coûteuse et aura ses contraintes. La taxation carbone, impopulaire pour de mauvaises raisons (elle « se voit », tandis que d’autres mesures, financièrement plus lourdes, sont populaires parce qu’elles ne se voient pas) est indispensable, à condition d’être correctement plaidée, plus efficace et plus juste que les dispositifs actuels (il faut notamment indemniser les perdants). Elle ne suffira pas : l’effort de R&D, très insuffisant aujourd’hui, doit être « plus rentable » pour les entreprises (ce qui implique de renforcer la contrainte et les normes existantes) ; enfin, il faut mener une action internationale vigoureuse. La présentation est convaincue (les avantages sont énoncés tout comme les résultats obtenus dans d’autres pays). Elle mentionne les zones d’incertitude et les mesures nécessaires pour les limiter.

Au final, le rapport dessine une vision nette : il insiste clairement sur l’effort à faire. Il table sur la justice sociale (indemnisation), la cohérence de la politique menée (ajustement carbone aux frontières, inclusion de critères environnementaux dans les marchés publics, suppression des subventions aux énergies fossiles…) et sur la création d’organismes indépendants pour gérer normes et subventions et les faire mieux accepter. La communication en tout cas doit être honnête : il faut arrêter de parler de « croissance verte » et d’« emplois verts » et dissiper ainsi l’illusion de solutions miracles indolores.

Le chapitre sur les inégalités est plus convenu mais marqué par plusieurs idées force : la redistribution financière est moins évoquée que l’éducation, la formation et la qualité de l’emploi. Quant à la lutte contre la pauvreté, elle ne l’est pas du tout (hormis cependant la prime d’activité, jugée très opportune pour les emplois peu rémunérés). De fait, le rapport se cale d’abord sur les inégalités dénoncées par les Français, inégalités de qualité de l’emploi, de qualité de l’éducation et de chances de mobilité sociale.  Si l’égalité des chances peut être améliorée par la réforme des successions et par une imposition plus juste (le rapport est favorable aux efforts pour définir une imposition des entreprises au niveau mondial et définir au niveau international des outils contre la fraude), l’on sent bien que les mesures recommandées concernent surtout la revalorisation des carrières enseignantes, l’indispensable amélioration de la formation professionnelle, enfin la quantité et de la qualité des emplois offerts. Deux points essentiels restent toutefois imprécis : d’une part, les effets des mutations technologiques et la mondialisation risquent d’éroder le nombre des emplois de « qualification moyenne » et il resterait à étudier les moyens de limiter cette évolution ; d’autre part la notion même de qualité de l’emploi ne fait pas l’objet d’une définition consensuelle et les incitations pour l’encourager restent à définir.

Enfin, le troisième thème, qui porte pour l’essentiel sur le système de retraites est décevant.

Le rapport préconise la construction d’un système unifié, par points, avec des périodes validées gratuitement et des attributions de points aux petites pensions. La valeur du point dépendrait désormais de l’évolution des salaires corrigée par un ratio de « dépendance démographique » destiné à l’équilibrer le système. Un âge minimal serait défini, sauf reconnaissance de la pénibilité : la commission propose de confier aux partenaires sociaux, par branche, le classement des emplois au regard de ce critère, à charge pour les employeurs de la branche d’en supporter le coût. La méthode responsabilise les employeurs sur la protection de la santé des travailleurs âgés. Elle a ses inconvénients : dans certains secteurs d’activité en difficulté économique, le système risque d’être peu généreux. Enfin, la commission propose d’augmenter l’âge minimum de départ en fonction de l’espérance de vie, sauf à arbitrer entre cette mesure et un moindre taux de remplacement. La transition entre l’ancien et le nouveau régime devrait se faire sur 15 ans. La réussite dépendra de l’amélioration de la qualité des emplois offerts aux seniors et de la prise en compte de leurs difficultés à rester en emploi.

Le rapport reprend ainsi, en en corrigeant certains manques (essentiellement la prise en compte de la pénibilité), les ambitions de la réforme avortée des années 2018 et 2019. Il ne s’interroge pas ici sur les causes de rejet de la réforme par la population, qui ne tiennent pas seulement aux préoccupations corporatistes. Il devrait savoir que la rationalité d’une réforme ne permet pas toujours de dominer les craintes. En l’occurrence, les réponses apportées aux questions sensibles (l’âge de départ, la pénibilité, les garanties apportées lors du basculement) ne sont pas apparues suffisantes. C’est l’ensemble de la démarche qui devrait être revue.

Préférer la radicalité des critiques aux perspectives de changement, est-ce raisonnable ?

Deux critiques ont été émises contre le rapport Blanchard-Tirole.

La commission n’aurait réuni que des économistes et, surtout, que des économistes libéraux, « mainstream ». C’est totalement vrai, à quelques exceptions près (Paul Krugman ou Daniel Cohen). Mais quel est le problème ? Les commissions en charge de négocier ou de décider doivent être pluralistes et associer les acteurs institutionnels. La composition des commissions en charge d’analyser une question ne relève pas de cette logique. Elle doit rester libre. C’est le résultat qui est à juger. Est-il si nul quand il demande la mise en place de contraintes sur les entreprises au nom de l’urgence climatique, une taxation carbone aux frontières ou insiste sur la faible qualité de l’Education ?

Sur le fond, certains regrettent que le thème de la santé n’ait pas été choisi compte tenu du contexte sanitaire. Très bien. Les priorités sont discutables et sans doute la santé publique mondiale devra faire partie des priorités. Surtout, le chapitre contre le changement climatique a été jugé incomplet (cf. l’article de Christian Brodhag, ancien délégué interministériel au développement durable, qui accuse le rapport de « cécité vis-à-vis de questions essentielles », Le monde, 29 juin 2021). Mais c’est un choix : le rapport traite de la question centrale des émissions. Il n’évoque ni la protection de la biodiversité ni la bonne utilisation des ressources aquatiques et sous-marines et ne dresse pas le tableau de tout ce qui devrait être fait localement, économie circulaire ou lutte contre les pollutions. Et alors ? Le rapport est partiel et se veut tel : il s’adresse à des décideurs nationaux. Sans dérouler la totalité détaillée (et infinie) de toutes les mesures importantes, il prend position sur des réformes-clefs. Il souhaite surtout mettre fin à la procrastination des décideurs. Il faut le lire pour ce qu’il apporte et non pas pour ce qu’il ne contient pas. Qu’il faille renforcer ses préconisations, c’est certain. Il faudrait néanmoins prendre acte qu’il propose aussi des progrès décisifs, du moins sur certains sujets, moins sur d’autres.

 

Au final, aucun rapport d’expert ne remplacera la décision politique, nécessairement plus complexe, qui s’inscrit dans la négociation, la prudence, la prise en compte des obstacles. Mais quand le politique, face à un avenir sombre, ne parvient qu’à des décisions partielles, parfois injustes, peu efficaces, tardives, soutenons les rapports d’experts qui indiquent la bonne direction.

Pergama, le 5 juillet 2021