Police / justice : l’opposition dangereuse entre droits humains et sécurité

Quelle valeur ajoutée des rapports d’experts?
5 juillet 2021
Biodiversité : apprendre de ses erreurs
13 septembre 2021

Police / justice : l’opposition dangereuse entre droits humains et sécurité

En mai dernier, un rassemblement de policiers, prévu pour rendre hommage aux deux agents tués récemment par des terroristes, s’est transformée en manifestation réclamant un durcissement de la réponse pénale. Le représentant d’Alliance, 2e organisation syndicale qui a recueilli presqu’un tiers des voix aux élections professionnelles, a déclaré : « Le problème de la police, c’est la justice ».  Les mots ont choqué, de même que les débats qui se sont poursuivis au « Beauvau de la sécurité », où le ministre de la justice a été interpellé sur « l’impunité » dont bénéficieraient les délinquants.

Loin d’être des crispations passagères, de tels incidents (qui se sont déjà produits en 2016) sont préoccupants : la police a le droit de mettre en cause les lois votées et la qualité des jugements de l’autorité judiciaire si elles lui semblent défaillantes. Certaines des suggestions avancées méritent considération. Pour autant, elle ne peut remettre en cause les droits et libertés garantis par la Constitution. Il ne faut pas laisser faire, sinon, la campagne présidentielle sera dévoyée par des débats simplistes qui empêcheront le pays de progresser.

Un populisme pénal qui gagne du terrain

 Dans la droite ligne des revendications policières, se développe depuis plusieurs années un argumentaire pour « réarmer l’Etat » et restaurer son autorité. La « Convention des Républicains » de novembre 2020, programme des présidentielles, évoque l’augmentation des violences envers les policiers, le manque « criant » de places de prison et la « folle politique de laxisme pénal » tendant à réduire la détention.  Les propositions portent sur l’instauration de peines planchers pour certains délinquants, la suppression des réductions de peine et le durcissement de la justice des mineurs par un recours accru aux centres éducatifs fermés. Le texte prévoit toutefois de développer, parallèlement, les travaux d’intérêt général et le port de bracelets électroniques. Le programme prévoit enfin une simplification radicale du Code de procédure pénale, les policiers devenant responsables des enquêtes sous l’autorité d’un « directeur d’enquête », sans avoir à demander « l’aval d’un magistrat, ce qui alourdit l’investigation ». Le paradoxe est que la droite, qui se dit attachée à la restauration de l’ordre, est en même temps très hostile au Parquet national financier, en charge de poursuivre les affaires complexes de délinquance économique et financière, dont certains élus demandent la suppression.

De fait, Xavier Bertrand, candidat à la Présidence, fait du durcissement pénal un thème de sa future campagne : institution (rétroactive) de peines de sûreté de 50 ans pour les terroristes, peines automatiques sans sursis ni aménagement pour les agresseurs de policiers, expulsion automatique des étrangers condamnés, majorité pénale à 15 ans, encadrement militaire des jeunes délinquants…D’autres responsables (Laurent Wauquiez, Guillaume Peltier) proposent de mettre en rétention tous les fichés S ou de faire appel à une juridiction d’exception pour condamner, sans appel possible, les personnes radicalisées « sur la base de soupçons avérés ».

La dénonciation de « l’ingérence » de la Cour européenne des droits de l’homme dans le droit national est un autre signe de la montée du « populisme pénal ». Les promoteurs se réfèrent au gouvernement conservateur qui, en Grande-Bretagne, a refusé l’injonction de la CEDH d’accorder le droit de vote aux détenus et envisagé alors de se retirer du traité instituant la convention européenne des droits de l’homme : ce texte organiserait la défense des délinquants et empêcherait les nations de définir librement l’échelle des peines et de pratiquer les expulsions d’étrangers comme elles l’entendent. Il les contraindrait dans leur politique pénitentiaire, en mettant en exergue les conditions de vie « indignes » des détenus. La charge est inspirée par le nationalisme (le droit doit être défini par un pays pour lui-même, sans référence à des principes de valeur universelle ni, surtout, à un traité international contraignant) mais cherche surtout à aviver la tension entre droits de l’homme et sécurité, comme si protéger ceux-là ne pouvaient qu’affaiblir celle-ci. Il s’y mêle aussi un sentiment « anti-élites » : la protection des droits des justiciables décidée par « des technocrates » (présence des avocats lors des gardes-à-vue, droit au silence, réforme prévoyant la présence d’un avocat lors d’une perquisition) est présentée comme un alourdissement inutile et une gêne dans l’enquête.

Plus grave, un philosophe comme Marcel Gauchet appelle à « remettre à sa juste place l’état de droit » par rapport à la « souveraineté populaire » : celle-ci doit primer. Il appartient aux élus (pas aux juges) d’arbitrer sur l’équilibre à établir. De fait, les responsables policiers souhaitent que le peuple décide : interrogés sur le moyen de mettre en place les réformes qu’ils souhaitent, ils répondent qu’il faut dénoncer la CEDH et modifier la Constitution. Xavier Bertrand entend faire adopter par référendum les modifications de la Constitution nécessaires aux réformes promises.

L’opinion publique conforte-t-elle de telles positions ? Peut-être au moins leur orientation.

Dans un article de l’hebdomadaire « Le 1 » du 24 mars 2001, le politiste Brice Teinturier a classé les reproches adressés à la justice dans les différentes enquêtes d’opinion depuis 20 ans. Au-delà de sa lenteur, de sa complexité et des doutes sur son indépendance, les Français critique aussi son manque de sévérité. Le reproche est ancien (en 2013 le souhait d’une plus grande sévérité oscillait entre 70 et 80 % selon les types de délit ou de crime) et s’est exacerbé : en 2021, selon un sondage CSA, 81 % des Français jugeaient la justice trop « laxiste ». Cette appréciation est à relier avec une demande d’autorité très ancrée dans le pays : selon l’enquête Fracture françaises 2020, IPSOS-Sopra-Stéria pour Le Monde, la fondation Jean-Jaurès et l’Institut Montaigne, 88 % de la population regrettent que l’autorité soit une valeur trop critiquée aujourd’hui.

Reconnaître certains impératifs : accorder des moyens à la police, améliorer le fonctionnement de la justice

Le baromètre social 2019 de la police, publié début 2021, témoigne d’un grand malaise, surtout des personnels les moins gradés. Une faible minorité (22 %) estime travailler dans de bonnes conditions matérielles et 35 % se sentent soutenus par leur hiérarchie. La question des moyens est cruciale : deux rapports parlementaires (L’état des forces de sécurité intérieure, juin 2018, et la Commission d’enquête sur la situation, les moyens et les missions de forces de sécurité, juin 2019) évoquent un manque de moyens chronique, un parc immobilier en situation critique, une vétusté des équipements. Au-delà, les rapports déplorent, dans une vie professionnelle difficile marquée par le stress et le sentiment d’être confrontés à une misère sociale et morale sans fond, une GRH insuffisante, une formation inadaptée, l’éloignement d’une hiérarchie gestionnaire attachée aux seuls résultats, la dégradation, enfin, des relations avec la population. Ces données jouent dans l’amertume ressentie et l’exigence des policiers d’être mieux défendus.

Un effort sur les dotations budgétaires, les gestions de carrières, l’allègements des tâches indues est indispensable. Si, depuis quelques années, d’importantes créations de poste ont eu lieu, les crédits de fonctionnement et d’investissement n’ont pas été suffisants. Ce retard doit être rattrapé, de même d’ailleurs que celui qui touche la justice malgré les efforts de la loi de programmation 2018-2022 du 23 mars 2019.

Au-delà, peut-on satisfaire certaines demandes des policiers à l’égard de la justice ?

Les policiers reprochent aux rappels à la loi d’encourager le sentiment d’impunité. Or, les « rappels à la loi », représentent plus de 20 % des réponses pénales. Légitime pour des infractions légères où des poursuites seraient plus nocives qu’utiles, le rappel à la loi n’est cependant pas une réponse pénale au sens plein du terme. Il est de plus soupçonné d’être trop largement utilisé.  Il est légitime de se demander si, dans certains cas, une mesure plus contraignante de travail d’intérêt général ne serait pas plus opportune mais les moyens nécessaires n’existent pas aujourd’hui. Malgré tout, le gouvernement a proposé de supprimer du Code de procédure pénale la mesure de « rappel à la loi », sans encore indiquer ce qui la remplacera.

Par ailleurs, la question du délai d’exécution des peines est un sujet urgent. En 2019, 34 % des peines d’emprisonnement ferme prononcées dans les tribunaux correctionnels ont été exécutées immédiatement. Au bout de 6 mois, le taux passe à 54 % et au bout d’un an à 71 %. Deux causes expliquent ces taux, d’une part l’absence du condamné au procès et la difficulté de le retrouver, d’autre part les délais d’aménagement des peines par le JAP (juge d’application des peines) pour les courtes peines, délais qui dépasseraient 7 mois. Il faudrait soit aménager immédiatement ou plus rapidement la peine, soit recourir directement aux peines alternatives que le tribunal peut prononcer en lieu et place de la prison (TIG, sursis probatoire, détention à domicile avec bracelet électronique…).

Enfin, la choquante « correctionnalisation » de certaines affaires criminelles, décidée pour des raisons de rapidité et d’efficacité (certaines évaluations évoquent un taux de fuite de 85 % des dossiers criminels vers les tribunaux correctionnels), devrait céder à la création des cours criminelles qui remplaceront les Cours d’assisse, du moins faut-il l’espérer.

Refuser la surenchère punitive, défendre l’état de droit

Quant au durcissement plus général des peines demandé par les syndicats de police, le gouvernement en a donné récemment quelques gages.  En 2021, dans le projet de loi « sécurité globale », a été instituée une l’infraction de diffusion d’images de policiers à des fins malveillantes, qui aurait empêché dans la pratique tout reportage sur l’action policière. Le projet a choqué dans un contexte où la dénonciation de violences policières inacceptables a été permise par des enregistrements. La disposition a été annulée par le Conseil constitutionnel qui a considéré, à juste titre, que l’infraction n’était pas suffisamment caractérisée. A la suite des manifestations de mai 2021, le projet de loi « « Pour la confiance dans l’institution judiciaire » allonge à 30 ans la période de sûreté pour les meurtriers de policiers condamnés à la perpétuité (cela ne touchera pas grand monde) et diminue les réductions de peine pour leurs agresseurs.

Cependant, à suivre les policiers sur ce terrain, aucun système ne sera jamais assez dur et l’individualisation des peines risque d’être sacrifiée au profit de sentences qui se voudront symboliques. La surenchère dans les peines est en effet une pente dangereuse pour la justice. Les pouvoirs publics y ont en partie cédé dans les années 2000, avec la rétention de sûreté, puis avec les peines planchers qui ont augmenté le nombre de détenus.  Ils l’ont fait également devant le risque terroriste : le Président Hollande a renoncé au final à la déchéance de nationalité mais, entre 2012 et 2017, dix lois antiterroristes ont été adoptées qui ont créé des infractions nouvelles ou des cas nouveaux d’assignation à résidence (apologie du terrorisme, participation à un acte préparatoire à un acte terroriste, intention de rejoindre des théâtres d’opérations terroristes). La simple présomption de dangerosité a justifié, pendant l’état d’urgence, des mesures privatives de liberté, sans que la justice administrative, en charge d’en contrôler le bien-fondé, soit en mesure de le faire. Certes, la période était particulière : mais elle a marqué un recul des libertés, sans que le bilan des mesures prises ait été convaincant quant à l’amélioration de la sécurité de la population. Le projet de loi relatif à la prévention d’actes de terrorisme et au renseignement en discussion à l’été 2021, qui pérennise des mesures adoptées provisoirement en 2017, illustre à nouveau cette dérive : il y est prévu que des personnes soupçonnables de par leur comportement et leurs fréquentations soient soumises à des mesures restrictives de liberté dont la nécessité ne semble pas impérieuse et dont le contrôle sera difficile, les services de renseignement répugnant à ouvrir leurs dossiers.

La question de l’efficacité de tels durcissements se pose : une telle politique a-t-elle un effet dissuasif ? Elle n’en a pas sur le terrorisme et sans doute aucun non plus sur la délinquance ordinaire. S’il semble bien que la certitude d’être « pris » fait reculer le délinquant, l’effet de l’augmentation de la sévérité des peines, techniquement difficile à mesurer, est très discuté : certaines études américaines en décèlent un, d’autres travaux, plus nombreux, concluent à l’inverse qu’au-delà d’un certain point, le durcissement n’a pas d’efficacité.  De fait, l’aggravation des peines de détention entre 2004 et 2016 (L’évolution des peines d’emprisonnement de 2004 à 2016, Infostat justice, décembre 2017) n’a pas eu de conséquences sur le niveau de la délinquance.

Convaincre la justice, comme la police, du bien-fondé des peines alternatives et des actions de réinsertion en détention

 Le paradoxe en effet, c’est que, loin d’être laxiste, la justice a le plus grand mal à abandonner la « culture de l’emprisonnement ». L’évolution de la politique pénale va pourtant en ce sens depuis la loi pénitentiaire du 29 octobre 2009. Reste à savoir si la loi la plus récente du 23 mars 2019 qui, malgré certaines ambiguïtés, promeut également les alternatives à la peine et des aménagements, sera mieux appliquée que les textes précédents.

En 2020, seulement 15 % des personnes écrouées effectuent leur peine hors détention (sous bracelet électronique). Malgré la mise en place de la mesure de « libération sous contrainte » accordée aux 2/3 de la peine, le pourcentage des personnes suivies en milieu ouvert (TIG, sursis avec mise à l’épreuve, libération conditionnelle) par rapport à la population totale suivie par la justice ne progresse plus, voire baisse.  La population détenue n’a d’ailleurs pas cessé d’augmenter depuis 20 ans, passant de 51 400 au 1er janvier 2000 à 66 000 en 2010 puis à 70 651 en 2020, dont 30 % en détention provisoire, 32 % des personnes condamnées à la détention l’étant pour moins d’un an.

Les débats sur les peines alternatives à la détention, sur le fonctionnement de la détention comme sur la préparation de la sortie de prison sont pourtant essentiels. Pour la prévention de la récidive (la très grande majorité des condamnés va sortir au bout de quelques mois ou de quelques années), les solutions actuelles (un fort recours à la détention, une prison indifférente au devenir des détenus, des sorties sèches sans préparation) ne sont pas les bonnes. Les responsables le disent mais parallèlement, pour éviter d’être taxés de laxisme, pour ne pas prendre de front une opinion publique qui assimile sanction pénale et détention, construisent des places de détention supplémentaires et des centres éducatifs fermés. Tout le monde gagnerait pourtant à plaider les choix inverses, de manière plus affirmée et moins ambiguë.  Au lieu de défendre la justice face aux policiers en soulignant combien elle est sévère, comme le fait aujourd’hui le ministre de la justice, il faut associer les policiers à l’affirmation d’une nouvelle politique pénale tendant à la réhabilitation et à la réinsertion des délinquants.

 Que faire au-delà ? 

L’impératif absolu est de protéger l’état de droit. Souvent accusée d’être, sinon floue, du moins difficile à définir, la notion est en réalité claire : l’état de droit consiste à soumettre au droit l’Etat lui-même et à limiter ses pouvoirs, pour éviter l’arbitraire. Il implique l’égalité de tous les citoyens devant la loi et l’indépendance des tribunaux. Cet état de droit est garanti par la Constitution (on voit mal comment l’on pourrait aujourd’hui exclure du bloc constitutionnel la déclaration des droits de l’homme) et par l’adhésion à certains traités internationaux. Ceux qui jouent avec ces notions au nom d’une souveraineté populaire qui pourrait librement les mettre à mal sont des démagogues dangereux.

Il faut aussi avoir le courage de dire aux policiers, qui n’acceptent aujourd’hui aucune critique, que leurs objectifs et leurs méthodes doivent évoluer. L’image de la police s’est détériorée dans l’opinion : certes, la confiance envers la police reste élevée (70 % selon l’enquête BFMTV de 2020, 64 % selon l’European data lab en 2018). Cependant, d’autres enquêtes moins générales indiquent à 40 % que les policiers ne traitent pas les personnes de manière respectueuse et font souvent montre de racisme et à 50 % que les contrôles donnent lieu à discrimination. Il faut donc que les contrôles de police soient mieux encadrés. Dans les territoires difficiles, les policiers doivent renoncer à des attitudes de domination belliqueuse et à confondre dans un même mépris population et délinquants. Dans ses pratiques quotidiennes ou dans les manifestations, elle doit cesser de jouer entre les limites de la violence légitime permise par la loi et celles de la violence tolérée par la hiérarchie ou les collègues.  La doctrine du maintien de l’ordre est à revoir, en prenant exemple sur des modèles étrangers qui parviennent mieux à parer la violence de certains manifestants. Il faut mettre fin à l’utilisation systématique des armes dites non létales, dans des conditions dangereuses. Enfin, les sanctions des policiers doivent être instruites par un service indépendant, avec équité et transparence. Toutes ces mesures doivent être débattues avec les policiers, avec, à la clef, des réformes de l’encadrement policier, de la gestion des ressources humaines, de la formation et de la discipline. La démagogie à l’égard de policiers que l’on soutient quoi qu’ils disent doit cesser. Parallèlement, le pays doit à sa police des moyens convenables, des missions claires, une protection contre les violences et une GRH adaptée.

Pergama, 25 juillet 2021