Faut-il mettre en examen les ministres négligents?

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Faut-il mettre en examen les ministres négligents?

La mise en examen d’Agnès Buzyn, ministre de la santé jusqu’en février 2020, pour mise en danger de la vie d’autrui, et son statut de témoin assisté pour abstention volontaire de combattre un sinistre ont soulevé une vague d’analyses défavorables de politistes et de juristes. La mise en danger de la vie d’autrui est définie à l’article 223-1 du Code pénal, qui punit d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende « le fait d’exposer directement autrui à un risque immédiat de mort ou de blessures de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente par la violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement ».

Les arguments avancés pour critiquer cette mise en examen sont divers.

Le premier incrimine une lecture rétroactive des faits : la réaction (ou plutôt la négligence) d’Agnès Buzyn serait interprétée indûment, au regard de ce que nous savons aujourd’hui de la gravité de la pandémie et des moyens de s’en protéger. L’argument est à prendre en considération : tel était le cas naguère dans l’affaire du sang contaminé, où l’on ignorait au départ le risque de transmission par voie sanguine et où les responsables n’ont pu être incriminés que lorsqu’il a été prouvé  qu’ils avaient, sciemment, refusé d’en tenir compte. En l’occurrence, il ne paraît guère applicable : la ministre a affirmé elle-même avoir pris dès janvier la mesure de la gravité de la situation en Chine et avoir alerté le Président. Elle l’a redit après sa défaite aux municipales de Paris : « C’était une mascarade, il aurait fallu tout annuler ». Elle avait donc conscience du danger, à une époque où l’on identifiait le coronavirus comme responsable d’affections respiratoires et où la crise du SRAS était encore dans les mémoires. Le décret du 24 mai 2017 relatif aux attributions de la ministre  la rendait responsable de l’élaboration et de la mise en œuvre, en liaison avec les autres ministres compétents, des « règles relatives à la politique de protection de la santé contre les divers risques susceptibles de l’affecter ». Elle avait donc obligation d’agir, même si l’ampleur de la pandémie ne pouvait alors être prédite.

Au demeurant, la mise en examen a été décidée après une procédure minutieuse : si les juges de la Cour de justice de la République sont, majoritairement, des élus, l’examen des requêtes puis la décision de renvoyer un ministre devant ce tribunal est prise par deux collèges de magistrats (Cour de cassation, Cour des comptes, conseil d’Etat) qui ont sans doute pesé la gravité de leur décision et examiné soigneusement les accusations portées. L’on se souvient du constat figurant dans le rapport Milon de décembre 2020 sur l’évaluation de la gestion de la pandémie : après l’alerte donnée en janvier 2020 et la prise de conscience assumée de la gravité de la situation, le mois de février a été « un trou noir », l’appareil d’Etat restant l’arme au pied sans prendre aucune décision : l’Institut Pasteur a préparé un test puis a demandé la suite à donner, sans réponse, alors qu’au même moment l’Allemagne lançait la fabrication de tests à grande échelle. La ministre connaissait l’état de stock de masques et n’a pas réagi, sachant que les masques utilisables n’ont même pas été distribués quand il l’aurait fallu face à une infection pulmonaire. La ministre se prévaudra sans doute des exigences posées pour l’application de l’article 223-1 : la violation de l’obligation de sécurité doit être délibérée ; il doit exister un lien de causalité direct entre cette violation et le risque encouru par les personnes concernées. Si la justice considère que ces conditions n’ont pas été réunies, Agnès Buzyn sera acquittée. Mais l’examen de sa responsabilité est normal.

Autre argument qui s’opposerait à la mise en examen d’Agnès Buzyn, l’établissement d’une confusion  entre la responsabilité politique (la seule qui devrait jouer) et la responsabilité pénale. Certains évoquent le « gouvernement des juges », dénués de légitimité démocratique et qui ne devraient donc pas se prononcer sur un acte de politique publique.

De quelle responsabilité politique parle-t-on ? La seule mise en cause politique est venue de rapports sénatoriaux qui ont incriminé l’inaction de plusieurs personnalités, dont la ministre de la santé et le Directeur général de la santé. Après quelques articles de presse, l’on s’en est tenu là. La majorité s’est montrée solidaire de défaillances évidentes qu’elle n’a même pas reconnues. La responsabilité politique s’est illustrée dans l’affaire Benalla lorsque le Président, s’est exclamé à propos de ceux qui le mettaient en cause : « Qu’ils viennent me chercher ! », précisément parce qu’il savait que c’était impossible. Cette responsabilité ne joue pas sur des faits précis. Elle ne s’exerce que globalement, au moment des élections, dans des campagnes électorales qui, inévitablement, mélangent aspects positifs, erreurs, inactions : c’est insatisfaisant.

Quant à l’expression « gouvernement des juges », elle est inappropriée et démagogique. Le juge applique le droit et doit l’appliquer à tous, y compris aux élus. L’ action des juges doit sans aucun doute être évaluée mais n’a pas à être a priori considérée comme illégitime ou suspectée de partialité. Ceux qui se sont réjouis de la décision du Conseil d’Etat du 1er juillet 2021 donnant 9 mois au gouvernement pour prendre des mesures permettant d’infléchir l’évolution des émissions de GES et crédibiliser les engagements pris à horizon 2030 sont parfois ceux-là même qui regrettent la mise en examen d’Agnès Buzyn. La démarche est pourtant identique : les engagements pris doivent être tenus.

Il est vrai toutefois que le recours à la justice, c’est l’arme des faibles. Mais y en a-t-il une autre ?

Enfin, une telle judiciarisation de la vie politique serait de nature à renforcer la méfiance existante de l’opinion publique à l’égard des élus, incités à devenir précautionneux de crainte d’encourir une condamnation. C’est inverser les causes : la méfiance naît de la situation d’impunité des élus, ce n’est pas la mise en cause de leur responsabilité qui la crée.

Au final, un seul argument peut faire douter de l’opportunité des poursuites : les chances d’une condamnation sont faibles. D’abord pour des raisons juridiques : les juges répugnent à établir une responsabilité individuelle dans des procédures de décision collectives et, au demeurant, la réunion des preuves est malaisée dans ce cas ;  de plus, le lien direct entre l’inaction de la ministre et la mort d’individus précis sera très difficile à établir ; surtout, l’on connaît la propension des hommes politiques qui composent la Cour de justice de la République à absoudre leurs semblables. Pourtant, il faudra bien un jour ou l’autre réfléchir à la responsabilité des hommes politiques, quand ils prennent et, surtout, quand ils ne prennent pas de décisions.