Transition énergétique : les scénarios sont là, reste à travailler

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Transition énergétique : les scénarios sont là, reste à travailler

RTE, Réseau de transport d’électricité, est une filiale d’EDF dont la mission principale est d’ajuster la production et la consommation d’électricité et de garantir la réponse aux besoins. RTE est engagé dans la transition énergétique à plus d’un titre : il raccorde au réseau la production des énergies renouvelables (ENR), travaille sur les techniques permettant de garantir la permanence des alimentations et enfin réalise des études prospectives sur la production et les besoins d’électricité et d’énergie. En 2017, dans le cadre de la préparation de la Programmation pluriannuelle de l’énergie, RTE avait élaboré 4 scénarios de transition énergétique à horizon 2035, combinant en proportion différente thermique, nucléaire et renouvelables. Aujourd’hui, l’étude publiée en octobre 2021, Futurs énergétiques 2050, présente au débat plusieurs scénarios de mix électrique, avec leurs conséquences techniques, financières, environnementales et sociétales ; la méthode est la même qu’en 2017, cadrage de l’étude et des scénarios en concertation avec des organisations spécialisées, consultation publique, puis élaboration et publication des scénarios. Pour autant, l’horizon a changé, tout comme les contraintes : Futurs énergétiques 2050 présente 6 scénarios pour atteindre, à cette date, la neutralité carbone. Le travail fait est unique : il permet de mesurer l’ampleur du chemin à parcourir. Il est aussi l’occasion de contestations et de disputes, voire soupçonné de manipulations. L’on peut craindre que le message principal, l’urgence de discuter des choix de manière constructive puis de les réaliser, ne soit rapidement négligé.

Les scénarios RTE, points communs et différences

 Le choix de 6 scénarios repose sur une gradation : le premier repose sur une production électrique issue pour 100 % d’énergies renouvelables et le sixième partage la production entre 50 % de renouvelables et 50 % de nucléaire, pour une part le nucléaire « historique » (23 %), dont les anciens réacteurs voient leur durée de vie prolongée à 60 ans, pour une part le « nouveau » nucléaire (27 %).

Entre les deux, les scénarios 2 et 3 ne font appel qu’au nucléaire historique, pour une part assez limitée (13 %), tandis que les scénarios 4 et 5 font appel, à compter de 2035, à l’ouverture de nouveaux réacteurs, aboutissant à l’installation de 8 ou 14 EPR en 2050. Le sixième scénario (50 % de production d’électricité grâce au nucléaire) ajoute à 14 EPR « quelques » SMR, petits réacteurs modulaires de puissance réduite, modèle sur lequel EDF travaille depuis 2017 et dont un seul est en production dans le monde aujourd’hui.

La présentation d’une « gamme » de solutions permet de repérer de « grands enseignements » de l’étude (cf. le « Résumé exécutif » publié par RTE), avec des conclusions communes à toutes les solutions et des différences marquées.

 Les points communs

1° Tous les scénarios tablent sur une baisse de la consommation finale d’énergie de 40 % à horizon 2050, que le rapport dit être conforme, dans ses grandes lignes, à la projection figurant dans la Stratégie bas carbone adoptée en 2020 (elle est en réalité corrigée et la baisse atténuée par rapport à celle qui y est prévue). A l’inverse, l’hypothèse de référence est celle d’une progression, dans cet ensemble, de la consommation d’électricité.

Aujourd’hui, sur 1600 TWh d’énergie finale consommée (TWh, térawatt/heure, unité correspondant à 1 milliard de kilowatt/heure), 63 % sont liés aux énergies fossiles (pétrole, gaz et, pour une très faible part, charbon), 25 % à l’électricité, d’origine nucléaire ou provenant des énergies renouvelables, et le solde aux autres ENR, biocarburants, déchets, chaleur. La baisse de la consommation finale est prévue dans tous les scénarios à 930 TWh en 2050.  Dans cet ensemble, la part de la consommation d’électricité passerait en 2050 à 55 % (645 TWh) soit une augmentation de 35 % par rapport à la consommation actuelle, malgré l’augmentation de l’efficacité énergétique, du fait de la substitution de l’électricité aux énergies fossiles.

Les 6 scénarios supposent donc tous un important complément énergétique à la production électrique, sous forme de recours au gaz décarboné, aux déchets et à la biomasse, ce qui implique des investissements, avec en particulier un intérêt marqué pour le développement d’une filière hydrogène balbutiante actuellement.

2° Les scénarios comportent une proportion décroissante d’ENR : pour autant, tous impliquent un fort développement des énergies renouvelables. Dans le sixième scénario où leur part est la plus faible (mix électrique composé pour moitié d’ENR et pour moitié de nucléaire), l’énergie solaire produite en France devra être multipliée par 7 et l’éolien par 2,5 par rapport à aujourd’hui. Le rapport affirme avec force que même un parc nucléaire partiellement renouvelé et complété ne pourra assumer l’augmentation de la consommation électrique liée à l’abandon des énergies fossiles : tous les scénarios prévoient ainsi une forte croissance du solaire et de l’éolien, qui ne paraît pas exceptionnelle par rapport aux développements constatés à l’étranger mais qui marque une rupture par rapport au rythme d’évolution constaté aujourd’hui. C’est un avertissement aux candidats à la présidentielle qui insistent bien davantage sur le nucléaire que sur les ENR : ceux-ci sont indispensables.

3° Conséquence de ce constat, dans tous les scénarios, les réseaux de transport et de raccordement d’électricité devront évoluer de manière importante, ce qui implique de prévoir des investissements importants, dont le montant dépendra de la part des renouvelables.

Les différences

 Le coût des principaux scénarios varie entre 77 Mds de coût complet annualisé à l’horizon 2060 pour le scénario 100 % renouvelable, 71 Mds pour le scénario intermédiaire qui ne recourt qu’au nucléaire ancien et 60 Mds environ pour les scénarios où la production se partage à parts égales entre ENR et nucléaire.

L’étude sur les coûts est fragile : le coût de nouveaux EPR résulte d’une estimation, à prendre avec précaution ; les résultats sont dépendants du soutien public au financement (elles tablent sur un financement de l’investissement nucléaire par l’argent public et sur une diminution des aides publiques aux ENR, ce qui majorera les coûts affichés) ;  des conditions techniques peuvent les modifier : les « grands parcs » d’ENR seraient moins onéreux et la flexibilité peut coûter moins cher si des solutions techniques performantes sont développées. Compte tenu de ces incertitudes, l’écart entre les résultats, qui au final n’est pas si important, est sans doute à relativiser.

L’intérêt de l’étude de coûts repose sur la méthode : le raisonnement est en coûts complets, intégrant, pour le nucléaire, outre la construction et le fonctionnement, le démantèlement et le retraitement des déchets, et, pour les ENR, le coût de l’adaptation des réseaux et des « flexibilités », solutions nécessaires pour pallier l’intermittence de ces énergies. De ce fait, bien que le coût de l’énergie produite par les ENR soit plus compétitif que celui du nucléaire (appelé à augmenter nettement), les coûts dus au pilotage et à la sécurité d’approvisionnement conduisent à des coûts complets plus lourds dans les scénarios où la part des renouvelables est forte. Autrement dit, le poids des investissements, y compris les investissements d’accompagnement, l’emporte sur les coûts de fonctionnement.

2° Les scénarios à forte part d’ENR sont présentés comme étant de faisabilité difficile : ainsi, le scénario 100 % renouvelables implique un rythme de développement dépassant les performances de l’Allemagne pour les renouvelables terrestres et celles du Royaume-Uni pour l’éolien maritime. Il suppose aussi une plus forte attention aux réseaux et au pilotage ainsi que des moyens supplémentaires plus lourds (interconnexions, batteries, stockage hydraulique, centrales thermiques) pour assurer la sécurité.

Le débat : privilégier un scénario de « sobriété » ?

L’étude telle qu’elle a été publiée mentionne deux variantes sur la baisse de la consommation finale d’électricité à horizon 2050, l’une qui la diminue davantage (variante dite sobre à 555 TWh) et l’autre qui la diminue moins (variante de « forte réindustrialisation » à 752 TWh) : leur étude est toutefois peu approfondie. La réalisation d’une hypothèse « sobre » est présentée comme difficile car impliquant un changement du projet de société : moins de déplacements individuels, recours accru aux mobilités douces et aux transports en commun, moindre consommation de produits manufacturés, baisse imposée de la température dans les logements, recours accru au télétravail (50 % en moyenne) et sobriété numérique.

Les écologistes (cf. notamment l’article de Pierre Musseau, La maîtrise de la demande d’électricité, un objectif à expliciter dans le débat présidentiel, Terra nova, octobre 2021, ou les déclarations de Yannick Jadot) regrettent ce choix : ils y voient d’abord un renoncement à un changement décisif des modes de vie et de consommation cohérent avec la transition énergétique, voire indispensable pour qu’elle soit engagée avec détermination. Ils soulignent la rupture de cette évolution avec la stagnation de la consommation électrique depuis 10 ans. Ils jugent qu’il existe des marges de progrès importantes dans l’efficacité énergétique. Enfin, ils y voient un risque de manipulation : retenir une hypothèse de sobriété modifierait les coûts (les ENR deviendraient moins coûteux) et, surtout, ils estiment que cela ne rendrait pas nécessaire le recours au « nouveau » nucléaire. En ne retenant pas l’hypothèse de sobriété effective, le rapport RTE augmenterait la facture finale, qui sera inévitablement, pour une part, à la charge des consommateurs, et forcerait la main sur les sources de production :  « L’air de rien, RTE défend une France nucléaire », titre le magazine de défense de l’environnement Reporterre. C’est vrai : tous les scénarios ne sont pas mis sur le même plan. Mais est-ce nécessairement par volonté de manipulation ? Il est vrai qu’il serait souhaitable, pour préserver la crédibilité de telles projections, que leur émetteur soit une instance indépendante et non pas une filiale d’EDF, même si, de manière manifeste, l’étude n’est pas soupçonnable d’en être l’émanation.

A ces arguments, RTE, tout en promettant l’étude détaillée d’un scénario « sobre », oppose le réalisme : l’efficacité énergétique telle qu’elle joue dans son scénario de référence (- 40 %) se situe dans le haut de la fourchette des projections des autres pays européens ; l’augmentation de la consommation électrique est inévitable compte tenu de la disparition des énergies fossiles ; c’est, au demeurant, une constante dans tous les scénarios européens et mondiaux. Il reste toutefois possible de choisir un scénario de « rupture » avec les modes de vie actuels dont on peut affirmer qu’il sera, de fait, moins coûteux. Mais il faudrait que la population l’accepte.

Certains responsables tentent de concilier les deux positions : ainsi Didier Holleaux (Choisir un scénario et mobiliser toutes les solutions disponibles pour le réussir, Terra nova, novembre 2021) juge indispensable de favoriser au mieux efficacité énergétique et sobriété mais pense que l’augmentation de la demande d’électricité est peu évitable dans une perspective de neutralité carbone. Par ailleurs, il pense opportun de situer aux alentours de 50 % le point d’équilibre entre l’électricité et les autres sources, par prudence et pour bénéficier au maximum des effets de progrès technique dans tous les domaines. C’est, implicitement, valider la démarche et choisir le sixième scénario.

 Le pire : oublier la transition et son urgence

Au-delà de ces débats, le rapport amène à des prises de conscience opportunes.

Il souligne, une fois de plus, l’urgence d’agir, l’atteinte de la neutralité carbone représentant un objectif très ambitieux pour une transition énergétique certes engagée mais bien lente. L’urgence porte notamment sur l’efficacité énergétique où l’effort, peu énergique, doit être intensifié : un rapport parlementaire (Mission d’information sur la rénovation thermique des bâtiments, Assemblée nationale, avril 2021) soulignait récemment l’énorme retard pris par la France en ce domaine. Les changements dans le domaine des transports sont à peine engagés. Sur certains investissements (champ d’éoliennes, fermes photovoltaïques, réacteurs nucléaires), le rapport insiste sur le fait que les délais actuels d’autorisation et de construction ne sont pas compatibles avec le projet des scénarios. Il faut les réduire, après un débat dont on voudrait croire qu’il contribuera à un relatif consensus sur la nécessité d’agir.

L’ampleur des investissements à faire est importante : le rapport les chiffre sur 30 ans à une somme comprise entre 700 et 1000 Mds, selon les scénarios choisis, soit 20 à 25 Mds par an, au moins le double des efforts consentis aujourd’hui. Même si le recours à un scénario « sobre » en diminuait le coût, reste à les prévoir et à les engager.

Quant aux incertitudes sur les délais de réalisation de nouvelles centrales nucléaires et sur leurs coûts, si du moins le choix d’y recourir est fait, elles sont réelles : certes, Flamanville (13 Mds en 2020) est un prototype et il est loisible de tabler sur des économies avec une production de série. Pour autant, l’on ne sait que penser de l’estimation réalisée par RTE du coût des centrales nouvelles, à 5,5 voire 4,7 Mds, tant tous les chiffres avancés depuis des années par EDF (Flamanville, démantèlement, déchets) se sont avérés erronés. Quant aux SMR (small modular reactors), l’étude RTE reconnaît que la technologie n’est pas mature et que les coûts (estimés à 5,5 Mds pièce) sont très incertains. C’est pourtant à eux que le Président de la République accorde aujourd’hui un soutien financier dans le plan de relance 2030, au point que la décision de les construire paraît prise, en contradiction avec la loi qui ne permet pas, sur ce sujet, de décisions sans consultation publique.

Le contexte politique porte de plus au pessimisme : par choix idéologique, les candidats de droite à l’élection présidentielle refusent même de discuter du coût et des dangers du nucléaire et privilégient aveuglément cette solution. Par démagogie et irresponsabilité, ils multiplient leurs attaques contre les éoliennes. Les écologistes et une part de la gauche refusent absolument le nucléaire et prônent une « décroissance » dont l’opinion publique a peur parce qu’elle mesure mal ce que le terme implique. Le Président quant à lui n’est intéressé que par la relance nucléaire : son opinion profonde est que la question climatique se réglera par l’innovation technologique, ce qui le rend indifférent au débat culturel et sociétal sur la question, voire à une préparation méthodique des changements.

De ce fait, l’absence de gouvernance de la transition énergétique est aujourd’hui patente. Les récentes décisions judiciaires ont révélé clairement que les trajectoires de long terme ne sont pas intégrées dans les choix politiques de court et moyen terme.

Au final, élaborer des scénarios ne suffit pas. Il faut les étudier pour vérifier leur qualité, les soumettre au débat public et aux experts et ensuite choisir, en transparence, en fonction de leur faisabilité, de leur sécurité, de leur coût, du respect des objectifs visés, de la souplesse aussi des solutions apportées. La transition énergétique est une politique globale : elle implique un changement des modes de vie et de production et une nouvelle perception du temps. Le choix d’un scénario serait l’occasion d’en prendre conscience. Mais comment en France espérer un tel changement de méthode ?

Pergama, 15 novembre 2021