Les hôpitaux publics souffrent et ploient sous la 5e vague de COVID en cours. Les alertes se multiplient : les entrées de patients COVID rompent un équilibre fragile, occasionnant une surcharge de services d’urgences déjà au bord de la saturation, l’inquiétude sur les capacités d’accueil en réanimation, une difficulté accrue à trouver des lits d’aval pour les sortants et la déprogrammation d’opérations nécessaires. La dégradation des conditions de travail s’accentue, qui ne peut qu’aggraver une situation où le personnel manque. L’on connaît le taux de vacance des postes de praticiens hospitaliers, soit, en 2019, 29 % des postes de praticiens à temps plein et 46 % des praticiens à temps partiel. Il faudrait disposer de données plus récentes pour savoir si la crise a eu un impact, sachant toutefois que le pourcentage, suivi depuis 20 ans par le Centre national de gestion, n’a cessé d’augmenter dès avant l’arrivée du COVID et qu’il est peu probable qu’il ait baissé depuis. Pour ce qui est des personnels paramédicaux, la Fédération hospitalière de France avance des chiffres moins élevés, compris entre 2 et 5 % selon les lieux. Pour autant, elle note des difficultés de recrutement grandissantes, notamment sur les postes d’infirmiers spécialisés. Cette même fédération situe le taux d’absentéisme des personnels soignants en 2020 entre 9,5 et 11,5 %, ce qui est à la fois supérieur d’un point aux données de l’année précédente et le double du taux moyen en France.
Soulignant l’épuisement des soignants, un avis du Conseil scientifique évoque, sans l’étayer, un pourcentage de 20 % de lits fermés lié au manque de personnel, aussitôt démenti par une enquête ministérielle qui évoque 5 à 6 %. Peu importe : l’épidémie a amplifié une crise de l’hôpital déjà ancienne. Elle conduit ainsi à prendre conscience de l’impérieuse nécessité de traiter les causes : certaines difficultés sont connues de longue date mais paraissent toujours sans réponses franches ; la pandémie en a accentué d’autres, auxquelles il faudrait s’attaquer.
Des difficultés connues et des réponses incertaines
La crise a remis en lumière les difficultés récurrentes liées à la tarification hospitalière, la pression exercée sur les budgets hospitaliers par l’ONDAM (objectif national des dépenses d’assurance maladie voté par le Parlement) et les critiques contre un « management » hospitalier jugé lointain, autoritaire, qui ferait prévaloir, selon les termes de l’Académie nationale de médecine (Rapport 19-2, L’hôpital en crise, Origines et propositions, 2019), les valeurs économiques sur les valeurs médicales.
Depuis des années, le diagnostic sur la tarification à l’activité, qui s’applique à l’hôpital dans les disciplines essentielles, médecine, chirurgie et obstétrique, est clairement posé : les établissements hospitaliers publics, dont les charges fixes représentent environ 80 % du budget, ont eu du mal à s’adapter à une tarification par pathologie théoriquement assise sur des coûts moyens nationaux, d’autant que, pour « tenir » dans l’ONDAM et inciter les établissements à privilégier certains actes plutôt que d’autres, les tarifs ont été, au fil des ans, très inégalement revalorisés. La tarification à l’activité incite en outre à multiplier les actes bien rémunérés, même peu utiles. L’enregistrement des actes est chronophage et sa complexité permet des fraudes. Surtout, bien adaptée à des actes techniques (notamment chirurgicaux) sans complication, elle l’est beaucoup moins à la prise en charge de malades chroniques et peut même conduire alors à altérer la qualité des soins, en faisant sortir des malades prématurément. Enfin, le coût moyen n’est, au demeurant, pas nécessairement une référence pertinente : selon une étude de l’IRDES (Institut de recherche et de documentation en économie de la santé) de mai 2009, la différence des coûts entre les établissements est justifiable par différents facteurs : jouent la taille de l’établissement, sa gamme d’activités, la différence dans les caractéristiques des patients, les caractéristiques de l’établissement en ce qui concerne l’âge et la qualification de son personnel ou ses équipements. De fait, les couts diminuent avec la spécialisation, ce qui favorise des établissements privés qui peuvent sélectionner à la fois leurs activités et leur patientèle. Les établissements publics, qui couvrent la gamme des activités et accueillent tous les publics, sont davantage en difficulté.
Dès la campagne présidentielle de 2012, le candidat Hollande promettait une réforme. Un comité a été nommé dont les travaux se sont enlisés. Fin 2015, une mission a été confiée à une autre commission dont le rapport, rendu début 2017, n’a pas été appliqué compte tenu de la proximité des élections. Emmanuel Macron, en 2017, s’est engagé à réduire à 50 % la part de la T2A dans le financement de l’hôpital. Un autre rapport a été commandé (le rapport Aubert). Des expérimentations ont été lancées depuis 2019, qui réduisent la part de la T2A au bénéfice de financements complémentaires (financement au parcours de soins, dotation « populationnelle » ou financement à la qualité). En 2021, le financement des services d’urgence a été modifié et, en 2022, d’autres services devraient être concernés : ainsi, de manière expérimentale et optionnelle, le financement des services de médecine pourrait combiner paiement à l’acte, dotation populationnelle et dotation à la qualité.
La réforme est-elle engagée ? Oui sans doute, mais le sentiment prévaut de dispositifs incertains, provisoires, multiformes, qu’il sera sans doute difficile d’évaluer parce qu’ils sont excessivement complexes : la dotation populationnelle repose ainsi sur 5 critères, population résidente, type de territoire, état de santé, offre de soins de ville et d’urgence. La dotation qualité résulte de 4 catégories d’indicateurs. Ne vaudrait-il pas mieux régionaliser l’ONDAM et répartir au mieux les crédits d’ensemble plutôt que de tenter d’affiner sans cesse les critères de calcul des dotations, en panachant entre dotations de base et incitations à la qualité ? Ces dotations seront-elles suffisantes (les critères d’attribution ne font pas tout) ? Lisibles ? Prévisibles ? Suffisamment différenciées ?
Surtout, la question du niveau de l’ONDAM est déterminante. C’est la fixation de l’ONDAM à un niveau inférieur à la croissance spontanée des dépenses de santé qui représente, pour les établissements hospitaliers publics, la principale contrainte. C’est la baisse régulière de l’évolution de l’ONDAM dans la décennie 2010 qui a été à l’origine de la baisse des investissements hospitaliers et de la montée de leur déficit. Certes, une rupture a été observée en 2020 (+ 9,5 %), 2021 (+ 7,5 %), qui témoigne d’un financement massif liée à la crise mais aussi à la volonté de revaloriser les personnels et d’aider l’investissement, selon les conclusions du Ségur de la santé. La question de l’avenir se pose toutefois : ces mêmes conclusions prévoient une « rénovation » de l’ONDAM.
Une mission a été confiée en ce sens au Haut comité pour l’avenir de l’assurance maladie. Un premier avis d’avril 2021 pose des jalons, avant que soit définie une méthode plus précise : l’ONDAM serait défini sur 5 ans, en reliant objectifs de santé et de transformation du système de soins d’une part, programmation des activités et des moyens financiers et humains de l’autre. L’ONDAM ne serait pas régionalisé mais les ARS recevraient une enveloppe régionalisée plus consistante qu’aujourd’hui. Les déclinaisons de l’ONDAM ne seraient pas séparées par producteurs de soins (médecine de ville/établissements de santé…) mais par types de soins (premier recours…). Au final, la construction de l’ONDAM serait médicalisée mais la complexité paraît forte. Comment définir cet objectif dans un système de soins cloisonné, divers, dépourvu d’unité, dont les règles de financement et les coûts sont hétérogènes ? Sa traduction en enveloppes de rémunération peut-elle être transversale et concerner des processus de soins qui unissent séjours hospitaliers et recours aux médecins de ville ? Est-il possible surtout de passer d’une logique de régulation quasi exclusivement financière à une logique reposant sur des objectifs de santé ? Quelle répercussion accepter alors sur le déficit social compte tenu des besoins que l’on pressent importants ? Il est à craindre que la réforme de l’ONDAM ne soit aussi compliquée à élaborer que celle de la tarification…et pourtant, il faudrait faire vite.
Quant à la gouvernance hospitalière, la loi d’amélioration du système de santé du 26 avril 2021 ne suffira vraiment pas à en modifier les rigidités : elle affirme la liberté d’organisation de l’établissement, les services redevenant toutefois la structure de référence pour ce qui est de l’organisation des soins ; le chef de pôle, dont les missions sont précisées, associe le chef de service à la politique de l’établissement…Enfin, des formations managériales sont prévues pour toute personne qui prend des responsabilités. Ces mesures assouplissent l’existant mais tout reste à faire : il manque une réflexion sur les priorités données aux ARS, en particulier sur la politique de réduction des lits (cf. Infra), tout comme sur les droits du personnel (consultation sur les projets, expression sur la qualité de vie au travail…). Il est difficile de reconnaître une forme de maltraitance du personnel paramédical sans s’interroger sur les causes, pénibilité physique, gestion du temps, évolution des métiers. Dans l’étude de la DARES de 2017 sur les conditions de travail, les indicateurs d’intensité de travail et de pression temporelle les plus élevés sont ceux de la fonction publique hospitalière. Une formation au management, c’est bien mais cela ne suffira pas. C’est la politique de santé qu’il faut modifier.
Inégalités de santé et système de soins à deux vitesses
La crise a amplifié les conséquences sociales et économiques de trois caractéristiques du système de santé : de fortes inégalités, une extension continue des déserts médicaux et la pratique croissante des honoraires libres des spécialistes libéraux.
Tous les travaux de la DREES sur l’état de santé de la population montrent que les inégalités sociales de santé sont fortes en France. L’espérance de vie, l’état de santé déclaré, les maladies chroniques, les limitations d’activité, les syndromes dépressifs varient selon les catégories socioprofessionnelles. La surcharge pondérale est un marqueur social, et cela dès l’enfance. Un récent dossier du Haut conseil de santé publique (Les inégalités sociales de santé, 20 ans d’évolution) montre que, sur la durée, les améliorations sont faibles : les inégalités demeurent à un niveau élevé. La crise sanitaire a eu des effets plus forts dans les territoires défavorisés, comme le montre la surmortalité en Seine Saint Denis, ce qui est lié à la prévalence importante de facteurs de risque, comme l’obésité ou les affections chroniques. L’étude note qu’un long chemin reste à parcourir entre les objectifs affichés de santé publique et la mise en œuvre concrète des moyens de lutte : le système de santé français ne parvient ni à prévenir ces inégalités ni à les réduire, ce qui a fortement alourdi l’impact de la pandémie. Il faut prendre le problème à bras le corps et mener des actions efficaces.
Quant à l’accroissement des déserts médicaux, il renforce, en situation d’épidémie, la pression sur les urgences : or, selon le rapport 2021 d’évaluation des politiques de sécurité sociale, la part de la population vivant dans des zones de faible densité médicale (celle où l’accessibilité potentielle à un médecin généraliste est inférieure à 2,5 consultations par an) est passée de 6,6 % en 2015 à 15,1 % en 2019. Ce pourcentage devrait, si rien n’est fait, augmenter jusqu’en 2025 compte tenu des perspectives de démographie médicale. Il serait temps de prendre, sur cette question, des décisions fortes. La téléconsultation, qui se développe, ne peut pas tout.
Enfin, le départ des praticiens hospitaliers des établissements publics de santé, ou la difficulté de les attirer, ne sont pas seulement liés à la pénibilité des conditions de travail. L’attractivité financière des établissements privés de soins joue de manière décisive : les médecins y sont rémunérés comme des libéraux et peuvent choisir d’exercer dans le secteur à honoraires libres, ce qui leur permet de doubler ou de tripler leurs revenus. Depuis l’institution, en 1980, d’un tel « secteur 2 », les tentatives pour plafonner ces honoraires se sont heurtées à l’opposition des médecins, qui disposent de solides relais dans la classe politique. Un accord sur 25 octobre 2012 passé entre les syndicats de médecins et l’assurance maladie a tenté de les limiter mais à un seuil très élevé, 2 fois ½ le tarif de la sécurité sociale. Par la suite, la sécurité sociale a proposé aux médecins des contrats avantageux pour freiner leur progression, qui demandent aux médecins de respecter le tarif opposable pour une part des actes effectués, ce qui a amélioré la situation. Néanmoins, le taux de dépassement des actes en secteur 2 dépasse désormais 80 % et le pourcentage de populations vivant dans un département où au moins 50 % des spécialistes sont en secteur 2 est passé, depuis 2010, de 17 à 38 %.
Les conséquences ne portent pas que sur l’accès aux soins. Dès lors que, pour le même métier, les revenus des médecins spécialistes passent de 1 à 2 voire davantage selon qu’ils sont salariés d’un hôpital public ou libéraux dans l’hôpital privé d’à côté, le statu quo n’est pas tenable, surtout quand le traditionnel prestige des CHU s’étiole…
Un système de santé mal préparé aux pandémies
Dans son rapport public annuel 2021, la Cour des comptes consacre un chapitre spécifique aux services qui ont été au cœur de la crise : réanimation et soins intensifs.
L’analyse de la Cour, habituée à déplorer la timidité des restructurations hospitalières et qui appelle le plus souvent à fermer les lits de manière énergique, est inhabituelle. Elle constate ici que le nombre de lits de réanimation n’a progressé que de 0,17 % par an depuis 2013, soit beaucoup moins que les effectifs de personnes âgées qui en constituent la clientèle dominante. Le taux d’équipement (nombre de lits /100 000 personnes de plus de 65 ans) a donc baissé de 44 à 33 dans la période. Quant au taux d’équipement en soins intensifs, il est très inégal selon les régions et parfois anormalement faible. La Cour s’interroge également sur les difficultés à recruter des médecins réanimateurs, avec un taux de vacance supérieur à la moyenne et un nombre trop faible de postes proposés à l’internat. Par ailleurs, elle note que le turn-over des infirmiers est très élevé (24 %), signe d’une pénibilité mal compensée par le salaire. Il serait opportun alors de reconnaître à ces personnels la compétence spécifique qu’ils possèdent à l’évidence. Enfin, les tarifs versés au nom de la tarification à l’activité ont baissé, pour des raisons incompréhensibles, malgré l’augmentation des charges : l’ouverture d’un lit de réanimation représente donc automatiquement un déficit supplémentaire pour un établissement, alors même que les taux d’encadrement réglementaires ne sont pas respectés. Or, il n’existe aucune alternative à de tels services, qui doivent de ce fait être préservés.
La note de la Cour des comptes est une incitation à réfléchir à la question des fermetures de lits.
Depuis des décennies, toutes les analyses convergent sur le constat d’un excès de lits hospitaliers. En étudiant des services très spécifiques de réanimation et de soins intensifs particulièrement sollicités pendant la pandémie, services indispensables et pourtant victimes depuis plusieurs années de réductions de lits inappropriés et de tarifs volontairement insuffisants pour couvrir les charges, la note jette le trouble.
Ce n’est pas pour autant que le constat global rappelé ci-dessus est nécessairement faux. Il faut fermer des lits de chirurgie en développant la chirurgie ambulatoire et raccourcir en médecine les durées moyennes de séjour au bénéfice de lits d’aval mieux adaptés.
Mais peut-être faut-il « aller y voir » de plus près. Depuis longtemps, les médecins, notamment dans les services d’urgences, se plaignent de devoir garder sur des brancards, des heures ou des jours entiers, des personnes en attente de lit. Pourquoi ? Est-ce localisé ? Répandu ? Dû à des dysfonctionnements dans la connaissance des places libres ? Ou à des durées de séjour plus longues que prévu ?
De plus, pourquoi les services de réanimation ont-ils subi un tel traitement ? Des hôpitaux « déficitaires » ont-ils dû accepter des plans d’économie les contraignant à fermer des lits pourtant utiles ? Le vieillissement de la population est-il correctement pris en charge dans les calculs sur le nombre de lits à fermer ?
C’est vraiment l’occasion de s’interroger sur la fermeture des lits, idée force des 30 dernières années et, sans doute, de l’appliquer avec davantage de discernement.
La pandémie doit conduire à réexaminer le système de soins. Le Ségur de la santé n’a traité que quelques-unes des questions posées, avec des solutions lentes. Le quinquennat qui vient devra, à l’évidence, compléter ces premières réponses. Encore faudrait-il que la campagne présidentielle s’y intéresse.
Pergama, le 7 décembre 2021