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Politique agricole commune : le statu quo, quoi qu’il en coûte

Le Parlement européen a définitivement adopté, le 23 novembre dernier, la nouvelle PAC, qui entrera en vigueur en 2023. Les négociations sur la nouvelle PAC, engagées en 2018, ayant pris du retard du fait du Brexit puis de la COVID, un système de transition s’applique en 2021-2022, avec quelques adaptations par rapport au régime de 2014-2020.

Historiquement, la discussion a d’abord porté sur le budget. En 2018, la Commission a proposé une baisse de 5 %, pour favoriser d’autres secteurs considérés comme prioritaires, comme la défense, le numérique ou la protection des frontières. Au final, avec le financement consacré à l’agriculture par le plan de relance, le budget de la nouvelle PAC sur 7 ans (387 Mds, dont 62 Mds pour la France) est grosso modo stable en euros courants, avec une réserve sur l’impact éventuel de l’inflation, sachant toutefois que le processus de convergence des paiements à l’hectare au niveau européen diminue de 2 % les aides directes de la France.

Le débat essentiel a porté, lors du vote, sur la cohérence de la nouvelle PAC avec les objectifs du Green Deal, censé désormais infléchir la politique d’ensemble de l’Union, avec une réponse très incertaine. L’enjeu est pourtant d’autant plus fort que l’ancienne PAC, tout le monde le reconnaît, a échoué dans ses ambitions écologiques et redistributives.

 L’ancienne PAC …

 La PAC ancienne reposait sur deux piliers, l’un (environ 75%) qui portait sur le soutien des revenus agricoles (aides directes) et sur des mesures de marché (réserve de crise), l’autre sur le développement rural (environ 25 %).

Dans la masse des aides directes au revenu, l’ancienne PAC distinguait les aides découplées, versées à l’hectare, largement dominantes, et les aides couplées (un certain pourcentage du total, 8 à 13 % selon les cas) qui favorisaient certains types de production, le plus souvent des productions en difficulté. Dans certaines limites, les États pouvaient avantager les jeunes agriculteurs ou moduler les aides selon la taille des exploitations. Une part des aides (30 %) était versée sous condition supplémentaire de « verdissement » : diversification des cultures, maintien de prairies, sauvegarde de surfaces écologiques (haies, bosquets, jachères…).

Les aides du second pilier (environ 25 % du total) visaient à maintenir le dynamisme des espaces ruraux, avec une participation des Etats : formation, innovation, mesures agroenvironnementales ou climatiques, soutien à l’agriculture biologique, indemnité pour compenser les handicaps naturels d’un territoire (montagne).

…et son évaluation : verdissement, redistribution, protection contre la concurrence, gestion des crises, contrôles, rien ne va

Les évaluations de la PAC 2014-2020 sont franchement mauvaises.

En 2017, la Cour des comptes européenne (Le verdissement : complexité accrue du régime d’aide au revenu et encore aucun bénéfice pour l’environnement) constate que la Commission « n’a pas fixé au verdissement d’objectifs environnementaux clairement définis et suffisamment ambitieux » et que « le paiement vert reste, fondamentalement, une aide au revenu ». La Cour, qui parle d’importants « effets d’aubaine », estime que le verdissement n’a suscité de changements dans les pratiques agricoles que sur quelque 5 % de l’ensemble des terres de l’UE.

En 2020, cette même Cour des comptes note que l’impact de la PAC sur la biodiversité est soit négatif, soit limité, soit inconnu. Elle déplore alors des objectifs mal formulés, un mauvais suivi des dépenses, des exigences faibles. En 2021, elle réitère ces critiques en étudiant les incidences sur le climat : la lutte contre le changement climatique figure dans les objectifs de la PAC mais celle-ci ne contient aucune mesure contraignante qui aille en ce sens, en particulier rien qui tende à plafonner les GES dus à l’élevage.

Le référé du 10 janvier 2019 de la Cour des comptes française sur les aides directes de la PAC aux agriculteurs est encore plus sévère : les données disponibles ne permettent de mesurer ni l’amélioration du revenu agricole ni l’impact sur la protection de l’environnement, qui étaient pourtant les deux objectifs principaux. Les quelques constats réalisables sont préoccupants : la répartition des aides, très inégalitaire (l’écart entre les deux déciles extrêmes va de moins de 128€/hectare à plus de 315€), est fondée sur des situations historiques révolues qui datent de 2006, sans prendre en compte les évolutions quantitatives ou qualitatives (type de cultures) survenues depuis lors. Les grandes exploitations reçoivent des sommes bien supérieures aux autres et, par exemple, les « grandes cultures » reçoivent le double de l’aide apportée aux producteurs de lait. Alors que les concours publics à l’agriculture sont considérables, l’amélioration du revenu des plus modestes n’est pas perceptible, tandis que les plus favorisés en tirent un supplément de revenu non indispensable. Quant à l’objectif environnemental, il n’est tout simplement pas mis en œuvre.

En 2018, un « policy paper » de l’Institut Jacques Delors (Pour une PAC renouvelée en soutien à une agriculture durable, J-C Bureau, 2018) met l’accent sur les effets pervers de la PAC actuelle : c’est la complexité des aides directes et des possibilités de modulation accordées aux États qui, compte tenu de l’influence des lobbies agricoles sur les exécutifs nationaux, a permis de déroger aux ambitions affichées de protection de l’environnement ; de même, l’ampleur des aides à la surface a conduit à un renchérissement des terres qui renforce les difficultés d’installation, alors que l’un des objectifs de la PAC est, en théorie, d’aider les jeunes à s’installer ; enfin, paradoxalement, ces aides, parce qu’elles représentent un revenu garanti, favorisent la spécialisation, au rebours de la politique affichée de diversification des cultures, avec une augmentation du recours aux produits phytosanitaires. Au final, l’agriculture telle qu’encouragée par la PAC se traduit par un échec du verdissement, s’avère nocive à la biodiversité et contribue à la pollution du sol et de l’eau. Quant aux aides du second pilier (développement rural), elles sont hétéroclites (certaines sont très axées sur l’agroenvironnement, d’autres sur une modernisation productiviste), d’application complexe, avec un risque de saupoudrage. Elles sont malgré tout plus défendables que les aides du premier pilier. Mais les lobbies agricoles (entendez en France la FNSEA), qui préfèrent des aides systématiques au revenu avec des conditions minimales d’obtention, ne sont guère favorables à ce deuxième pilier.

L’analyse note deux points moins souvent évoqués : l’Union, si elle veut éviter d’exposer les agriculteurs à la concurrence de produits étrangers pas nécessairement de qualité, devrait mieux accompagner les producteurs agricoles européens face à la concurrence internationale, en contrôlant les importations (les accords commerciaux passés jusqu’ici le font très inégalement), et en rémunérant correctement la qualité pour éviter de tirer l’offre vers le bas. Le « Policy paper » déplore également que les instruments de gestion de crise soient insuffisamment efficaces : il préconise, outre un meilleur système d’aides, de veiller dans ce cas à organiser une baisse de l’offre mais aussi de rendre les exploitations plus résilientes, en encourageant plus nettement la diversification des productions. Enfin, les États doivent surveiller le partage de la valeur ajoutée entre agriculteurs, industriels agroalimentaires et commerçants, faciliter les négociations tarifaires en incitant les agriculteurs à se regrouper mais aussi sanctionner les pratiques anticoncurrentielles, faute de quoi les partenaires économiques des agriculteurs captent les aides PAC qui ne leur sont pas destinées.

Dernière dénonciation, une enquête du New-York Times de 2019, qui a pris en compte les constats effectués en Europe centrale, souligne que « La PAC est un système de subventions délibérément opaque, faussé par la corruption et les conflits d’intérêts et qui sape complètement les objectifs environnementaux de l’Union ». L’enquête souligne l’absence de contrôles et de sanctions devant l’accaparement des aides dans certains pays par des oligarques proches de pouvoirs corrompus.

Malgré ces constats, reste un attachement très fort des agriculteurs à un système d’aides qui, bien qu’injuste, incohérent avec d’autres politiques et dévastateur pour l’environnement, leur permet de vivre. En 2019, selon l’INRAE (Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement), les aides directes représentaient en moyenne 74 % du résultat courant d’exploitation avant impôts, soit 30 000 euros en moyenne, sachant que ce pourcentage varie fortement d’un secteur à l’autre, plus de 200 % pour les bovins viande, moins de 50 % pour les fruits et le maraichage. Tout ministre de l’agriculture est donc désireux de sanctuariser les montants de la PAC et tenté aussi de maintenir les règles de répartition, même si l’intérêt général n’y trouve pas son compte. C’est exactement ce qui se passe avec la nouvelle PAC, quelles que soient les déclarations officielles sur les objectifs environnementaux.

 La nouvelle PAC : nombreuses questions, réponses incertaines

 Il aurait été logique, devant le bilan désastreux de l’ancienne PAC, que la Commission en analyse les raisons, présente des priorités, fixe les résultats à atteindre, et s’efforce, en particulier, de résister aux États qui ont joué un rôle dans l’esquive des contraintes de verdissement. Elle a fait l’inverse.

Au rebours des évaluations de la Cour des comptes européenne, celles de la Commission sont illisibles : on y trouve des pages insipides interminables de rappel des objectifs se terminant par de fades conclusions : les résultats pourraient être améliorés. Les objectifs généraux de la PAC sont restés les mêmes : le règlement 2021/2115 du 2 décembre 2021 sur la PAC veut toujours « favoriser le développement du secteur agricole » pour le rendre « intelligent, compétitif, résilient et diversifié », il veut toujours garantir la sécurité alimentaire, « soutenir et renforcer la protection de l’environnement », contribuer à la réalisation des objectifs de l’Union en ce qui concerne le climat, consolider enfin le tissu socioéconomique des zones rurales. Les objectifs spécifiques, favoriser les revenus, accroître la compétitivité, favoriser le développement durable, promouvoir l’emploi et la croissance…ne sont pas plus éclairants.  Ces énumérations ne servent à rien, d’autant que l’on peut s’interroger sur leur cohérence. L’on ignore toujours au final le type d’agriculture que la Commission veut promouvoir, sachant, il est vrai, que les divergences actuelles entre les pays sont telles que définir un modèle relèverait sans doute de l’héroïsme.

Seul, l’article 105 du règlement du 2 décembre 2021 comporte une précision gentillette : il y est dit qu’il faudrait faire mieux, en matière d’environnement et de climat, que ce qui a été fait dans la période 2014-2020. L’article demande donc aux États de préciser, dans les plans stratégiques qu’ils doivent élaborer, comment ils vont apporter une contribution plus forte à ces objectifs. Connaissant les intérêts en jeu et le cynisme des États, une telle demande est à la limite du pathétique.

La structure de la PAC ne change pas plus que les objectifs. On y trouve toujours deux piliers, les aides directes et le soutien aux marchés d’un côté, les aides au développement rural de l’autre, avec une répartition budgétaire 75 %-25 % qui peut être modifiée par les États (les financements peuvent glisser entre les piliers). Dans les aides directes, les aides découplées à l’hectare sont toujours dominantes et les aides couplées plafonnées. Il a été un temps question, par souci d’équité, de plafonner à 100 000 euros le montant des aides directes mais le plafonnement au final est facultatif. Il existe toujours un pourcentage d’« aides vertes », baptisées désormais « programmes environnement-climat » ou écorégimes, mais ce pourcentage baisse : il passe de 30 à 25 % du total et même à 20 % les deux premières années de la nouvelle PAC. Certes, il existe quelques progrès, un appui accru aux organisations de producteurs, une réserve de crise qui se veut plus efficace et des observatoires des marchés pour tous les produits. L’essentiel reste identique.

Toutefois, la grosse différence entre l’ancienne et la nouvelle PAC est que ce sont les États qui, dans un plan stratégique national (PSN) qu’ils élaborent, définissent les priorités du pays et les critères sur lesquels seront versées les aides vertes, sous réserve toutefois de l’approbation de la Commission qui doit être donnée courant 2022.

Sur quels critères la Commission va-t-elle approuver un PSN ? Comment va-t-elle assurer une cohérence des PSN entre eux ? Comment sera assurée la cohérence de la PAC avec les autres politiques que l’Union européenne a récemment définies, en particulier, le Green deal, publié en décembre 2019 alors que les négociations sur la PAC étaient très avancées ?

La réponse à ces questions est compliquée.

Le Green Deal ne s’est pas aujourd’hui traduit, dans tous les domaines, par des actes juridiquement contraignants, si l’on excepte la loi européenne pour le climat (règlement 2021/1119 du 30 juin 2021 fixant un objectif de neutralité carbone en 2050). Ni la stratégie européenne en faveur de la biodiversité ni celle « de la fourche à la table » (qui porte des objectifs de réduction des pesticides et des engrais de synthèse et sur le développement de l’agriculture biologique) ne se sont encore traduites par des dispositions opposables.

Si l’on s’en tient au règlement mentionné ci-dessus qui régit la nouvelle PAC (article 118), les critères d’approbation du plan stratégique par la Commission, portent sur son exhaustivité, sa cohérence et sa compatibilité avec le droit de l’Union. L’article précise : « L’approbation se fonde exclusivement sur des actes qui sont juridiquement contraignants pour les États-membres », ce qui exclut, pour leur plus grande part, les dispositions du Green deal. De plus, la Commission a le droit de demander des modifications au PSN : peut-elle refuser de l’avaliser et en exiger la refonte ? Sans doute non.

Toutefois, dans ses « recommandations » adressées aux États pour l’élaboration des PSN, la Commission mentionne expressément les objectifs du Green deal et demandent que les PSN y contribuent. L’on reste donc dans l’ambiguïté : la PAC paraît formellement moins favorable au verdissement, et pourtant, dans ses recommandations, la Commission semble exiger des évolutions fortes.

 Un PSN français très critiqué, un ministre impavide

Hormis quelques ajustements, le PSN français se caractérise par le maintien des choix de l’ancienne PAC, à l’exception de deux dispositifs nouveaux.

En premier lieu, il augmente les aides à la transition versées à l’agriculture biologique mais supprime les aides au maintien, considérant que le marché est à maturité et n’en a plus besoin, ce qui n’encouragera pas les hésitants.

En second lieu, pour avoir droit à l’aide des « éco-régimes », trois voies sont prévues, celle des pratiques agro-écologiques (diversité, pourcentage de prairies permanentes, haies), celle de la certification (divers labels sont prévus, notamment celui de l’agriculture biologique et le label HVE, haute qualité environnementale), celle enfin du pourcentage de la surface agricole utile en haies, jachères, herbes.  Deux niveaux d’aides par hectare sont prévus, selon que l’exploitation remplit totalement ou partiellement les critères.

Or, la certification « HVE » (haute qualité environnementale) est facile à obtenir : une note de 2020 de l’Office français de la biodiversité en témoigne, qui souligne le niveau élevé des « intrants » autorisé par le label (supérieur à la moyenne effectivement utilisée) et la faiblesse de la longueur des haies requise, 5 fois inférieure à ce que demandait l’ancienne PAC dans ses critères de verdissement. Le ministère de l’agriculture répond que le label est en cours de refonte et que ses exigences seront augmentées.

Le ministère ne se cache pas toutefois d’avoir défini des critères peu sélectifs. Il affirme vouloir des éco-régimes « inclusifs et accessibles ». Selon ses simulations, 79 % des exploitations en « grandes cultures » sont d’ores et déjà éligibles aux aides vertes et 13 % supplémentaires le seront avec quelques efforts. Cette approche est confortée par les commentaires de la présidente de la FNSEA, qui déclarait en mai 2021 : « Les premières propositions excluaient 30% des agriculteurs de l’éco-régime. Il a fallu travailler pour faire en sorte qu’il n’y ait pas trop d’exclus, tout en gardant un objectif environnemental ambitieux. Maintenant on va travailler pour que ceux qui n’y sont pas pour l’instant puissent y accéder ». Comment rendre les aides incitatives moins sélectives…

Ces dispositions expliquent l’exceptionnelle sévérité de l’avis de l’Autorité environnementale sur le PSN français.

Celui-ci souligne l’absence de bilan de la mise en œuvre de la précédente PAC. De plus, dès lors que le nouveau cahier des charges de la certification HVE n’est pas connu, il est impossible de mesurer le gain environnemental visé et donc de transmettre à la Commission un dossier étayé. L’autorité environnementale a la conviction que le PSN français n’est cohérent ni avec la stratégie bas carbone, ni avec le plan biodiversité, ni avec la directive-cadre sur l’eau :  mais il demande un bilan complet des résultats attendus pour pouvoir travailler sur ces points essentiels.  Enfin, il souhaite une territorialisation des effets attendus.

Face à ces critiques, les autorités publiques restent impavides. Les réponses à l’Autorité environnementale le sont : tout va bien, tout est prévu et sous contrôle, aucune objection n’est recevable.

 

Le fossé se creuse aujourd’hui entre les tenants du réalisme et de la paix sociale et les écologistes, voire les scientifiques (le dernier rapport INRAE /Agro Paris Tech de décembre 2020 sur la PAC a choisi son camp). Même un rapport très indulgent sur l’action écologique de ces dernières années (Un bilan écologique du quinquennat, Marine Braud, Terra Nova, décembre 2021), qui réussit le tour de force  de ne consacrer qu’une phrase à la PAC (dans sa conclusion), reconnaît que «  C’est (…) dans le domaine de la transition agricole qu’on observe le statu quo le plus important, avec une réduction de l’usage des produits phytosanitaires qui se fait toujours attendre et des diminutions d’émissions plus lentes que dans les autres secteurs ». Cette situation n’est pas due au hasard : elle est voulue. Ce n’est bon ni pour la confiance dans les politiques, ni pour les agriculteurs (ils le paieront un jour) ni pour le pays, qui en supportera lui aussi les désastreuses conséquences.

Pergama, le 3 janvier 2022