Réforme des règles Schengen : l’improbable compromis

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Réforme des règles Schengen : l’improbable compromis

Les priorités de la « présidence française » sont, entre autres, de faire avancer la réforme des règles applicables à l’espace Schengen. La Commission, qui a publié en juin dernier une « stratégie » pour « un espace Schengen plus fort et plus résilient », avance ses pions : le 14 décembre 2021, elle publie des propositions de « règles » qu’elle souhaiterait soumettre au vote du Parlement puis du Conseil.

La complexité du projet (règles relatives aux frontières internes et externes, règles de gouvernance, avec en arrière-fond l’adoption éventuelle du Pacte européen pour l’immigration et l’asile de 2020), montre combien la simplicité des règles de départ est désormais hors d’atteinte : la convention Schengen, entrée en vigueur en 1995, a aboli les frontières au sein des pays signataires et créé une frontière extérieure unique, avec des règles communes en matière de visas, d’asile et de contrôle. Schengen a conduit à renforcer la coopération entre les autorités judiciaires et policières des pays participants, notamment en organisant des échanges d’informations. Cet accord, qui a démultiplié les échanges entre les personnes et les marchandises, est symbolique de ce que l’Union voulait être : un espace unique malgré les différences. Schengen a été un marqueur de l’importance croissante de l’Europe à la fin du siècle dernier.

Schengen aujourd’hui n’existe plus vraiment. Depuis la crise migratoire et surtout les attentats terroristes, les pays ont usé et abusé de la clause selon laquelle, en cas de circonstances exceptionnelles ou de menace grave pour l’ordre public et la sécurité intérieure, ils ont le droit de rétablir des contrôles à leurs frontières, pour quelques jours ou pour 6 mois (renouvelables dans certaines limites) selon le cas.  En 2013, une réforme des règles demandée à l’origine par Nicolas Sarkozy a permis à un pays, en cas de défaillance grave du contrôle aux frontières extérieures, d’allonger la durée totale à 24 mois. Depuis 2015, la France a rétabli les contrôles à ses frontières, avec une prolongation de 6 mois en 6 mois, arguant du risque terroriste et de la nécessité de lutter contre l’immigration irrégulière. Comme le montre clairement la séance de questions qui s’est tenue au Sénat le 3 juin 2021, la France considère alors qu’elle redevient entièrement maitresse des règles applicables et refoule sans état d’âme des migrants, sans examiner leur situation ni leur laisser la possibilité de demander l’asile. 5 autres pays, l’Allemagne, le Danemark, l’Autriche, la Norvège et la Suède, font de même. D’autres pays appliquent des règles non officielles et, en pratique, refoulent les migrants au-delà de leurs frontières vers d’autres États membres. Les fermetures temporaires des frontières liées à la COVID ont accentué le délitement des principes européens d’origine.

Pour revenir à un maîtrise européenne de la situation, la Commission a construit un ensemble compliqué de règles, en espérant manifestement avancer vers un compromis.

Elle souhaite ainsi mieux encadrer les contrôles des États aux frontières intérieures de Schengen : les délais pendant lesquels un contrôle pourrait être mis en place pour circonstance imprévue seraient allongés mais, en cas de circonstances exceptionnelles et de menaces graves, si la période  de contrôle aux frontières dépasse 18 mois, la Commission devrait émettre un avis. L’objectif est de fixer à 2 ans la durée maximale d’une telle décision. Pour obtenir l’accord des pays, la Commission donnerait en contrepartie le droit aux États-membres de mener des contrôles renforcés dans les zones frontalières, assorti à la possibilité de conclure avec les autres États membres des accords de réadmission des migrants ayant franchi une frontière intérieure. Au final, la position de la Commission est que rien ne doit gêner la libre circulation des marchandises et des personnes aux frontières mêmes mais que les pays peuvent élargir la zone où ils mèneraient des opérations de police à des fins d’expulsion.

Par ailleurs, le Conseil pourra adopter rapidement des règles de renforcement des frontières extérieures en cas de menace sanitaire ou de menaces touchant la sécurité intérieure ou l’ordre public. Des mesures sont prévues pour gérer les crises d’instrumentalisation des migrants telles qu’elles se sont produites à la frontière biélorusse. Dans ce cadre, les États pourraient réduire les voies de passage et intensifier la surveillance des frontières extérieures de l’Union ; ils devraient avoir recours aux ONG humanitaires pour apporter de l’aide aux migrants et mettre en place un dispositif d’examen des demandes d’asile à la frontière avec des délais allongés ; ils pourraient avoir recours à un dispositif de « retour » en urgence des migrants, avec l’aide, le cas échéant, de l’agence Frontex.

Le fonctionnement de l’espace Schengen relèverait enfin d’un pilotage politique, avec réunion périodique des ministres concernés.

La Commission tente ainsi de trouver un équilibre entre le retour aux principes de libre circulation, les concessions aux États membres qui veulent se fermer aux migrations et le respect de l’état de droit. Sur le papier, l’ensemble peut paraître tenir. Dans la réalité, compte tenu des habitudes prises, du poids des opinions publiques nationales, de l’absence de consensus sur les principes à respecter dans la politique migratoire, le doute est franchement permis.

Il l’est d’autant plus que la Commission voudrait débattre prochainement du pacte pour la migration et l’asile, ce que tous les pays ont bien en tête. Le pacte souhaite harmoniser les règles, créer une Agence européenne pour l’asile qui coordonnerait l’accueil et le traitement des demandes, imposer une solidarité entre États (tout en acceptant que l’expression de cette solidarité puisse prendre plusieurs formes) et renforcer le contrôle aux frontières. Or, l’on mesure tous les jours la différence entre les principes européens de respect du droit et de la solidarité et la réalité : des pays refusent purement et simplement d’appliquer le droit d’asile et emprisonnent les migrants ou les refoulent aux frontières, l’Union a organisé la rétention des migrants dans des hot-spots à ses frontières où leur séjour s’éternise, elle ramène des migrants dans des pays tortionnaires et Frontex, parfois, participe aux refoulements. L’équilibrisme, à un moment donné, n’est plus très crédible. L’Europe se ferme, elle n’applique plus le droit d’asile et les frontières reviennent : soit l’Union impose un retour au droit, soit elle tergiverse au nom du réalisme, mais elle peut difficilement faire les deux.