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Vers une Europe vraiment souveraine?

Parmi les priorités de la Présidence française du Conseil de l’Union européenne, Emmanuel Macron a inscrit, lors de sa conférence de presse du 9 décembre dernier, la souveraineté européenne. A l’époque, il ne faisait pas qu’évoquer une « Europe puissante dans le monde, libre de ses choix et maître de son destin ». Il déclinait également cette souveraineté de manière concrète, selon plusieurs axes, dont l’approfondissement de la politique de défense, avec l’adoption, prévue en mars 2022, de la « boussole stratégique européenne », qui se veut l’équivalent, pour l’Union, des Livres blancs français de la Défense.

Cette reprise par le Président français du thème de la souveraineté européenne a alors été mieux accueillie qu’en 2017, lorsque le même y avait consacré le « discours de la Sorbonne », suscitant parfois des réactions peu amènes en Europe. Il est vrai qu’à l’époque, il enjambait les difficultés, imaginant une Europe de la défense dotée d’un budget commun, d’une force commune d’intervention, d’une agence commune de renseignement, insistant sur la volonté de construire, en complément de l’OTAN, une « culture stratégique partagée ». Aujourd’hui, l’Europe accepte mieux la notion de souveraineté, même si elle continue à s’interroger sur les contours de cette ambition.

La guerre en Ukraine marque, en ce domaine, un tournant. La brutalité de l’attaque russe a réveillé des dirigeants qui avaient jusque-là fermé les yeux sur les exactions de l’armée russe. Les Européens sont inquiets pour leur propre intégrité et veulent se défendre, pressentant que la Géorgie en 2008 puis l’Ukraine en 2022 ne sont que de premières cibles en Europe. Ils mesurent aussi leur dépendance envers un État qui peut, du jour au lendemain, les priver de ressources énergétiques ou faire s’envoler les prix de biens indispensables. Le choc va-t-il faire basculer l’Union vers la recherche d’une souveraineté européenne jusqu’alors négligée ?

La souveraineté, quelle portée ?

Longtemps, le débat sur la souveraineté a été assimilé à la construction de Europe de la défense, avec de fortes différences de sensibilité entre les pays de l’ouest européen, plutôt ouverts à cette perspective dès lors qu’elle s’affichait comme complémentaire de la protection de l’OTAN, et ceux de l’est, qui mettaient toute leur confiance dans l’OTAN et croyaient peu en une défense propre. Il est vrai qu’aux termes du traité sur l’Union européenne, l’OTAN est « le fondement de la défense collective des États qui en sont membres », soit 21 États membres de l’Union sur 27. Toutefois, depuis quelques années, l’Europe éprouve des inquiétudes diffuses sur la pérennité et la garantie de cette protection : elle sait qu’elle ne peut se reposer complètement sur cette alliance.

La notion de souveraineté, entendue comme la liberté de faire ses propres choix et de ne pas être contraint d’accepter des pratiques contraires à sa volonté, dépasse toutefois la politique de défense.  La notion s’étend à la politique étrangère (mais elle n’existe en Europe que formellement) et à l’économie, sous diverses formes.

Ainsi, en 2019-2020, une surveillance des investissements étrangers en Europe s’est mise en place, après un rapport alarmant de la Commission sur leur ampleur. La Commission demande alors aux États de mesurer le risque des investissements étrangers effectués dans des secteurs clefs (infrastructures, intelligence artificielle, produits pharmaceutiques ou sécurité publique) et, le cas échéant, de s’y opposer, pour éviter à la fois l’appropriation par des pays étrangers de savoir-faire qu’ils ne possèdent pas et garder la maitrise d’infrastructures indispensables. Il est vrai que, parallèlement, l’Union a accepté fin 2020 de signer un accord de principe sur les investissements européens en Chine et l’ouverture des marchés européens aux produits chinois, accord dans lequel les engagements de la Chine manquaient pour le moins de force et de crédibilité : l’Union garde encore, à l’égard d’un « rival systémique » et sans doute peu loyal, la « naïveté » qu’elle voudrait éviter.

Au-delà, l’Europe a compris qu’elle doit mieux contrer les altérations de la concurrence dont profitent certains pays exportateurs. C’est le sens d’une note du CAE de mai 2019 (Concurrence et commerce, quelles politiques pour l’Europe ?) qui lui demande d’exiger une meilleure transparence des avantages non tarifaires dont bénéficient les entreprises étrangères, pas seulement chinoises mais également américaines. Comme mentionné ci-dessus, l’Union s’est exercée à le faire avec la Chine, avec une certaine maladresse. Elle sait qu’il lui faudra inscrire ces exigences dans ses relations commerciales, quelles que soient les réticences des gros exportateurs, comme l’Allemagne. De même, pour rétablir la concurrence, la perspective d’une taxe carbone aux frontières de l’Europe, qui figure au programme de la Commission, devra être examinée.

Enfin, alors que, pendant longtemps, l’Allemagne a refusé la notion de politique industrielle européenne tendant à aider et renforcer des secteurs stratégiques pour l’avenir, elle l’accepte désormais. L’engagement sur la neutralité carbone à horizon 2050 et la pandémie ont incité l’Europe à s’y engager. Le « plan batteries » de l’Union européenne et le soutien à la filière européenne des semi-conducteurs témoignent de cette volonté. De même, la COVID a montré que l’externalisation de la production des médicaments dans des pays hostiles ou troublés était dangereuse et il faudra bien en tirer des conclusions.

La souveraineté économique n’étant pas séparable de la géopolitique (les relations avec les pays tiennent à des positionnements politiques et aux liens économiques qu’ils entretiennent), l’Europe s’est engagée depuis un moment sur ce chemin : elle veut mettre en cohérence commerce, respect de la concurrence, politique normative et politique étrangère.

Souveraineté européenne, un terme inapproprié ?

En mars 2021, la Fondation Jean Jaurès a interrogé la population de 8 pays de l’Union, d’abord sur le terme de souveraineté en général, puis sur son application à l’Union européenne ou aux nations. Il en ressort que le terme général n’est connoté positivement que pour une minorité de Français, d’Italiens et d’Espagnols. C’est l’inverse dans les pays du nord et de l’est (dont l’Allemagne), où une majorité parfois large l’apprécie positivement. Si, dans l’ensemble des pays, le terme n’est pas majoritairement associé à une couleur politique, il est plutôt associé à la droite et évoque l’indépendance, la puissance et la défense de ses intérêts, moins que la protection et la coopération. Une forte minorité des répondants (un tiers) le juge au demeurant « dépassé ».

Quand la notion est appliquée à l’Europe ou à la nation, une majorité dans l’ensemble des pays estime bien comprendre la notion. Toutefois la souveraineté nationale est mieux comprise que la souveraineté européenne qui l’est un peu mieux que « l’autonomie stratégique », notion parfois utilisée, pour l’Europe, dans un sens proche de celui de souveraineté. Plus d’une personne sur deux dans l’ensemble des pays juge que la souveraineté européenne a du sens (58 %) mais une forte minorité (42 %) est d’avis que le terme ne peut s’appliquer qu’à une nation.

Enfin, les jugements sur la souveraineté actuelle de l’Europe sont partagés selon les pays : deux pays, la France et l’Italie, jugent majoritairement qu’elle n’est pas assurée, les autres ayant une opinion inverse. Les trois domaines considérés comme primordiaux pour la garantir sont, dans l’ordre, une économie prospère, une politique de sécurité et de défense commune, une production européenne dans des domaines stratégiques comme l’alimentation et la santé.  Selon les pays, entre 60 et 84 % des répondants sont favorables à son renforcement, tandis qu’une proportion supérieure est favorable au renforcement de la souveraineté nationale. Les trois causes invoquées pour renforcer la souveraineté européenne sont les menaces terroriste, climatique et sanitaire, moins la volonté de puissance de la Chine, des Etats-Unis, de la Russie ou des GAFA.

Qu’en conclure ?

Un rapport sénatorial de 2019 sur La défense européenne recommande de faire attention aux termes utilisés, qui suscitent l’inquiétude des États membres très attachés à l’OTAN. Pour autant, il faut bien nommer les choix politiques. Le terme d’autonomie stratégique, qui met davantage l’accent sur les moyens alors que la « souveraineté » met davantage l’accent sur les finalités, peut paraître plus adapté.  Mais il est moins clair et moins ambitieux. Il est par ailleurs certain que la notion de souveraineté appliquée à l’Union européenne est inappropriée : elle n’existe pas en réalité. L’Europe est dépendante des États dans quasiment tous les domaines régaliens, défense, fiscalité, affaires étrangères, politique de l’énergie ou d’immigration. C’est pourtant le terme de souveraineté qui s’impose tant il insiste sur le desserrement des contraintes extérieures et la nécessité de mener des politiques cohérentes.

Surtout, l’enquête de la Fondation Jean Jaurès met en lumière une certaine naïveté de l’opinion publique :  l’Europe serait déjà souveraine alors qu’elle ne l’est guère ; les menaces extérieures les plus immédiates (attitude de la Chine ou de la Russie) ne sont sans doute pas bien repérées ; les freins qui pourraient s’opposer à un affermissement de cette souveraineté sont mal identifiés : ils tiennent, pour une large part, à un défaut d’unité et de volonté propres, alors que les répondants incriminent en premier le nationalisme des États de l’est. Même aujourd’hui, malgré les décisions fortes prises par l’Union, le choc est plutôt de mesurer, dans le contexte de la guerre en Ukraine, combien l’Europe a été et est encore faible, notamment dans le prononcé des sanctions. Enfin, les répondants sont favorables au renforcement des souverainetés européenne et nationale : pour autant, la souveraineté européenne ne pourra guère se développer si celle des États reste identique.

Le tournant historique de 2022 et ses limites

 Avec la décision de mise à l’arrêt de la procédure de certification du gazoduc Nord Stream 2, les sanctions économiques et financières prises à l’encontre de la Russie, et la décision de l’Allemagne de réévaluer progressivement son budget de défense à 2 % de son PIB, il s’est passé quelque chose en Europe dans la période récente. Pour la première fois, l’Union va utiliser un fonds, la « Facilité européenne pour la paix », pour financer l’envoi de matériel militaire à l’Ukraine. Enfin, le sommet de l’Union organisé à Versailles les 10 et 11 mars débattra d’une « stratégie d’indépendance énergétique européenne » et de la défense européenne.

Le revirement allemand est particulièrement frappant : après avoir défendu des années un projet très couteux de gazoduc qui allait accroître sa dépendance et celle de l’Europe au gaz russe, l’Allemagne accepte le gel du projet (définitif ou sans durée déterminée ?). Elle annonçait déjà, depuis quelques mois, un effort gigantesque pour procéder à la refonte de sa politique énergétique. Elle est contrainte aujourd’hui de définir un plan d’urgence au cas où les importations de gaz russe deviendraient difficiles. L’exemple allemand devra être suivi : c’est l’Europe toute entière qui est amenée en urgence à s’interroger sur son indépendance énergétique et sur la possibilité d’accélérer la production d’électricité renouvelable. Par peur d’être confronté à la pénurie, la décision de renoncer au gaz et au pétrole russes n’est pas encore prise à ce jour, ce qui conduit l’Europe à financer l’agression russe : ce serait pourtant la seule mesure qui pourrait peut-être faire reculer l’agresseur.

Quant à la transformation promise de l’armée allemande, elle est colossale : tout l’intérêt sera qu’elle s’inscrive dans le cadre de l’élaboration de la politique de défense européenne.

Face à ces décisions, certains soulignent l’accélération de l’histoire : le site Télos (Europe, naissance d’une puissance, 4 mars 2022) note le rythme ternaire des crises en Europe : d’abord querelles et débats sans fin, puis décision qui brise un tabou ou rompt avec les pratiques précédentes, enfin consolidation de cette innovation. Au fil des années, de la crise de l’euro à celle de la Covid, le rythme s’accélère et le traitement devient plus rapide et plus énergique. Avec l’augmentation du budget européen, l’acceptation d’un endettement collectif et la définition de politiques industrielles favorisant certains secteurs économiques, l’Union a dès 2020, changé de visage. De la guerre à l’Ukraine, elle a appris que rien ne peut être comme avant.    

Cependant, il lui faudra beaucoup de temps, beaucoup d’argent, et une unité plus solide qu’aujourd’hui pour devenir « puissante ».

L’exemple de la politique de défense est parlant. Quoi qu’en disent les spécialistes, qui en dressent méticuleusement l’historique depuis le traité de Maastricht, cette politique n’a quasiment pas d’existence. L’adoption en 2016 d’une Stratégie globale pour la politique étrangère et de sécurité de l’Union et la création d’un Fonds européen de défense qui subventionne, sur le budget européen, des projets d’armement menés en collaboration par des entreprises européennes, sont souvent présentées comme des étapes décisives. Pour autant, certains signes (décisions prises à l’unanimité, financements par les États des opérations militaires sous label européen, faible participation du budget de l’Union pour des subventions à des projets qui n’ont aucun caractère obligatoire) montrent la faiblesse des ambitions.

Surtout, les résultats concrets sont presque inexistants.

Les objectifs poursuivis étaient de développer les « capacités militaires » des États membres, d’encourager la coopération entre eux et de favoriser « l’interopérabilité » des armements et des méthodes d’action. Or, seuls 8 pays de l’Union sur 21 appartenant à l’OTAN respectent l’objectif de l’Alliance atlantique de consacrer 2 % de leur PIB aux dépenses militaires. En moyenne les dépenses des États membres atteignent 1,6 % du PIB. Selon une étude de Sciences-Po (Les dépenses militaires au niveau mondial, régional et français), ces dépenses ont peu évolué depuis 1992. Le rapport du Parlement européen sur la mise en œuvre de la politique commune de sécurité et de défense (décembre 2021) indique que les achats en commun d’équipement militaire par les États membres représentent aujourd’hui 11 % de leurs dépenses militaires contre 35 % visés au départ : de ce fait, « les capacités de l’Europe sont fragmentées et entravées par des doubles emplois, des lacunes et un manque d’interopérabilité ».

En outre, l’Europe entendait « protéger l’Union et ses citoyens » et intervenir sur le terrain en cas de conflit ou de crise. Or, elle a bien du mal à participer à des interventions : pour les 18 opérations civiles et militaires auxquelles elle participe, elle mobilise environ 5000 hommes, ce qui est très modeste. L’Union n’est pas non plus capable de mobiliser des forces d’intervention rapide en cas de crise : s’agissant de l’évacuation de Kaboul en 2021, le rapport rappelle qu’« elle n’a pas été en mesure de mettre en place un pont aérien ni de coordonner ses propres évacuations ».

Au final, si l’Union devait, à l’égard d’un de ses membres qui n’appartient pas à l’OTAN, appliquer l’article 42 du traité qui prévoit une solidarité envers un Etat victime d’une attaque armée, elle serait bien en peine de s’organiser efficacement.

Pour construire une politique de défense commune, il faudra une volonté constante et sans faille. Il faudra surtout répondre, au préalable, à des questions essentielles : que veut-on ? Une force d’intervention rapide ? Une armée européenne permanente ? Pour quoi faire ?  Quelle articulation avec les armées nationales ? Quelle articulation avec l’OTAN ? Peut-on rendre les différentes forces armées « interopérables » sans imposer un système de « marché européen » et porter atteinte au choix des États ?  Comment articuler la politique de défense avec une politique étrangère sans consistance ?

La lutte contre la dépendance énergétique posera des questions au moins aussi compliquées, compte tenu du profil différent de consommation des États, de leurs sources d’approvisionnement et des ressources qu’ils sont prêts à y consacrer.

L’Union sera jugée également sur sa capacité à imposer une politique fiscale plus équitable, à faire respecter la réglementation européenne, à mieux aider ses propres entreprises à innover, à définir une politique commerciale ferme, à bâtir une réforme de la politique agricole cohérente avec ses ambitions écologiques. Là encore, la solidarité entre pays qui ont, en ces différents domaines, des intérêts franchement divergents n’est pas garantie.

L’Europe puissance, celle qui rendrait cohérentes ses diverses politiques, imposerait un dialogue exigeant avec ses partenaires, définirait les intérêts communs de ses membres et les défendrait, est un horizon bien lointain.

Pergama, le 10 mars 2022