La mission ambiguë de Frontex

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La mission ambiguë de Frontex

Le directeur de l’Agence européenne Frontex, en charge de la protection des frontières extérieures de l’Union européenne, a démissionné le 29 avril 2022, à la suite d’un rapport de l’OLAF, Office européen de lutte anti-fraude, qui prouvait que Frontex avait dissimulé des opérations de renvoi illégal de migrants parvenus dans les eaux grecques en les enregistrant comme des opérations de « prévention au départ » menées dans les eaux turques. Le directeur démissionnaire n’a pas eu à subir de poursuites disciplinaires, ce qui est surprenant.

Ce départ fait suite à une très longue liste d’accusations d’ONG sur les pratiques de Frontex depuis des années. En avril 2021, le Parlement européen avait refusé de voter l’approbation du budget de l’Agence au motif d’accusations graves et répétées sur les violations des droits humains par l’Agence, qui aurait participé, en Grèce, à des renvois illégaux de migrants en Turquie et aurait violé les droits de l’homme en Libye, en signalant aux garde-côtes libyens la fuite de migrants avant que ceux-ci n’aient atteint les eaux européennes pour que les Libyens les rattrapent et les ramènent en Libye. Des accusations identiques ont été portées précédemment en Croatie et en Hongrie.

Une enquête menée par un consortium de journaux européens, dont Le Monde et Der Spiegel, révèle que, entre mars 2020 et septembre 2021, 222 incidents ont été enregistrés par Frontex à la frontière gréco-turque comme des « préventions au départ », correspondant à des détournements de bateaux avant qu’ils n’aient atteint les eaux grecques, pratique semble-t-il légale. En croisant ces données avec les enregistrements effectués aux mêmes dates par les ONG, une partie de ces opérations a correspondu en réalité à des interceptions de bateaux de migrants dans les eaux grecques, remis à la mer ensuite sur des canots gonflables à la dérive dont on sait qu’ils ont été achetés par la marine grecque, voire à des renvois de personnes qui avaient déjà abordé en Grèce : ces pratiques mettent en danger la vie de migrants et sont contraires au droit international de l’asile.

Un rapport d’Amnesty international documente lui aussi 21 incidents de push-back à la frontière grecque entre juin et décembre 2020.

Le directeur de Frontex est parti en mettant en cause l’ambiguïté de sa mission, disant, en simplifiant le propos, que, si l’on voulait transformer Frontex en agence de protection des droits humains, il fallait le dire.

En réalité, si antipathique que soit le personnage, il n’a pas tort de souligner la grande ambiguïté du rôle de l’Agence et peut-être de l’Europe elle-même. Frontex a pour mission de sécuriser les frontières extérieures de l’Union, en particulier contre le terrorisme et l’immigration illégale. A plusieurs reprises, et notamment lors de la crise migratoire de 2015-2016, son rôle a été renforcé pour aider des États « débordés », chaque fois dans un contexte d’augmentation du flux de réfugiés. Quel est le message envoyé, sachant que, parallèlement, l’Union a cherché à verrouiller ses frontières en installant des hot-spots de tri de migrants aux marges européennes et a sous-traité à d’autres États, en contradiction avec le droit de l’asile, l’accueil des réfugiés, qui ne peuvent plus partir en Europe qu’au compte-gouttes ? En 2020, 60 intellectuels s’indignaient que l’Union refuse sa protection aux réfugiés syriens « parqués, dans des conditions innommables, dans des camps de la mer Egée ». Frontex est-il alors le seul coupable ? Certes, l’Agence est brutale, certes elle dissimule certaines de ses pratiques mais agit-elle au fond très différemment de l’Europe elle-même ?

Le site « Toute l’Europe » a beau dire (Qu’est-ce Frontex, l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, mai 2022) que, dans le domaine migratoire, le rôle de Frontex est d’aider les États à « enregistrer et identifier » les migrants à leur arrivée, à surveiller l’activité des passeurs, à mener si nécessaire des opérations de sauvetage et à renvoyer chez eux les migrants irréguliers, il est difficile d’y croire plus de deux minutes. L’Europe tolère en son sein des pays qui, ouvertement, telles la Grèce et un temps l’Italie, telles la Hongrie et la Pologne, procèdent à des pushbacks. Elle n’a de cesse de demander que ses frontières extérieures soient « gardées », mais contre qui ? Nécessairement contre des réfugiés qui arrivent de partout, sans papiers ni preuve, au départ, de la nécessité où ils sont de quitter leur pays, assimilables aisément à une immigration irrégulière…L’Agence de garde-côtes a été créée pour épauler la politique d’immigration décidée par l’Europe, qui est tout sauf accueillante : la preuve en est que les dénonciations qui visent Frontex datent de plusieurs années et ont bénéficié d’une grande tolérance. Le Conseil d’administration de Frontex insiste sur le fait que les missions de l’Agence sont compatibles avec le respect des droits humains et du droit d’asile. Mais la politique européenne l’est-elle ?