France-Travail, un projet qui suscite la méfiance?

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France-Travail, un projet qui suscite la méfiance?

Le programme du candidat E. Macron aux élections présidentielles de 2022 mentionnait la création de France-Travail, regroupement de tous les organismes du service public de l’emploi dont la segmentation lui semblait préjudiciable à l’accompagnement vers l’emploi des chômeurs. Le but était de gagner en efficacité, par rationalisation institutionnelle et recentrage des compétences au sein d’un Pôle emploi élargi. Encouragé par l’évolution favorable du marché de l’emploi post-Covid, le candidat insistait sur l’objectif de plein emploi qu’il entendait atteindre en 2027, en le chiffrant à un taux de chômage d’environ 5 %. Pour y parvenir, le regroupement qui sous-tendait France Travail devait être conforté par d’autres mesures, « la poursuite de la réforme de l’assurance chômage » (ce qui a été fait par la loi du 21 décembre 2022 qui module la durée d’indemnisation chômage en fonction de la situation de l’emploi) et la conditionnalité du versement du RSA à une obligation de 15 à 20 heures d’activité hebdomadaires, outils coercitifs censés accentuer l’incitation à reprendre un emploi.

Aujourd’hui, la réforme France-Travail n’est encore connue que dans ses grandes lignes et, pour l’essentiel, grâce au rapport de « préfiguration » rédigé par le Haut-Commissaire à l’emploi et à l’engagement des entreprises paru en avril 2023. Le projet a gommé quelques -unes de ses aspérités d’origine : il ne s’agit plus d’une fusion au sein de Pôle emploi des diverses composantes du service public de l’emploi (notamment les missions locales pour l’emploi des jeunes et les antennes de Cap-emploi en charge de l’accompagnement vers l’emploi des personnes handicapées) mais d’une « coordination ». De même, pour le RSA, les « activités » prévues sont destinées à faciliter l’insertion : elles correspondent à des stages ou à des formations et non à un « vrai travail ». Une expérimentation a commencé pour apprécier les difficultés rencontrées dans un suivi qui se veut « individualisé et intensif ». Surtout, pour tous les demandeurs d’emploi, l’accent est mis sur un meilleur accompagnement, ce qui implicitement reconnaît les faiblesses actuelles en ce domaine.

Cependant, malgré l’affichage de très bonnes intentions, le projet soulève des doutes, des craintes et une méfiance certaine. Pourquoi ?

Le rapport de préfiguration :  corriger des faiblesses mille fois constatées.

 Le leitmotiv du rapport de préfiguration porte sur l’intensification de l’accompagnement : celui-ci doit, plus fréquemment qu’aujourd’hui, être axé vers le retour à l’emploi, en lien, le plus possible, avec l’entreprise. Il doit devenir plus étoffé et plus riche même pour les demandeurs d’emploi les plus autonomes. Il doit démarrer vite et être continu, sans ruptures. Pour certains publics (jeunes désinsérés, primo-arrivants, licenciés pour inaptitude), l’objectif de France Travail est aussi « d’aller vers », sans se contenter de « laisser venir ».

La lecture de ces engagements évoque bien évidemment tous les diagnostics déjà établis, pendant la décennie qui vient de s’écouler, sur les faiblesses de l’appui aux demandeurs d’emploi : déjà, en 2018, la Stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté ambitionnait d’offrir un parcours d’insertion à tous les jeunes et un « service public de l’insertion et de l’emploi » devait garantir un accompagnement aux personnes qui éprouvaient des difficultés pour parvenir à l’emploi, notamment aux bénéficiaires du RSA. Le bilan en a été piteux, même si, il est vrai, la crise sanitaire a bouleversé la donne. Certes, l’aide aux jeunes s’est développée, grâce en particulier à la Garantie jeunes (devenu Contrat d’engagement jeune), qui a été efficace à défaut d’être véritablement généralisée. Pour autant, le rapport du Comité d’évaluation du plan pauvreté de juillet 2022 note que, s’agissant de la mise en place du Service public de l’insertion et de l’emploi (SPIE), l’on en était encore, en 2022, au stade des expérimentations. L’énonciation des projets est aisée, leur réalisation se traîne.

Plus généralement, deux rapports récents de la Cour des comptes sont se montrés sévères sur l’accompagnement des demandeurs d’emploi : celui de juillet 2020 sur La gestion de Pôle emploi dix ans après sa création note que les indicateurs de Pôle emploi ne permettent pas de mesurer la densité et l’efficacité du suivi des demandeurs d’emploi les plus en difficulté, sauf à relever, qu’en 2018, l’accompagnement dit « renforcé » ne prévoyait que 3 entretiens dans l’année, ce qui semble dérisoire. Un second rapport de la Cour, en janvier 2022, qui porte sur Le revenu de solidarité active, indique, s’agissant du suivi des bénéficiaires par les départements, que le délai d’orientation dépasse 3 mois, que les décisions en ce domaine semblent souvent incohérentes, que les contrats d’engagement réciproque censés définir un parcours de réinsertion manquent de substance. Quant aux bénéficiaires orientés vers l’insertion professionnelle et qui sont suivis par Pôle emploi, le PPAE (Projet personnalisé d’accès à l’emploi, contrat qui précise les engagements des chômeurs et ceux de Pôle emploi) est signé dans tous les cas mais que le contenu en est pauvre. Les intéressés ne se retrouvent d’ailleurs pas dans les accompagnements les plus intensifs, comme si Pôle emploi lui-même ne croyait pas à leur réinsertion.

Dans ces conditions, compte tenu du sentiment d’abandon que ressentent, depuis des années, les demandeurs d’emploi les moins armés pour affronter le marché du travail, comment ne pas souscrire à une réforme de l’accompagnement qui cherche à limiter la durée au chômage ?

Le projet de France Travail suscite pourtant bien des inquiétudes : celles des collectivités et des composantes du service public de l’emploi autres que Pôle emploi, qui craignent d’être rabaissés au rag d’opérateur de France Travail et de perdre leur capacité d’initiative ; la crainte que les moyens humains et informatiques nécessaires pour atteindre les objectifs fixés ne soient trop coûteux et que les promesses ne soient pas tenues ; le doute sur la capacité de France Travail à mobiliser un dispositif de formation adapté aux populations les plus éloignées de l’emploi. Au-delà, la crainte principale est politique : le pouvoir macroniste, parce qu’il inscrit son action dans la ligne des réformes de l’assurance chômage et affirme vouloir atteindre le plein emploi en « mobilisant » les chômeurs, est soupçonné de vouloir mettre en place, à l’égard de demandeurs d’emploi rendus responsables du chômage, un système coercitif et déshumanisé.

Les inquiétudes des collectivités et des services de l’emploi

 Face au projet, les Départements et les Régions se sont alarmés : les premiers veulent rester responsables de la gestion du RSA et ne pas devenir des sous-traitants de l’Etat cantonnés à leur seule compétence sociale. Quant aux Régions, elles demandent depuis longtemps la pleine régionalisation de la formation professionnelle, alors que les récentes réformes de l’apprentissage les ont évincées de ce segment et que le Plan d’investissement dans les compétences a été mis en œuvre, depuis 2018, par contractualisation entre l’Etat et les Régions.

Compte tenu des bilans désastreux dressés dans les rapports les plus récents d’évaluation du suivi des bénéficiaires du RSA (rapport Pitollat Klein de 2018 et rapport précité de la Cour des comptes de janvier 2022), les départements devraient plutôt faire profil bas que d’exiger le strict maintien de leurs compétences. Manque de moyens, incapacité des services départementaux à dépasser leurs compétences sociales ou désintérêt politique, les départements n’ont jamais fait de la qualité du suivi des bénéficiaires du RSA une priorité.

Les Régions sont davantage légitimes à réclamer une « vraie » décentralisation de la formation professionnelle, voire de la politique de l’emploi, d’autant qu’elles sont explicitement en charge de la formation des demandeurs d’emploi.  Manifestement, telle n’est pas aujourd’hui la voie choisie : l’Etat peut, il est vrai, se targuer de l’ambition de la loi du 5 septembre 2018 (il a par exemple initié l’accès de tous à un Conseil d’orientation gratuit ainsi que la certification qualité des organismes de formation professionnelle, qu’il souhaite aujourd’hui améliorer). L’Etat peut également se réclamer du succès du PIC (Plan emploi compétences) qu’il a impulsé de 2018-2022, et dont la cible prioritaire était les demandeurs d’emploi les plus éloignés de l’emploi. Il n’est donc pas étonnant que le rapport de préfiguration de France Travail préconise un dispositif de cogestion Etat-collectivités pour le pilotage de France travail : les régions resteront un partenaire de l’Etat.

Les missions locales destinées aux jeunes comme les agences de CAP-emploi redoutaient quant à elle de disparaître dans une fusion avec Pôle emploi : la perspective d’une coopération les satisfait davantage.  Pour autant, le rapport de préfiguration laisse peu de place à l’autonomie des diverses composantes : enregistrement centralisé de tous les demandeurs d’emploi selon un modèle imposé, orientation rapide par recours au numérique, harmonisation ensuite des méthodes de travail et outils utilisés (diagnostic, actions proposées, suivi), application de principes de fonctionnement communs. Manifestement, les promoteurs de France Travail pensent qu’une gestion commune accroîtra l’efficacité de chacun. L’exemple ancien de la création de Pôle emploi, en 2009, par fusion de l’ANPE et des ASSEDIC, qui a donné lieu à une sorte de catastrophe industrielle, montre pourtant que le rapprochement des structures est une ambition complexe. Des conditions préalables sont nécessaires : construction d’un système d’information commun, redéploiement des moyens, dotations suffisantes, acceptation d’une culture partagée. La création d’une structure unifiée n’est pas en elle-même garantie d’efficacité.

L’inquiétude sur l’ampleur des moyens financiers à dégager

 L’accompagnement des chômeurs est le parent pauvre des politiques de l’emploi : en France, on compte 1 ETP du service public de l’emploi pour 98 demandeurs alors que le ratio est de 38 en Allemagne (avec un marché de l’emploi en meilleure santé) et de 40 en Belgique. De même, 10 % seulement du coût total du RSA sont consacrés à l’insertion et 90 % au paiement de l’allocation, ce qui, pour une part, explique le faible taux de sortie des bénéficiaires.

Le rapport de préfiguration insiste sur l’ampleur des missions à assumer : au-delà de l’intensification de l’accompagnement des personnes, il faut développer les relations avec les entreprises, mieux connaître leurs besoins, sélectionner ou commander les formations adaptées, transformer les méthodes, changer l’architecture numérique des organismes du service public de l’emploi pour partager les données et établir une relation fluide avec les usagers.

Sans que l’on sache très bien comment ce chiffre est évalué, le rapport de préfiguration estime le coût financier supplémentaire nécessaire pour mener à bien les missions imparties à une somme comprise, sur 3 ans, de 2024 à 2026, entre 2,3 et 2,7 Mds. Un Policy brief de l’OFCE du 21 juillet 2022 (Quelle trajectoire pour l’économie française au cours du prochain quinquennat ?) estime pourtant à 4,5 Mds le surcout annuel généré par le suivi des seuls bénéficiaires du RSA si les pouvoirs publics leur consacraient des moyens identiques à ceux dont bénéficient les « Contrats d’engagement jeune ».

De plus, dans le montant annoncé, la part de financement consacré au renforcement des moyens humains de France Travail et celle réservée à la création d’un système d’information commun n’est pas précisée ni non plus les financeurs : l’UNEDIC pourrait être mise une nouvelle fois à contribution, tout comme les départements. Le risque est d’accentuer la tendance lourde de la décennie 2010 : s’agissant des dépenses de fonctionnement de Pôle emploi, qui correspondent pourtant à un service public, l’Etat n’a cessé depuis 10 ans de baisser sa contribution et d’augmenter celle de l’UNEDIC, qui finance aujourd’hui l’accueil et l’accompagnement des demandeurs d’emploi à hauteur de 80 %, ce qui est aberrant. L’Etat ne finance pas la mission qui lui incombe…

A ces dépenses de fonctionnement devrait s’ajouter la reconduction d’un PIC, soit 2,5 Mds en dépenses annuelles de formation supplémentaire, du moins si le budget initial est reconduit. L’effort serait considérable. Les moyens suivront-ils ? L’on peut vraiment en douter.

L’inquiétude sur l’accès aux formations et leur bonne adaptation

Parce que l’accès des demandeurs d’emploi à la formation a toujours été inférieur à celui des salariés alors même que leur qualification était, en moyenne, plus faible, le Plan investissement compétences de 2018-2022 a voulu le développer, avec pour objectif 1 million de jeunes décrocheurs et 1 million de demandeurs d’emploi formés par an : il a à peu près atteint cet objectif quantitatif.

De même, les objectifs qualitatifs du PIC ont été pour partie atteints : la moitié des formations dispensées étaient certifiantes ou professionnalisantes, les autres étant des remises à niveau ou des adaptations au poste.  Le PIC a facilité les parcours en combinant les deux, organisant des formations de remise à niveau débouchant ensuite sur des formations certifiantes, mais l’évaluation reconnaît qu’un délai excessif a parfois séparé les deux étapes. Les formations liées au numérique et aux métiers en tension ont augmenté.

Toutefois, dans la longue liste des plans en faveur de la formation des demandeurs d’emploi, le PIC reste une exception, liée à un effort particulier en termes financiers et humains : France Travail parviendra-t-elle, avec un financement qui risque de se réduire, à la reproduire, voire à l’inscrire dans les pratiques récurrentes des services de l’emploi ? Le PIC lui-même n’a pu complètement dominer les difficultés de l’exercice. Ainsi, sa cible était d’augmenter l’accès à la formation des demandeurs d’emploi les moins diplômés : ceux-ci ont certes vu s’améliorer leur probabilité d’entrée en formation (de 8 à 12 %). Toutefois, ils ne représentent toujours que la moitié environ des personnes qui y accèdent, comme c’était le cas auparavant. Les demandeurs d’emploi déjà diplômés ont gardé leur avantage relatif. De même, le taux d’accès à la formation des demandeurs d’emploi selon l’âge, qui oscille entre 10 et 17 %, est resté trop faible pour les 45 ans et plus. Quant à l’Audit-flash de la Cour des comptes sur Le plan 2021-2022 en faveur des demandeurs d’emploi de longue durée, il montre combien il est difficile de s’adapter à la diversité des profils, de prévoir des formations adaptées, de convaincre aussi des entreprises réticentes de jouer le jeu.

 Le risque réel de dérive

Le rapport de préfiguration insiste sur l’insuffisante connaissance de leurs « droits et devoirs » par les bénéficiaires du RSA ou par les demandeurs d’emploi. Il prévoit donc une information plus claire et l’élaboration d’un contrat unique, avec un socle fermement rappelé de droits et d’obligations, acceptation de l’orientation vers un parcours et suivi des actions d’accompagnement. Il propose également d’harmoniser le système de sanctions pour le rendre plus efficace : une sanction rapide « de suspension mobilisation » (par exemple en cas d’absence à un rendez-vous) permettrait la privation temporaire de droits qui pourraient être rétablis rapidement ; pour les manquements plus graves, des équipes spécialisées interviendraient pour définir une sanction adaptée. Le système est clairement coercitif : la réactivité a rarement laissé une place à la bienveillance. Le risque est en réalité l’automaticité, compte tenu de l’accent mis sur l’impératif de « résultats ».

Le gouvernement en ce domaine joue sur le durcissement de l’opinion publique à l’égard des demandeurs d’emploi : le dernier baromètre de la perception du chômage et de l’emploi établi par l’UNEDIC en décembre 2022 impute, dans 50 % des réponses (en forte hausse), la responsabilité du chômage aux demandeurs d’emploi eux-mêmes, soit qu’ils refusent de travailler, soit que les contrôles soient insuffisants, soit que le montant des allocations soit trop élevé.

 

Au final, le projet France Travail est très ambivalent : il peut être lu comme un renforcement de l’aide apportée aux demandeurs d’emploi pour leur permettre d’accéder à une qualification utile. Mais il peut être également compris comme la volonté de faire à toutes forces baisser le chômage en augmentant la pression sur les équipes du service de l’emploi et sur les demandeurs d’emploi eux-mêmes. Au demeurant, le lien entre la réforme et la volonté d’atteindre le plein emploi est ambivalent : le Policy brief de l’OFCE mentionné ci-dessus, qui chiffre à 7,5 % (et non à 5 %) le taux de chômage prévisionnel en 2027, rappelle que le plein emploi ne dépend pas seulement de la bonne volonté des demandeurs d’emploi, mais aussi de la croissance, donc des tensions internationales, des échanges extérieurs, du prix de l’énergie. Quant à la politique d’accompagnement des demandeurs d’emploi, elle doit parvenir à un équilibre délicat entre l’incitation et l’autonomie des personnes, entre l’accompagnement humain et le recours au numérique, entre l’efficacité et l’humanité. France-Travail, qui mise beaucoup sur les outils numériques et promet sans doute plus qu’elle ne peut tenir, inquiète.

 Pergama, 8 mai 2023