Immigration : stop aux fantasmes, place aux vraies questions

France-Travail, un projet qui suscite la méfiance?
8 mai 2023
Prévenir les violences urbaines
4 juillet 2023

Immigration : stop aux fantasmes, place aux vraies questions

Le projet de loi pour contrôler l’immigration et améliorer l’intégration fait aujourd’hui l’objet de négociations entre le ministre de l’Intérieur et le parti Les Républicains, le seul susceptible d’apporter les voix nécessaires à son adoption.

Le projet durcit les textes : il permet l’expulsion d’immigrés délinquants condamnés à une peine d’emprisonnement de 10 ans ainsi que l’éloignement d’étrangers en situation irrégulière qui représenteraient une menace grave à l’ordre public, même si les intéressés ont des attaches familiales ou personnelles en France, situation qui les protégeait jusqu’alors de telles mesures. Les cartes de résident pourront être retirées ou ne pas être renouvelées en cas de menace grave à l’ordre public. Le projet subordonne également la délivrance d’un premier titre de séjour à une exigence de maîtrise effective d’un niveau de français, comporte des mesures destinées à accélérer l’examen des demandes d’asile et simplifie le contentieux des étrangers, là aussi pour rendre les décisions plus rapides. Rien de bien nouveau dans ces orientations, surtout destinées à l’opinion publique, d’autant que les éloignements resteront toujours difficiles à exécuter.

Mesures positives, le projet crée une carte de séjour d’un an pour exercer un métier en tension. Les immigrés en situation irrégulière qui les exercent aujourd’hui pourront obtenir une régularisation à ce titre, à certaines conditions d’ancienneté. Une nouvelle carte de séjour pluriannuelle sera créée pour les professions médicales et les pharmaciens. Enfin, les demandeurs d’asile provenant de pays reconnus comme les plus à risques pourront travailler dès le dépôt de leur demande, sans attendre 6 mois comme aujourd’hui.

Ce projet, présenté comme « équilibré » entre les mesures de durcissement et d’assouplissement du droit, donne lieu aujourd’hui à un affrontement idéologique sur l’immigration, voire à une surenchère dans le durcissement des textes.

Les Républicains et le Rassemblement national, même combat ?

Sur l’immigration, les Républicains raidissent aujourd’hui leur position.

Ce n’est pas une vraie surprise : déjà, en 2021, leur candidate à la présidentielle, Valérie Pécresse, évoquait « 10 ans de laxisme migratoire », avec plus de 270 000 nouveaux titres distribués en 2021. Elle ne mentionnait pas alors que l’augmentation, qui a commencé dans les années 2000, touche tous les pays ni que les entrées avoisinaient déjà 200 000 à la fin de la présidence Sarkozy. Elle ne précisait pas non plus que l’augmentation de la délivrance des premiers titres depuis 2007 tient certes à l’augmentation des demandes d’asile liées au contexte international mais aussi au doublement des entrées étudiantes et à l’augmentation d’une immigration économique (multipliée par plus de 3 de 2007 à 2021) que N. Sarkozy s’était précisément donné pour objectif de développer. Longtemps dominante, l’immigration familiale, sur laquelle V. Pécresse concentrait ses critiques en 2021, est aujourd’hui en baisse.

Cette même candidate n’hésitait pas à évoquer en 2021 la « dislocation de la Nation » liée à l’immigration, soulignait le lien entre immigration, terrorisme et islamisme, entendait réguler l’immigration familiale avec des quotas (ce qui nécessiterait une modification de la Constitution), refusait toute régularisation et voulait réserver les allocations familiales et les aides au logement aux Français et aux immigrés extra-communautaires ayant 5 ans de séjour régulier. De fait, sous la pression d’E. Zemmour, l’immigration a pris une place démesurée dans la campagne présidentielle 2022, comme si elle était à la source de tous les maux de la société, ce qui relève de l’affabulation, voire de la tromperie.

Les dirigeants LR aujourd’hui maintiennent cette ligne dure : ils proposent une modification de la Constitution pour permettre un référendum sur la politique migratoire et pour pouvoir déroger à la primauté du droit européen lorsque « les intérêts fondamentaux de la Nation sont en jeu ». De même, ils entendent rétablir le délit de séjour irrégulier (ce qui permettrait de mettre en détention les personnes concernées) et limiter le droit du sol pour les enfants certes nés en France mais de parents en situation irrégulière.

Il paraît donc douteux que le parti LR donne son accord au projet de loi proposé : le risque est plutôt celui d’un alignement de LR sur les propositions du Rassemblement national. Comme la sémiologue Cécile Alduy le note dans un article récent, le lexique des deux partis (« submersion migratoire », « immigration de masse », « Français de papier », « décadence », « dislocation de la Nation ») est devenu commun (https://www.lemonde.fr/politique/article/2023/05/28/cecile-alduy-semiologue-le-discours-de-lr-sur-l-immigration-est-un-copier-coller-presque-complet-du-rn_6175210_823448.html).

Sur le fond, en souhaitant déroger à la Convention européenne des droits de l’homme, en cassant l’universalité de certaines aides sociales et au final en modifiant l’état de droit et l’égalité en fonction de la nationalité, LR se rapproche du Rassemblement national.

Il subsiste néanmoins des différences : l’objectif de LR est prioritairement de refermer les frontières, avec une exigence d’assimilation des populations d’origine étrangère et un resserrement des conditions (déjà très strictes) d’accession à la nationalité française. Le RN, en prônant l’abolition totale du droit du sol, va plus loin : il en revient à une conception « biologique » de la citoyenneté et, en imposant la priorité nationale pour l’accès au logement et à l’emploi, cherche à opposer entre elles les populations vivant actuellement en France.

Pour autant, LR prépare le lit du RN : les électeurs tentés par des positions de rejet de l’immigration choisiront le parti qui en a fait son marqueur, quitte à se radicaliser un peu plus.

Immigration, vision des chercheurs et vision des Français : une opposition radicale ?

Tous les spécialistes de l’immigration (au premier chef François Héran et les chercheurs de l’INED) insistent sur le caractère limité de l’immigration en France : la population immigrée y représente un peu plus de 10 % de la population, sachant qu’une forte minorité (près de 40 %) possède désormais la nationalité française. La population étrangère ne représente que 7 % de la population. Il est vrai que cette immigration augmente depuis le début des années 2000, tout comme elle augmente au niveau international : mais l’augmentation en France est bien plus faible (+ 36 % de 2000 à 2020 contre + 60 % d’augmentation au niveau mondial) et la France, à la différence de l’Allemagne et de la Suède, n’a pas pris sa part dans l’accueil des grandes vagues récentes de demandes d’asile (Syriens, Afghans, Irakiens). L’INED souligne de ce fait (Migrations internationales, ce que l’on mesure ou pas, novembre 2021) que le taux d’immigration en France (entrées pour 1000 habitants) est de 0,6 en France en 2019 et de 0,4 pour les entrées permanentes. Le Royaume-Uni, la Belgique, l’Allemagne, l’Espagne et le Luxembourg ont des taux plus élevés. En France, la croissance de la population ne dépend que pour une part très limitée du solde migratoire, à la différence des autres pays européens. On est en tout cas loin de la submersion : le débat public s’engage donc sur des réalités fantasmées, étrangères aux données réelles, voire, pour reprendre une expression du démographe H. Le Bras, sur de « l’enfumage ».

Au-delà, nombre de chercheurs insistent sur la nécessité, voire le caractère inéluctable, de mouvements migratoires. Ceux-ci ont toujours existé et s’accroissent aujourd’hui compte tenu du « rétrécissement » du monde et de la meilleure connaissance des conditions de vie dans les divers pays et continents. Les facteurs qui jouent dans le sens d’une augmentation des migrations sont multiples : difficultés de développement des pays pauvres, surtout quand ils sont soumis aux rapines d’une classe dirigeante corrompue ; volonté très forte d’une vie meilleure ressentie par les habitants des pays du sud ; instabilité croissante du monde, avec les guerres ou les dictatures, y compris dans des pays proches des pays occidentaux (Egypte, Maghreb) qui poussent les jeunes à fuir ;  vieillissement démographique des pays développés, en particulier européens ; ampleur des emplois non pourvus en Europe, notamment dans des métiers à contraintes ; dégradation du climat enfin.

Rappelons enfin que, contrairement aux affirmations du Rassemblement national, tous les travaux démontrent les effets bénéfiques de l’immigration :  sur les finances publiques des pays, les études ont longtemps été partagées mais concluent désormais à des effets positifs, certes modérés, du fait, pour l’essentiel, d’une structure démographique particulière de la population immigrée (cf. sur ce point l’étude la plus récente, le « Focus » du Conseil d’analyse économique, Immigration et finances publiques, novembre 2021). Sur l’influence de l’immigration sur la croissance de long terme, les études convergent, en soulignant que l’effet est d’autant plus positif que la population concernée est qualifiée (cf. une note du même CAE, L’immigration qualifiée, un visa pour la croissance, novembre 2021) et, s’agissant des réfugiés, que les politiques d’accueil sont tournées vers l’intégration et un accès rapide au marché du travail (Focus CAE, Quel est l’impact économique de l’accueil des réfugiés, novembre 2021).

Reste une question difficile : les Français ont une vision de l’immigration très éloignée de celle des chercheurs.

Il est vrai les résultats des enquêtes sont contrastés : la même enquête d’IPSOS-Stéria conduite par le CEVIPOF, Le Monde et la fondation Jean Jaurès (Fractures françaises, édition 2022) relève que 66 % de la population pensent qu’il y a trop d’étrangers en France mais note parallèlement que, « à titre personnel », les personnes interrogées classent l’immigration au 5e rang de leurs préoccupations, loin derrière le pouvoir d’achat (54 %), l’environnement (34 %), l’avenir du système social (26 %), au même niveau que la délinquance (18 %). Le bon sens s’oppose parfois aux slogans…

De même, selon le baromètre de la Commission nationale consultative des droits de l’homme paru en juillet 2022, 83 % des personnes interrogées considèrent que les musulmans sont des Français comme les autres. A l’inverse, une étude BVA réalisée au premier trimestre 2023 sur demande de la Fondation Jean Jaurès indique que le terme immigration évoque pour les personnes interrogées la violence et la délinquance (à 42 %) et l’islamisme (à 32 %, toutes mentions confondues, pas nécessairement celles citées en premier), nettement devant les questions d’intégration (28 %) et les conditions d’accueil (26%) ; 60 % des Français pensent que les immigrés ne sont pas bien intégrés et 43 % seulement considèrent l’immigration comme une chance, 56 % étant d’un avis contraire : la vision dominante ne semble pas vraiment positive et l’opinion des Français est très clivée selon leurs choix politiques. A vrai dire, il est difficile de résister à des discours publics présentant systématiquement l’immigration comme un fardeau voire un danger : les politiciens qui cherchent à faire peur y réussissent souvent, surtout lorsqu’ils attaquent les étrangers.

Que faire ?

 Faut-il conclure, comme le fait, dans la revue Recherches internationales, le chercheur M.  Rogalski (octobre 2018) que l’immigration est à la fois inévitable du fait de l’évolution du monde et impossible du fait du refus des populations ?

Il serait temps qu’un autre discours sur l’immigration contredise les fantasmes des partis de droite et les inexactitudes qu’ils colportent. Il serait temps que la gauche cesse d’être timorée sur ce thème, craignant d’être accusée de « laxisme » si elle se disait ouverte à l’immigration, alors qu’elle ferait alors preuve de réalisme : aujourd’hui, seuls les intellectuels s’expriment (et, il est vrai, les grands syndicats), ce qui ne suffit pas.

Dans le contexte actuel, il faut refuser de promettre un « cadenassage » du pays dont l’efficacité ne pourra être garantie. Certes, il serait sans doute possible de diminuer les flux en rendant la vie des migrants très dure, quitte à bafouer le droit voire l’humanité, mais le coût humain et financier en serait considérable. Sauf à mettre un policier tous les 100 mètres (selon les termes de la politologue C. Wihtol de Wenden), l’étanchéité des frontières ne peut être garantie et le désir de migration restera vif.

Reste donc à accepter l’immigration, en la régulant, en offrant des voies légales à certaines conditions, peut-être en plafonnant certaines formes d’immigration, et, surtout, en améliorant les parcours d’intégration. La France a intérêt à attirer une immigration qualifiée ou à offrir une qualification aux personnes qui veulent s’y installer. Il faut cesser de présenter les immigrés comme une masse miséreuse et inculte, ce qu’ils ne sont pas (les immigrés récents sont de plus en plus diplômés de l’enseignement supérieur) : l’image changera si l’accueil est digne, si l’on ne voit plus de camp de demandeurs d’asile sans ressources sous les ponts ou dans les friches urbaines, ce qui conduit les riverains à assimiler immigration, pauvreté et délinquance ; la France doit cesser de dresser des obstacles à la demande d’asile en bunkérisant ses préfectures, ce qui augmente le désarroi des demandeurs ; il faut accueillir les immigrés qui acceptent d’exercer des métiers en tension ; surtout, un accompagnement pour tous vers le logement et l’insertion professionnelle, est nécessaire ; enfin, les responsables politiques doivent cesser leurs discours xénophobes établissant un lien entre immigration et délinquance (cf. sur ce sujet Pourquoi le lien entre immigration et délinquance est une illusion, The conversation, mai 2023) ou confondant Islam et terrorisme (au demeurant, les 2/3 des musulmans en France ne fréquentent pas régulièrement la mosquée).

Sur l’immigration, sortir du déni sera long. Les immigrés sont aujourd’hui les boucs émissaires des insatisfactions, des frustrations et des inquiétudes des Français : les partis de droite exploitent complaisamment ce thème, ce qui ne mène à rien, voire trompe la population, dont le mécontentement relève d’autres causes. Reste à construire une politique de l’immigration respectueuse des personnes tout en étant attentive aux intérêts nationaux bien compris.

Pergama, le 22 juin 2023