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Une presse libre?

Le 9 juin dernier, la Commission européenne a autorisé le groupe Vivendi à absorber le groupe Lagardère, à condition de vendre la maison d’édition EDITIS et le magasine Gala. La vente ne pourrait devenir effective qu’une fois ces conditions remplies. Le 22 juin, Le Monde a annoncé la décision (formellement, celle d’A. Lagardère) de nommer Goeffroy Lejeune, récemment licencié de la direction de la rédaction de Valeurs actuelles, directeur de la rédaction du JDD, journal qui sera bientôt propriété de Vivendi. Depuis, la rédaction est en grève : elle refuse la nomination d’un directeur d’extrême droite, condamné pour injures racistes, choisi sans doute pour porter au JDD les idées du patron de Vivendi, V. Bolloré, soutien d’E. Zemmour et défenseur d’une « identité nationale » agressivement revendiquée face à « l’invasion migratoire ».    La mise au pas de Canal plus par V. Bolloré et sa tolérance bienveillante envers les incessants dérapages de sa chaîne CNews inquiètent légitimement des journalistes qui réclament le retrait de cette nomination et une indépendance éditoriale…que la loi ne leur garantit pas.

Le droit de la presse : ce qui est protégé et ce qui ne l’est pas.

 Le droit de la presse est originellement axé sur la liberté d’expression des journalistes et sur les limites qui peuvent légitimement lui être apportées : provocation au crime, publication de fausses nouvelles, outrage aux bonnes mœurs, répression de l’injure et de la diffamation (loi du 20 juillet 1881), injure ou diffamation à connotation raciste (loi Pleven du 1er juillet 1972), puis négation de crimes contre l’humanité (loi du 13 juillet 1990). En décembre 2018, la loi prévoit la possibilité de saisir le juge des référés en cas de fausses informations diffusées pendant une campagne électorale et oblige les plates-formes numériques à indiquer qu’un contenu politique a été « sponsorisé ».

La loi ne s’est pas désintéressée du pluralisme de la presse : l’ordonnance du 26 août 1944 proclame l’impératif de l’indépendance de la presse à l’égard des puissances d’argent et interdit les concentrations (l’on ne peut posséder plus d’un organe de presse), dispositions qui ne seront pas respectées sur la durée. Elles seront remplacées, dans la loi du 1er août 1986, par un dispositif anti-concentration complexe mais qui n’est applicable qu’à la presse écrite et à l’audiovisuel traditionnel alors que les plates-formes numériques sont aujourd’hui des canaux essentiels d’information. De plus la technique de seuils par marchés segmentés (presse écrite, radios…) n’est pas adaptée et la loi définit davantage des seuils de « concurrence » qu’elle ne garantit le pluralisme. Au demeurant, la mission des Inspections des finances et des affaires culturelles (La concentration dans le secteur des médias à l’ère numérique : passer de la réglementation à la régulation, mars 2022) chargée de réfléchir à une réforme de la loi de 1986 juge la concentration en France élevée mais considère, pour autant, que le pluralisme est fort. La mission propose, outre l’extension aux plates-formes numériques des contraintes imposées (en particulier par l’application des règles européennes en cours d’adoption), une régulation fine s’appliquant aux seuls médias d’information, tenant compte de la concentration au sens économique du terme mais aussi de la nécessité de garantir le pluralisme, à partir d’une grille d’évaluation plurifactorielle des opérations envisagées.

La loi protège beaucoup moins les droits des journalistes face aux propriétaires des journaux ou des chaînes. Certes, le Code du travail leur donne un avantage :  en faisant jouer une clause de conscience (en cas de changement de ligne éditoriale) ou une clause de cession (en cas de cession du titre), le journaliste qui rompt son contrat de travail a droit à une indemnité de licenciement et aux indemnités de chômage.  Par ailleurs, la loi du 14 novembre 2016 organise la protection des sources et oblige les éditeurs de presse à se doter d’une charte déontologique rédigée conjointement par les journalistes et la direction.

Toutefois, on le voit bien dans le cadre du conflit au JDD, les journalistes ne peuvent refuser la nomination d’un directeur de la rédaction chargé d’infléchir la ligne éditoriale. La propriété retrouve ses droits, sauf dans les rares cas où un accord a été signé par le propriétaire et la société des journalistes prévoyant un choix conjoint de ce responsable : tel est le cas aux Echos, qui ont été toutefois en grève en juin et juillet 2023 parce qu’il existe un désaccord sur le champ des personnes qui peuvent participer au vote sur le choix du nouveau rédacteur en chef.

Le futur règlement « European media freedom act » préparé par l’Union européenne pour mieux protéger l’indépendance des médias modifiera peu ce paysage : il prévoit que, s’agissant des médias de service public, les Etats doivent leur attribuer des fonds « suffisants et stables » ; que les Etats doivent justifier le retrait des licences de diffusion ; que les rédacteurs en chef doivent pouvoir prendre librement des décisions éditoriales ; qu’un Comité européen réunissant les régulateurs doit donner un avis sur la concentration des médias.

La concentration de la presse aux mains des milliardaires : une réalité inquiétante ?

 En France, la concentration de médias aux mains de grands groupes industriels inquiète, que leur vocation soit largement étrangère à l’information (LVMH) ou au contraire centrée sur elle (Vivendi). Paradoxalement, cette concentration est difficile à mesurer. Aujourd’hui, selon une étude précise de Libération du 27 février 2022, 11 milliardaires détiennent 81 % de la presse quotidienne généraliste nationale, 12 % de la presse quotidienne généraliste régionale, 95 % des hebdomadaires généralistes, 57 % des chaines de télévision, 47 % des radios généralistes et 44 % des sites d’information généralistes.

Les intentions des chefs d’entreprise concernés ne sont pas désintéressées, comme l’a souligné E. Fottorino, fondateur du journal Le 1, devant la Commission d’enquête du Sénat sur la concentration dans les médias et ses conséquences (rapport de mars 2022) :  leur but est de « faire avancer leurs dossiers économiques et financiers et de développer leur influence, y compris politique ».  Les sénateurs en pointent les risques : affaiblissement du journalisme d’investigation, remplacement des journalistes par des « chargés de contenu » plus proches de communicants, autocensure, mutualisation des rédactions et alignement des lignes éditoriales, voire contraintes éditoriales et dérives vers des médias de propagande, comme l’ont montré les licenciements à Canal + ou CNews.

Il est vrai que certains médias sont mieux protégés que d’autres. Outre le cas des Echos mentionné ci-dessus, où l’accord protégeant la rédaction n’empêche pas toutefois les conflits, les journalistes de Libération ont conclu un pacte avec les actionnaires : un Comité d’indépendance éditoriale composé majoritairement de journalistes peut être saisi ou s’autosaisir de tout manquement à la Charte déontologique ou de toute pression altérant l’indépendance des journalistes. Pour ce qui est de Médiapart, le capital est réuni dans un fonds incessible. Le journal Le Monde est possédé pour une part par son personnel, qui peut s’opposer à l’arrivée de tout nouvel actionnaire au-delà d’un certain pourcentage ; les actionnaires se sont engagés à ne pas intervenir dans la rédaction du journal ; une part du capital enfin a été transféré dans un fonds incessible et la société des rédacteurs doit donner son aval au choix du rédacteur en chef.

Garantir l’indépendance des journalistes : les propositions

 L’attachement à l’indépendance journalistique ne va pas de soi, surtout à droite et à l’extrême-droite. Le politologue Dominique Reynié, intervenant récemment dans une émission d’Arte sur ce thème, y acceptait pleinement le pouvoir des actionnaires, au nom du nécessaire rétablissement d’un pluralisme qui lui paraissait aujourd’hui altéré par les choix politiques (trop majoritairement à gauche selon lui) des journalistes. C’est exactement la position officielle du Rassemblement national. La publication du (très tiède) rapport du Sénat sur la concentration des médias a été conflictuelle, la majorité des sénateurs voyant dans l’intervention des industriels dans le capital des médias une bonne action tendant à soutenir un secteur en difficulté.

Pourtant, garantir l’indépendance des journalistes devrait relever de la cohérence politique : si l’on admet que les journalistes devraient être indépendants des pouvoirs publics ou des oligarques dans des dictatures comme la Russie ou la Chine, ils doivent l’être aussi en France. Les principes ne se modulent pas selon les contextes.

Pourtant, la proposition de loi déposée à l’Assemblée nationale en février 2022 tendant à améliorer l’indépendance des médias n’a pas été adoptée : elle conditionnait le versement des aides à la presse à la mise en place d’un organisme de gouvernance paritaire disposant d’un droit d’agrément des nouveaux actionnaires et imposait un droit de véto des rédactions sur la nomination du directeur de rédaction. L’actionnariat devait être transparent et la distribution des dividendes limitée en pourcentage pour permettre au journal d’investir.  La proposition de loi reprenait l’essentiel des propositions de l’ouvrage de J. Cagé et B. Huet L’information est un bien public (2021).

 Le rapport sénatorial évoqué plus haut comprend quant à lui une vingtaine de propositions dépourvues de tout intérêt (la principale vise à confier à un membre du Conseil d’administration la charge de veiller à l’indépendance de la rédaction, avec le droit d’évoquer ce point devant le CA !). Pour garantir l’indépendance des rédactions, il faut des outils juridiques contraignants, pas des mesures décoratives.

Au-delà, quelle influence de la presse ? Quelle qualité ?

 Les questions d’indépendance des journalistes ne sont pas les seules qui importent : quelle influence réelle les médias ont-ils sur les votes ? Quelle est la qualité de l’information apportée ?

Sur le premier point, les rares analyses des politologues paraissent conclure à une « résistance » des individus à la presse, l’exemple pris, malheureusement ancien, étant le bon score d’un inconnu, J. Lecanuet, aux élections présidentielles de 1965 : imputée à de bons passages télévisés, cette réussite était due aux très bons scores obtenus dans des zones dépourvues de télévision où son message politique correspondait simplement aux attentes politiques de l’électorat. « On vote d’abord en fonction de ses préférences », dit aujourd’hui le politologue V. Tiberj.

Pour autant, le même nuance cette analyse : dans une intervention à Franceinfo en 2022, il évoque le poids des médias dans « le choix des sujets », tel le sujet de l’insécurité lors de la campagne présidentielle de 2002 ou celui de l’immigration en 2022. Si les médias reprennent un thème propre à l’un ou à l’autre des candidats, en particulier parce qu’il est clivant et spectaculaire, la campagne en est marquée. Or, nombre de médias contribuent à renforcer les choix des candidats qui « parlent », scandalisent, effraient, mobilisent. Les médias invitent ceux qui « forcent le trait » et qui portent une parole incisive et peu les politiques modérés ou nuancés. Or, quand les médias reprennent des thèmes de la droite, surtout les thèmes frappants ou extrêmes, cela favorise la droite…Quand la chaîne BFM a parlé de Zemmour des jours entiers, elle lui a servi de caisse de résonnance…et d’autres thèmes (le climat) sont restés inaudibles.

Ajoutons l’habitude de reprendre – avec les mots mêmes des communiqués de presse – les thèmes proposés par le gouvernement ou par les opposants, de répéter les mêmes analyses, de reprendre les débats tout faits sans les recentrer ou les approfondir : l’on obtient au moins une chambre d’écho qui profite soit aux opinions les plus agressives, avec une banalisation des idées extrêmes qui en affadissent la portée, soit aux opinions les plus conformistes  : ces choix laissent des traces dans la population. Le vrai danger, au-delà de l’absence d’indépendance de certains médias, c’est la faible qualité de l’information ordinaire, seules les catégories aisées ayant accès à une information de qualité. Ce n’est pas le moindre des clivages entre les différentes catégories de population…

 

Pergama, le 11 juillet 2023