Tous les analystes politiques ont noté, dans les enquêtes effectuées à l’occasion des élections européennes et législatives, la place prise, dans les préoccupations des Français, par le pouvoir d’achat, préoccupation citée en tête avec plus de 40 % des citations. Le thème était déjà très présent lors des élections présidentielles de 2022 : il date de la forte augmentation des prix qui a démarré en 2021 (+ 1,6 %) et s’est poursuivie en 2022 (+ 5,2 %) et 2023 (+ 4,9 %)., touchant surtout les prix de l’énergie et de l’alimentation. En juin 2024, une note de la Fondation Jean Jaurès (Entre difficultés à boucler les fins de mois et peur d’un grand déclassement : comment le pouvoir d’achat s’est imposé comme la préoccupation n° 1 des Français) mentionnait que la préoccupation était trans-classes, citée entre 40 et 45 % par tous, que les personnes se considèrent comme non privilégiées, privilégiées ou appartenant aux classes moyennes.
Or, l’importance cette préoccupation en France (en 2024, elle semble perdurer même si l’inflation baisse, prévue à + 2,5 % sur l’année) contraste avec le fait que le pouvoir d’achat, (défini comme la différence entre l’évolution du revenu disponible et l’indice des prix à la consommation complété par la prise de compte de certaines dépenses des ménages, imputation du logement possédé, services bancaires…), n’a été négatif, selon les données de l’Insee, que sur la seule année 2022 : – 0,4 % par unité de consommation et – 0,7 % pour le pouvoir d’achat arbitrable, c’est-à-dire après déduction des dépenses pré-engagées (certaines et contraintes, tels le loyer, l’énergie, le téléphone…). Cahin-caha, de manière sans doute inégale, sauf en 2022, les revenus ont suivi (complétés par les aides) et l’amélioration de l’emploi a joué son rôle.
Comment expliquer alors que la question ait pris et gardé aux élections 2024 tant d’importance ?
Les explications tiendraient d’abord à l’état d’esprit des Français. La note mentionnée ci-dessus de la Fondation Jean Jaurès donne une première piste : ce n’est qu’en France que le pouvoir d’achat a pris une telle importance dans les préoccupations du public, alors que toute l’Europe a souffert de l’inflation. La France serait en fait plus attentive aux signes de « déclin » et, d’une manière générale, plus amère, craignant davantage le déclassement. De plus, le pouvoir d’achat a évolué plutôt faiblement depuis des années. Alors qu’il a connu, dans les années 60 et 70, des pics à 7, 8, voire 10 % d’augmentation, l’indicateur a baissé de 2009 à 2013 et sa croissance ensuite a été limitée. La population y est donc très attentive. Autres pistes : selon certaines études, s’agissant du revenu et de la capacité de consommer, la perception des pertes serait bien plus forte que celle des gains et, par ailleurs, les individus surestiment le poids de leurs dépenses quotidiennes (l’alimentation pour l’essentiel) dans leurs dépenses.
Enfin, à vrai dire peut-être surtout, l’inflation n’a pas eu les mêmes conséquences sur le pouvoir d’achat de toutes les catégories sociales : celui-ci est inégalement affecté selon les revenus.
L’Insee a publié (dans Portrait social 2023) une note en ce sens : à consommation inchangée, entre 2021 et 2022, la hausse des biens et services représente 1320 euros par personne de dépenses supplémentaires, ce qui a pesé bien évidemment davantage sur les plus modestes. Cependant, le système socio-fiscal (les mesures publiques pour limiter le coût des ménages) a joué : il a absorbé 40 % de la charge supplémentaire des trois premiers déciles de revenu, 15 % pour les déciles « moyens ». L’amélioration des revenus d’activité et des revenus financiers a joué également. Au total, les plus modestes (de même que les ruraux en dehors des unités urbaines) ont supporté 15 à 20 % des dépenses additionnelles, les hauts déciles (8e et 9e) 10 % et le dernier décile a couvert ses dépenses supplémentaires par l’amélioration de ses revenus financiers.
Une autre étude de l’OFCE de février 2024 (De la crise covid au choc inflationniste) étudie également l’évolution du pouvoir d’achat par déciles mais sur la période 2021-2023 : elle conclut que, sur deux ans, le premier décile a couvert ses dépenses additionnelles, les déciles 2 à 7 ont connu une baisse de pouvoir d’achat de – 0,3 % à – 0,8 %. Quant aux 20 % les plus aisés, ils ont vu leur pouvoir d’achat s’améliorer, de plus de 1 % pour les 10 % les plus aisés. L’OFCE note que le choc inflationniste a percuté les bas revenus mais aussi les ruraux : les répercussions sur le vote Rassemblement national sont probables.
Si l’on cherche (ce qui n’est fait qu’a posteriori) à mesurer avec précision l’impact de l’inflation sur les déciles de revenu ou les différentes catégories de consommateurs, reste une question non véritablement traitée : la valeur de l’indice des prix de la consommation lui-même qui, dans les études mentionnées, reste la même pour tous. Or, l’Insee reconnaît (cf. note de conjoncture du 24 juin 2022) que, « selon leurs dépenses d’énergie et d’alimentation, certaines catégories de ménages sont exposées à une inflation apparente pouvant différer de plus d’un point par rapport à la moyenne ». Selon leur âge, leur appartenance professionnelle, leur lieu de résidence et leurs niveaux de vie, l’inflation n’est pas la même. En avril 2022, l’écart avec l’inflation « nationale » peut ainsi atteindre ou dépasser 1 % pour les agriculteurs et les personnes vivant en milieu rural. L’Insee a d’ailleurs publié des séries (mais anciennes) de 1998 à 2015 sur l’évolution de l’indice des prix par catégories : elle en conclut à un écart cumulé qui de 3,3 points entre les déciles les plus modestes et les plus aisés.
Pourquoi, dès lors que le pouvoir d’achat devient la première préoccupation de la population et une motivation de son vote , son évolution ne donne-telle pas lieu à une présentation complète au public et aux décideurs, de manière à éclairer les inquiétudes et exaspérations qu’elle engendre ?