En septembre 2023, la Présidente de la Commission européenne a demandé à l’ancien président de la Banque centrale européenne, Mario Draghi, un rapport sur la compétitivité européenne dans une perspective de transition verte. Un an plus tard, le rapport est là, qui a quelque peu modifié l’axe de réflexion attendu : il s’agit bien d’utiliser la décarbonation de l’industrie européenne comme levier de développement ; mais il s’agit surtout d’un cri d’alarme sur un impératif présenté comme « existentiel », combler le retard économique de l’Europe sur les USA et la Chine grâce à une mise en commun de ses ressources et à des investissements massifs.
De la difficulté de mesurer le décrochage entre l’Europe et les USA
Le rapport évoque dès le départ l’inquiétude latente de l’Europe sur le ralentissement de sa croissance depuis le début du siècle, malgré les efforts faits pour la relancer. Il considère que l’écart de croissance entre l’Union et les Etats-Unis tient principalement au ralentissement prononcé de la croissance de la productivité en Europe. Il insiste sur la perte de niveau de vie entre Américains et Européens et sur le fait que, depuis 2000, le revenu disponible réel par habitant a augmenté presque deux fois plus aux États-Unis qu’en Europe.
En France, un débat a eu lieu récemment sur la réalité de ce décrochage. Il faut dire que, depuis la COVID, l’évolution comparée du taux de croissance en Europe (+ 0,8 % de croissance annuelle moyenne de 2019 à 2023) et aux USA (+ 1,9 % pendant la même période) a frappé les esprits. Des économistes (le « Centre européen d’économie politique international », ECIPE, think-tank bruxellois) ont établi, en juillet 2023, une comparaison sur longue période de la croissance du PIB des USA et de l’Union européenne. Selon leurs conclusions, alors que les deux PIB étaient très proches en 2008, 15 ans plus tard, le PIB américain équivaut à 1,8 PIB européen. L’ECIPE n’hésite pas ensuite à procéder à un classement sur la base du PIB/habitant : la France se situerait désormais en queue de peloton des États américains, l’Italie serait aussi défavorisée que le Mississipi et les autres pays de l’Europe du sud et de l’est se situeraient en dessous du plus pauvre des États américains. L’explication tiendrait au caractère « cumulatif » de la croissance : l’ECIPE souligne qu’une économie qui croît de 3 % par an met 24 ans à doubler sa production de richesses tandis que celle qui a une croissance apparemment proche de 2 % met 12 ans de plus. Voici l’Europe présentée comme pauvre.
En réponse, une note de l’Institut Bruegel d’octobre 2023 (The European Union’s remarkable growth performance relative to the United States) a expliqué que cette interprétation des écarts de PIB était erronée et que, au contraire, l’Union avait réussi à maintenir sa position à l’égard des États-Unis. Pour le démontrer, l’Institut indique qu’il faut corriger les chiffres à la fois de l’inflation (il faut comparer des évolutions du PIB en volume et non en valeur) et du taux de change, défavorable à l’euro depuis 2008 : pour comparer la richesse produite, il faut la calculer en « parité de pouvoir d’achat », en fonction des biens que l’on peut acheter avec une somme donnée. L’écart entre les deux économies, qui étaient équivalentes en 2000, perdure en 2022 mais se réduirait à 4%.
Quant à l’écart des PIB/habitant, selon Bruegel, il est plus élevé que l’écart des PIB parce la population américaine est moins nombreuse. Mais l’Institut calcule que cet écart (72 % en 2022) s’est un peu réduit depuis 1995 (67 %), en partie, selon lui, à cause du dynamisme démographique des USA.
Dans la croissance, la composante la plus importante est sans doute la productivité, à savoir le rapport entre les richesses produites et soit les personnes en emploi, soit les heures travaillées. Le taux d’emploi de la population en âge de travailler est plus bas aux États-Unis et, de plus, ceux-ci comptent davantage de travailleurs à temps partiel. Inversement, le temps de travail y est plus long qu’en Europe. En fin de compte, l’Europe reste loin des États-Unis, même si les résultats sont différents selon que l’on calcule la productivité par le rapport PIB / emplois ou PIB / heures travaillées. Le premier mode de calcul donne une productivité européenne égale à 79,3 % de la productivité américaine, le second à 82,6 %. Dans ce dernier cas, la productivité allemande est très proche de la productivité américaine, voire même légèrement supérieure, et l’écart entre les États-Unis et les pays du nord ou de l’ouest de l’Europe est faible. Surtout, selon les calculs de l’Institut Bruegel, l’écart a eu tendance à se réduire depuis 2005. Il conclut que l’idée selon laquelle les performances économiques de l’UE seraient nettement inférieures à celles des Etats-Unis est erronée.
Un décrochage pourtant bien réel
A vouloir rectifier des données excessivement catastrophistes et inexactes, l’Institut Bruegel ne rend pas complètement compte de la réalité. Le ralentissement de la croissance, qui devient manifeste ces dernières années, doit interroger, tout comme d’autres indicateurs, l’écart de productivité, le chômage, le type de production, la taille des entreprises, le décrochage de la monnaie, l’évolution du commerce extérieur, les investissements et leur nature, les sommes consacrées à la recherche et à l’innovation.
Un Policy Brief de l’OFCE (Le décrochage européen en question, mai 2024), analyse de manière plus approfondie les données macroéconomiques : il reconnaît que la prise en compte de l’écart du taux de croissance est un indicateur très imparfait du niveau de vie (il ignore la question essentielle de la répartition des revenus) mais aussi que son évolution, correctement mesurée en parité de pouvoir d’achat, est révélatrice : ainsi, la croissance annuelle du PIB/habitant aux USA et dans l’Europe des 27 est équivalente sur la période 2000-2019 (avec toutefois une forte disparité entre pays européens). Mais ce n’est pas le cas dans la zone euro, où sa croissance est plus faible. De plus la note affirme que cet écart ne se réduit pas mais augmente : en 2019, le PIB par habitant de la zone euro représentait 72 % de celui des États-Unis, alors qu’en 2000, il était de 77 %.
Surtout, la décomposition de ce taux de croissance montre que la contribution de la productivité horaire est bien moindre en Europe, surtout dans la zone euro, là aussi avec des situations très hétérogènes mais, là aussi, un écart qui se creuse.
Quant au taux d’investissement, aux USA ou en Europe, rapporté à la valeur ajoutée, il est similaire. Cependant, rapporté aux emplois, il est plus faible en Europe. Surtout, la structure en est différente : les USA consacrent des sommes beaucoup plus importantes aux technologies de l’information et aux équipements informatiques. Quant aux investissements immatériels (les sommes consacrées à l’innovation et à la recherche, auxquelles la note ajoute la formation professionnelle, la publicité et le marketing), ils représentent en l’Europe 36 % de l’effort des USA. En R&D, en 2019, les sommes dépensées par les États-Unis équivalent à celles de l’Europe et de la Chine réunies.
Dans un article de « Polytechnique insights », Économie, pourquoi l’Europe décroche par rapport aux USA, juin 2024, l’économiste Patrick Artus ne dit pas autre chose : de 2010 à 2023, la productivité au travail a augmenté de 22 % aux États-Unis et de 5 % en Europe, faiblesse qu’il impute à l’insuffisance des investissements en nouvelles technologies et au faible niveau des dépenses en recherche et développement. Le risque est, selon lui, que l’économie ne s’affaiblisse, que les recettes fiscales diminuent et que les pays européens soient de moins en moins capables d’augmenter leur effort.
Le rapport Draghi insiste de plus sur le « changement de paradigme » qui va rendre les faiblesses européennes plus difficilement soutenables : les entreprises européennes à la production « mature » sont aujourd’hui davantage exposées à la concurrence ; certains marchés se ferment ; l’énergie est plus chère, le contexte géopolitique plus instable ; l’UE a raté la première révolution numérique et reste faible dans les technologies émergentes ; sa population va diminuer, les nouveau investissements auxquels elle doit faire face (notamment ceux de la transition énergétique) ne pourront être financés que par des gains de productivité, tout comme, au demeurant, les charges accrues du vieillissement.
Que propose le rapport Draghi ?
Les propositions du rapport Draghi découlent du constat : il faut d’abord renforcer l’effort de recherche, aider les entreprises innovantes à commercialiser les innovations, améliorer la formation des adultes pour encourager le mouvement ; ensuite, décarboner l’industrie pour qu’elle bénéficie de prix plus bas, si possible en produisant sur place les technologies propres nécessaires ; enfin, limiter les dépendances de l’Europe grâce à des politiques partenariales à élaborer et construire une industrie de défense commune.
En réalité, ces politiques sont déjà celles que mènent les États, avec plus ou moins d’énergie, de moyens, de succès. La proposition centrale du rapport Draghi est de porter ces politiques au niveau européen, pour éviter la fragmentation des actions et leur donner de l’ampleur ; de doter l’Europe d’une stratégie commune dans le domaine de la recherche, de l’énergie et de l’industrie, en coordonnant mieux ses diverses politiques, industrielles, fiscales, commerciales, et en élaborant des plans particuliers pour l’automobile, les technologies propres et l’industrie de l’armement.
Pour développer l’ensemble de ces projets, le rapport préconise d’y consacrer des sommes colossales, 700 à 800 Mds d’euros /an, en mobilisant éventuellement l’épargne des ménages, en mutualisant les forces financières en tout cas.
Quelles chances d’aboutir ?
La difficulté (elle est déterminante) est que l’Europe n’est pas une nation mais un ensemble de pays disparates, aux contraintes politiques multiformes, qui avancent cahin-caha sur le fondement de décisions souvent plus tactiques que stratégiques et ne sont pas très attachés à la solidarité. Les pays les plus riches ne sont pas si éloignés des USA qu’ils jugent nécessaire de dépenser beaucoup d’argent pour hisser à ce niveau l’ensemble du continent. La place prise désormais par la droite et l’extrême droite rend peu vraisemblable l’application d’un rapport qui prône une Europe fédérale et puissante qui s’appuie sur la transition énergétique pour avancer : l’extrême droite voit dans l’Europe un continent menacé culturellement où les nations doivent défendre leur pré-carré.
Mario Draghi voudrait un élan, un changement de cap, la construction d’une Europe plus stratège, plus souveraine, plus réactive, élaborant une nouvelle politique de la concurrence pour construire une industrie européenne plus moderne, surveillant les investissements étrangers, recourant, si nécessaire, à une politique commerciale défensive à l’égard des États-Unis ou de la Chine. Il juge l’Europe actuelle trop lente, trop paperassière, trop dispersée, insuffisamment cohérente. Il met en garde aussi contre la « procrastination ». Cette démarche saint-simonienne (ou technocratique) est vouée à l’échec : en Europe surtout, la décision politique avance rarement sur le fondement d’un plan d’action public clair et ambitieux. La preuve : la Présidente de la Commission a obtenu que le rapport Draghi ne soit publié qu’après les élections européennes, pour éviter précisément que la campagne électorale ne s’en empare, ce qui jette une lumière désolante sur sa volonté de transparence et sans doute sa volonté d’action.
Au-delà, la vision de Draghi est sans doute trop libérale : il s’intéresse manifestement peu à l’écologie, sauf si elle réduit les coûts des entreprises, n’est guère favorable au Green deal, et ne pense que performance économique, à la manière de ces capitaines d’industrie qui ne comprennent pas que l’on puisse s’intéresser à autre chose qu’à la croissance et à la conquête des marchés. Lui qui réclame une vision globale et une cohérence des politiques menées ne s’attache qu’à une seule dimension du projet européen.
De plus, les Européens partagent-ils le constat sombre de Draghi d’un déclin européen ?
En tout état de cause, un rapport ne transforme pas les citrouilles en carrosses, ça se saurait.
Pergama, le 16 septembre 2024