Que réclame le mouvement des « Gilets jaunes » ? Avant tout, du pouvoir d’achat pour assurer les fins de mois. Le caractère basique de la demande contribue à rapprocher le mouvement de la population : nous voulons tous améliorer notre capacité de consommation et nous jugeons équitable que ceux qui sont en bas de l’échelle le réclament plus vivement que les autres. Première difficulté, le pouvoir d’achat a augmenté ou va augmenter, répondent les pouvoirs publics : cette contradiction permet d’abord de rappeler que l’indice des prix (comme la mesure des évolutions de niveaux de vie) sont des outils qui ne mesurent qu’imparfaitement l’amélioration des revenus des ménages. En outre, l’on voit bien aussi que les pouvoirs publics n’ont guère de solution pour répondre au « ressentiment » des manifestants, sachant qu’il divise voire fracture la société française : l’avenir s’annonce plutôt sombre.
L’évolution du pouvoir d’achat : une réalité mal connue
La note de conjoncture de l’Insee d’octobre 2018 prévoit, malgré un ralentissement de la croissance sur l’année (+ 1,6 % en 2018 contre 2,3 % en 2017), une bonne tenue de l’augmentation du pouvoir d’achat (+ 1,3 % en 2018 contre 1,4 % l’année précédente). Certes, l’évolution de cet indicateur a été très contrastée puisqu’il a baissé au premier trimestre 2018 mais il se redresse nettement en fin d’année. En 2019, les prévisions du projet de loi de finances tablent sur une augmentation du pouvoir d’achat supérieure (1,7 %), compte tenu de prévisions d’augmentation de l’emploi mais aussi de mesures fiscales et sociales favorables (effet en année pleine de la suppression des cotisations maladie et chômage au regard de l’augmentation de la CSG, suppression de la seconde tranche de taxe d’habitation, revalorisation de l’AAH et de la prime d’activité), et cela malgré la hausse de la fiscalité écologique, du tabac et la faible revalorisation des pensions et des prestations familiales. Même l’OFCE, qui ne mesure que l’amélioration prévisible du pouvoir d’achat liée aux mesures budgétaires, reconnaît[1] que celles qui sont prévues en 2019 vont améliorer le pouvoir d’achat, même si son calcul est nettement moins favorable que celui du PLF.
Comment expliquer que, dans une conjoncture qui semble plutôt positive, le mouvement social se focalise sur l’exigence d’augmentation du pouvoir d’achat ?
Les statisticiens ne s’en étonnent pas. Ils savent que la mesure de l’évolution du pouvoir d’achat est fragile, voire discutable. Déjà en 2006, une note du CNIS (Conseil national de l’information statistique) énumérait les faiblesses de l’indicateur : il néglige l’évolution démographique, augmentation de la population et réduction de la taille des ménages (répartie par individu, l’évolution est moindre) ; les consommations des diverses catégories socioprofessionnelles étant très différentes, il ne permet pas de percevoir les disparités d’évolution, qui dépendent en particulier des déciles de revenus (le CNIS indique ainsi que sur la période 1998-2004, l’indice des prix réellement supporté par le premier décile de revenu a été annuellement supérieur de 0,13 % à la moyenne d’ensemble). Certaines dépenses sont mal prises en compte : c’est le cas des dépenses de logement, qui pèsent pour 6 % dans la construction de l’indice des prix (parce que le taux est calculé sur l’ensemble de la population, locataires et propriétaires et que seuls les loyers sont pris en compte, pas le remboursement des emprunts), ce qui est très loin de la réalité des populations modestes, notamment celles qui consacrent aux charges locatives entre 30 et 40 % de leur revenu ; pour des raisons de « pureté statistique », l’Insee mesure l’augmentation des prix à « technologie constante » : or les ménages n’ont pas le choix et supportent le prix des avancées technologiques ; enfin, la part des « dépenses contraintes » (assurances, communications, logement, services financiers) augmentent et la perception des marges de manœuvre (et donc de l’augmentation du pouvoir d’achat) diminue. Surtout, la part des dépenses pré-engagées varie selon le niveau de vie : en 2018, une étude de la DREES note que cette part représente 28 % dans les dépenses des ménages en moyenne mais 38 % chez les ménages pauvres (65 % pour les ménages pauvres composés d’une seule personne) et 22 % chez les ménages aisés.
Ces critiques ont amené l’INSEE à corriger sa production statistique : ainsi, il publie désormais l’évolution du pouvoir d’achat par unité de consommation (UC) et l’évolution du pouvoir d’achat «arbitrable ». En 2016, avec une évolution du pouvoir d’achat des ménages de 1,8 %, l’évolution par UC était de 1,2 % et celle du pouvoir d’achat arbitrable de 1,5 %, les dépenses non arbitrables ayant moins augmenté cette année-là[2]. De même, une publication confidentielle de l’Insee mesure l’évolution des prix à la consommation par catégories de ménages selon le niveau de vie[3] : de 1998 à 2015, sur 18 ans, l’indice a augmenté de 29,7 % pour les ménages entre le premier et le second décile et de 26 % pour les personnes les plus aisées…
Reste que ce ne sont pas ces indicateurs que l’opinion publique ou les décideurs utilisent, qui en restent le plus souvent à une approche globale, à l’évidence en partie inexacte. La France manque d’outils de pilotage situés géographiquement et surtout socialement. Elle corrige peu à peu cette carence (les études se multiplient sur les données départementales et régionales dans le domaine de l’emploi et des qualifications) mais la perception des évolutions nationales l’emporte toujours, y compris chez les politiques qui devraient être plus attentifs aux évolutions sous-jacentes.
Pourtant, sur le pouvoir d’achat, des alertes
La parution de certaines études (qui ont parfois fait polémique) aurait dû servir d’alerte : selon une analyse du 15 janvier 2018 de l’OFCE-Sciences po (Observatoire français des conjonctures économiques) intitulée « 2018 : pas d’austérité mais des inégalités » qui étudiait les conséquences de la loi de finances 2018 sur le pouvoir d’achat[4], malgré l’augmentation de certaines prestations sociales et la baisse de la taxe d’habitation, les 5 % les plus modestes devaient perdre en pouvoir d’achat cette année-là (en cause, notamment, l’augmentation des carburants et du tabac) et les 5 % les plus aisés devaient voir leur pouvoir d’achat augmenter. De même, tandis que les documents préparatoires au budget 2018 chiffraient le coût moyen des augmentations de taxes pour les ménages à 79€ par an en 2018 et à 313€ en 2022, le rapport sénatorial rédigé dans ce cadre indiquait que, pour un ménage chauffé au fioul, habitant une périphérie éloignée et roulant beaucoup avec une voiture au gazole, le coût serait de 136€ en 2018 et de 538€ en 2022. Le rapport précisait déjà que les compensations prévues, généralisation du chèque énergie ou prime de conversion des véhicules anciens, n’en atténueraient pas l’impact : le premier ne fait que remplacer les tarifs sociaux existant auparavant ; quant à une prime, même de 2000€ (même de 4000€ puisqu’elle a été améliorée), elle n’aide pas suffisamment un ménage non imposable à acheter un véhicule nouveau, d’autant que les conditions de ressources et d’ancienneté du véhicule mis au rebut sont très restrictives.
De plus, toutes les données montrent que, ces dernières années, et en particulier depuis 2007-2008, les revenus dans leur ensemble ont soit faiblement augmenté soit baissé : c’est ce que dit une récente étude de l’Insee[5] selon laquelle le revenu disponible moyen en euros constants est inférieur de 1,2 % en 2016 à son niveau de 2008, une part de l’explication tenant à la dimension démographique et à l’augmentation des ménages de petite taille du fait du vieillissement et des ménages monoparentaux. L’ouvrage de l’Insee « Revenus et patrimoine » de 2018 confirme la baisse du niveau de vie médian pendant la période, à la fois pour le premier mais aussi pour le 9e décile. La crise a débouché sur un interminable tunnel…De ce fait, les augmentations en volume de la consommation des années 60 (+ 7 % certaines années), qui peuplent encore notre imaginaire, sont loin. De 2007 à 2017, le taux annuel moyen d’augmentation de la consommation a été de + 0,7 % et l’investissement des ménages en volume demeure en 2017 encore inférieur de 13 % à son niveau d’avant la crise[6].
Plus structurante encore pour la réflexion, une note du CREDOC de juin 2016 porte sur les modes de vie des ménages vivant avec moins qu’un budget dit « de référence »[7]. La notion même de « budget de référence (issue des réflexions de groupes de travail qui ont défini « ce qu’il fallait pour vivre correctement », en intégrant vie sociale et loisirs) est intéressante : elle témoigne que la population avance vers une sorte de « norme » de consommation, par meilleure connaissance des modes de vie des autres catégories sociales et aspiration à l’égalité : au demeurant, même s’il existe encore de fortes différences des structures de la consommation selon les revenus, celles-ci convergent lentement sur longue période. Dans l’élaboration de budgets de référence, il ne s’agit plus de définir des budgets minima, correspondant aux seules dépenses contraintes, mais de faire une place aux dépenses « libérées[8] » : ainsi, le budget de référence s’élève-t-il à 1424€ pour une personne seule et à 3284€ pour une famille avec enfants, loin des seuils de pauvreté. L’étude montre que les ménages qui n’atteignent pas ce niveau ressentent un sentiment permanent de contrainte et de restriction, sont tenus à un pilotage serré du budget, avec la recherche de prix bas au détriment du plaisir et de la qualité, se plaignent de n’avoir pas ou peu de vacances et pas de sorties. Ils sont anxieux devant l’avenir (l’imprévu n’est pas gérable) et se replient sur la sphère familiale et amicale, ressentant peu d’intérêt pour les questions qui mobilisent le pays ou la vie politique. Jusqu’à présent, les organismes d’étude s’intéressaient au revenu des pauvres : voici que les ménages modestes et très modestes suscitent l’intérêt, deux ans avant le mouvement des Gilets jaunes où s’expriment des récriminations identiques, non pas celles des pauvres (ou pas seulement) mais celles des classes populaires qui travaillent et parviennent à vivre, mais petitement, sans avoir le sentiment de desserrer une contrainte trop pesante.
Pas de solution de court terme autre que cosmétique
La lecture de la note que l’Institut Jean Jaurès a consacré le 28 novembre 2018 aux Gilets jaunes[9] démontre l’appartenance géographique du mouvement : les zones de mobilisation (zones rurales et périurbaines lointaines) sont celles qui se sont rebellées contre la limitation de la vitesse à 80 km/h et celles où la population est dépendante de la voiture. Le pourcentage de ménages qui possèdent un véhicule diésel augmente avec la distance entre le lieu de résidence et l’agglomération la plus proche : à 80 km d’éloignement, il est de 78 %. La note illustre la coloration sociale du mouvement, qui regroupe des classes populaires ou moyennes qui se sentent, comme celles mentionnées ci-dessus, excessivement contraintes financièrement. La note montre également aussi les liens avec l’extrême droite, le soutien des partis populistes, les relents poujadistes de certaines revendications et la fracture avec les cadres et les professions intellectuelles sur l’importance des préoccupations écologiques que les Gilets jaunes, malgré certaines déclarations destinées aux journalistes, voudraient enterrer.
Face à cette « jacquerie » de la France périphérique, que peuvent les pouvoirs publics ? Rien ou pas grand-chose, sauf quelques mesures cosmétiques. S’ils renoncent à mettre en place une fiscalité écologique et se montrent tièdes sur la protection du climat et de l’environnement, ils s’aliènent leur base électorale. Ils peuvent tout au plus en atténuer ls impacts. L’augmentation des aides sociales serait trop coûteuse. Les réponses aux difficultés des territoires oubliés nécessiteraient une politique de très long terme qui ne fait pas consensus : arrêt de l’étalement urbain, densification des villes et action sur le prix des logements, développement des transports publics à la demande, lutte aussi contre la sous-qualification des populations (dans les Hauts de France, haut lieu de la mobilisation, il y a 26,9 % d’ouvriers dans la population active et 11,8 % de cadres, contre respectivement 7 % et 44,1 % à Paris) qui obère l’avenir, dans une société où l’offre d’emplois est de plus en plus qualifiée. Reste aussi la question lancinante de la croissance, qui, mesurée par tête, s’affaiblit et reste compromise par une compétitivité insuffisante : rien ne garantit qu’elle reviendra, rien ne garantit que les revenus des catégories populaires s’amélioreront, rien ne garantit non plus la compatibilité entre cette croissance tant espérée et les efforts pour le climat. Les fractures actuelles risquent bien de s’amplifier.
Pergama
Pergama a mis en ligne en novembre : – Deux nouvelles fiches concours sur « L’évaluation des fonctionnaires » et « La fiscalité verte » (en remplacement d’une note précédente qui a été actualisée), – Une fiche de lecture sur l’ouvrage de Daniel Cohen « Il faut dire que les temps ont changé… », Albin Michel, 2018 |
[1] Quel impact direct des mesures socio-fiscales sur le pouvoir d’achat en 2019, Blog OFCE-sciences-po, https://www.ofce.sciences-po.fr/blog/10493-2/
[2]Les revenus et le patrimoine des ménages, Insee, Edition 2018
[3] https://www.insee.fr/fr/statistiques/2832234?sommaire=2830607
[4] Celui-ci dépend bien évidemment d’autres facteurs, notamment de l’évolution de l’emploi et des salaires.
[5] France, portrait social 2018, https://www.insee.fr/fr/statistiques/3646226
[6] Insee, L’Economie française, comptes et dossier, 2018
[7] https://www.credoc.fr/publications/les-modes-de-vie-des-menages-vivant-avec-moins-que-le-budget-de-reference
[8] En 2008, les travaux de la Commission Quinet, « Mesure du pouvoir d’achat des ménages » avaient recommandé de distinguer dans les budgets « dépenses pré-engagées », « dépenses contraintes », « dépenses libérées »
[9] https://jean-jaures.org/nos-productions/les-gilets-jaunes-revelateur-fluorescent-des-fractures-francaises