Les manifestations des Gilets jaunes n’ont pas seulement fait prendre conscience d’inégalités sociales jusqu’ici peu visibles. Elles ont reposé la question du maintien de l’ordre, d’abord sous son angle le plus simple, celui de la violence et des blessés. L’on compte à mi-janvier 1000 blessés environ chez les policiers, 1700 chez les manifestants, et, chez ces derniers, 80 à 90 blessures graves. Liées à l’utilisation des balles de défense, ces blessures laisseront des personnes estropiées pour la vie. Les justifications qui s’esquissent évoquent l’extrême violence de certains manifestants, indéniable quand on se souvient d’images de policiers violemment frappés alors qu’ils étaient isolés ou à terre. Pour autant, si la police représente l’Etat, elle ne peut être mise sur un pied d’égalité avec les manifestants : quand bien même ceux-ci enfreindraient la loi, les forces de l’ordre, qui ont bien évidemment le droit de se défendre, ont pour mission première de maintenir ou de rétablir l’ordre et non pas de rendre coup pour coup. Remplissent-elles bien cette mission ? La question se pose avec acuité depuis quelques années, en particulier depuis la mort d’un manifestant à Sivens en 2014 et les manifestations très violentes, en 2016, contre la loi travail. Les armes dont elles font désormais un usage courant ne sont pas seulement dangereuses : elles transforment, voire dénaturent, la doctrine de maintien de l’ordre officiellement appliquée (I). Selon certains experts, la police devrait renforcer au contraire cette doctrine traditionnelle de « désescalade », à l’image de ce que font déjà d’autres pays européens (II). L’Etat n’assume pas en tout cas ses responsabilités en ce domaine : il ne s’impose pas à sa police, c’est l’inverse qui se produit (III).
Une doctrine traditionnelle qui a déjà connu des accrocs
L’histoire du maintien de l’ordre[1] a fait l’objet de plusieurs ouvrages, où l’on mesure l’évolution des doctrines, de la militarisation de la répression (fusillade de Fourmies,1891) à la création de troupes spécialisées, gendarmes mobiles avant-guerre et CRS en 1944. La doctrine officielle actuelle figure dans le rapport de la commission d’enquête parlementaire relative à la mort de Rémi Fraisse ou dans le rapport du Défenseur des droits sur le maintien de l’ordre[2]. Le maintien de l’ordre doit être assuré par des forces dédiées, spécialisées et formées que sont les escadrons de gendarmerie et les CRS. Leur méthode est la mise à distance de la foule, avec la volonté d’éviter au maximum le contact avec les manifestants, de tenir sur des barrages en ligne, de montrer sa force en retardant son utilisation. Si celle-ci doit être employée, c’est de manière graduée, après sommations si possible et de manière collective (« on avance ensemble, on s’arrête ensemble »), soit en petit groupe progressant lentement, soit en chargeant. La force ne doit être utilisée qu’en cas d’absolue nécessité, avec un principe de réversibilité. Le but principal n’est pas de procéder à des interpellations, sauf à faire intervenir de petits groupes mobiles pour ce faire et non des individus isolés, pour neutraliser des manifestants violents.
Depuis toujours, cette doctrine a connu des accrocs : sans remonter au massacre de militants du FLN algérien du 17 octobre 1961 ou de manifestants contre la guerre en Algérie le 14 octobre 1962 à Paris (morts qui ne correspondent pas à des bavures policières mais à des actes politiques délibérés), en 1968, où la méthode de maintien de l’ordre a évité des morts pendant les manifestations, la tradition de brutalité policière a ressurgi avec des représailles envers les manifestants dans les commissariats. Plus tard, en 1986, pendant les manifestations contre la loi Devaquet, la mort de Malik Oussekine fait suite à l’intervention de voltigeurs à moto, en charge de nettoyer les rues : certes, ces brigades, remises alors en selle par un ministre, R. Pandraud, connu pour son appétit répressif, sont censées agir en fin de manifestation ; certes, elles ne sont pas censées entrer dans les halls d’immeuble tabasser à mort un jeune présent par hasard (les deux responsables seront d’ailleurs condamnés) ; mais elles vont au contact, durement, pour blesser à coups de bâton, à pleine vitesse, sans faire le tri. La mort de Malik Oussekine conduira à leur suppression. Enfin, quand Nicolas Sarkozy sera ministre de l’Intérieur, il cherchera lui aussi à faire évoluer la doctrine : son ancien directeur de la police nationale, Frédéric Péchenard, s’exprimant récemment sur les émeutes de décembre 2018, rappelle l’ambition qu’il a toujours gardée : ce qui est en cause, c’est une victoire politique contre des manifestants stigmatisés (la « racaille », « les jeunes violents » etc) et non le maintien de l’ordre proprement dit (le moins de dégâts humains et matériels possible). il faut donc « aller au contact » pour montrer que le pouvoir sait se faire respecter. A l’inverse, la doctrine traditionnelle implique que la conduite des opérations soit menée sans affect, sans stigmatisation des manifestants, sans volonté d’affirmer la poigne de l’Etat.
En tout état de cause, depuis plusieurs années, cette doctrine officielle n’est plus respectée.
En premier lieu, la volonté, comme ce fut le cas en décembre 2018, de conforter les effectifs des forces spécialisées[3] conduit à faire appel à d’autres intervenants, simples policiers ou agents de la BAC. Ceux-ci, qui ne sont pas formés à évoluer de manière collective, se coordonnent mal avec la stratégie d’ensemble, adoptant parfois une attitude de guerriers (la vidéo de décembre 2018 où des agents en civil tirent sur la foule en hurlant de joie quand ils ont fait mouche le démontre de manière évidente). La BAC, qui s’adresse en général à des délinquants, a une habitude d’interpellation violente inadaptée en cas de manifestation. Son intervention rend la stratégie policière illisible.
Surtout, depuis 2014 et surtout 2016, l’utilisation des lanceurs de balle et des grenades de désencerclement est banalisée. Selon le rapport d’activité de l’IGPN du 26 juin 2018, on décompte en 2017 2494 tirs de LBD, soit une augmentation de 46 % par rapport à 2016. Le seul 1er décembre 2018, les chiffres avancés mentionnent 800 lancements de grenades de désencerclement et 776 tirs de LBD. Sans même mentionner la dangerosité de telles armes, le recours aux lanceurs de balle, qui individualisent une cible, est en contradiction avec la doctrine officielle du maintien de l’ordre, comme le rappelle le politiste F. Jobard lors de son audition devant la Commission d’enquête « Sivens ». Il l’est d’autant plus quand l’utilisation de ces armes a lieu face à des groupes de manifestants mobiles (le tir va rater sa cible) ou est confiée à des agents mal formés et peu habitués au maintien de l’ordre. Vu le nombre de tirs, il est au demeurant peu probable que les LBD soient utilisés conformément à la réglementation : le Code pénal exige que les armes même intermédiaires ne soient utilisées qu’en cas d’absolue nécessité et de manière proportionnée et les instructions rappellent que, pour tirer, la police doit être directement menacée ou incapable de tenir le terrain qu’elle occupe. Au final, cette banalisation des tirs conduit à associer violences et maintien de l’ordre, ce qui « délégitimise » cette mission.
Se réapproprier une stratégie active de désescalade et d’avertissement
La stratégie agressive utilisée en décembre et janvier derniers a-t-elle échoué ? Cahin-caha, les forces de police, à défaut d’avoir protégé correctement les bâtiments et les commerces, ont tenu. En janvier, la violence régresse, du fait aussi des réponses politiques apportées. Pour autant, la faiblesse de l’Etat est apparue au grand jour, avec la répétition continue des scènes de violence, l’incapacité manifeste de la police à maitriser certaines situations, la polémique sur les blessés et l’usage disproportionné de la force. La police et l’Etat en sortent moins légitimes : ils n’ont pas été capables de maintenir l’ordre et, contrairement à ce qu’ils disent, ils en sont responsables, pour n’avoir eu comme seule stratégie, au départ, que d’empêcher la manifestation de se tenir au motif qu’elle n’avait pas été déclarée.
Le récit des deux premières journées de manifestation des Gilets jaunes[4] que fait, sur son blog Médiapart, l’universitaire D. G Boullier, en donne une illustration saisissante, qui semble relever de l’incompétence. Le 24 novembre, la réaction policière est dès le départ disproportionnée, comme si l’affrontement était le premier réflexe : les Gilets jaunes, regroupés en bas des Champs Elysées, ont été immédiatement gazés en l’absence de tout comportement agressif et alors que la manifestation n’avait pas commencé. Les pouvoirs publics les ont laissé ensuite errer par groupes qui ne parvenaient pas à s’organiser et un jeu de poursuite s’est organisée un peu partout. La tension est montée peu à peu, les violences sont apparues. Le 1er décembre, les pouvoirs publics n’ont eu d’autre stratégie que de bloquer les Champs-Elysées, sans ouvrir ailleurs la possibilité d’une manifestation canalisée, ce qui aurait permis de séparer les manifestants ordinaires des manifestants violents et de « délégitimer » la violence. D. Boullier considère qu’une stratégie strictement sécuritaire, n’offrant aucune alternative à une foule venue de loin pour s’exprimer, a en réalité contribué à propager le chaos.
Il est rejoint sur ce thème par nombre d’autres experts. Dans un article de 2016, Olivier Fillieule et Fabien Jobard[5] évoquent les violences auxquelles ont été soumises en 2016 les forces de maintien de l’ordre en Allemagne, avec les manifestations traditionnellement très agressives du 1er mai, la tenue du congrès du parti nationaliste d’extrême droite AFD sous haute tension et les manifestations dites Pegida contre les migrants. Pourtant, disent-ils, force est toujours restée à la loi, il n’y a pas eu de violences irraisonnées, de perte de contrôle de la police, de manifestants insultés ou gazés sans raison ou matraqués dans le dos quand ils se sauvaient. Il en impute la cause à l’obligation constitutionnelle faite aux forces de police, en Allemagne, de communiquer avec les manifestants. Des agents de liaison policiers contribuent donc à organiser la manifestation : ils y sont présents et repérables. La police quant à elle « serre » de près les manifestants, intervient pour empêcher des éléments violents d’agir et sécurisent les autres. Le mot d’ordre est de ne pas se livrer à des violences indiscriminées qui retournent la foule en faveur des casseurs mais de frapper les manifestants violents en expliquant l’action aux alentours. Le mot d’ordre est aussi d’avertir la foule de se mettre à couvert quand la police va charger et, avec des panneaux lumineux, d’indiquer la nécessité de la dispersion, en laissant ouvertes des issues. Enfin l’Allemagne, plus strictement fidèle que la France à la doctrine de mise à distance, refuse d’utiliser grenades et balles en caoutchouc et n’utilise que des canons à eau qui éloignent et annihilent sans blesser. D’autres pays (Danemark, Hollande, Suède) ont adopté ces mêmes principes et disposent d’unités spéciales en charge de l’information des manifestants et du dialogue avec eux.
La France, habituée à organiser le parcours d’une manifestation avec ses organisateurs, n’a pas cette culture de la négociation et du contact pendant la manifestation elle-même, sans doute parce que les policiers sont insuffisamment convaincus de la légitimité du droit à manifester, voient dans la foule une masse agressive de manière homogène et en ont peur. Ils ne comprennent pas que le gazage systématique et l’utilisation des armes modifient la relation avec les manifestants. Ils justifient a posteriori leur choix par « l’extrême violence des manifestants » : cependant, s’il est vrai que certains éléments le sont de manière délibérée, d’autres risquent alors de le devenir ou, du moins, de couvrir les violences.
Une incapacité à évoluer ?
En 2015, la commission d’enquête parlementaire « Sivens » préconisait, sur le modèle allemand, une « médiation systématique et continue entre les forces de l’ordre et les manifestants, avant, pendant et après l’événement ». Pas plus sur ce point que sur d’autres (réserver les LBD aux personnels spécialisés), elle n’a été entendue. Ce qui est en effet frappant, c’est l’incapacité des policiers et de leurs organisations syndicales à remettre en cause l’organisation et les méthodes de la police, même après un échec. La réponse est puérile, de l’ordre de l’affectif : si vous nous critiquez, c’est que vous ne nous aimez pas, nous qui peinons tant à vous protéger. Le refus de réfléchir est patent…et ancien. Après les émeutes de Brighton en 1981, la police anglaise a analysé les raisons des difficultés rencontrées et engagé des réformes[6]. En France, des rapports ont été rédigés après les émeutes de 2005, après Sivens en 2014, après les violences en 2016 lors des manifestations de la loi travail. Il n’en sort rien.
Quant au pouvoir politique, il a choisi, une fois pour toutes, la défense d’une institution qu’il surexploite par ailleurs. Le milieu policier est solidaire et très syndiqué et les politiques craignent son pouvoir de nuisance. Le thème de la lutte contre la délinquance étant de plus un thème porteur dans les campagnes électorales, la police en devient intouchable. Un bon ministre de l’Intérieur est donc un ministre qui défend les policiers, quoi qu’ils fassent, même au degré zéro de la réflexion. Christophe Castaner en est une caricature : en agissant ainsi, il risque de conforter l’incompréhension entre la police et la population. Les ministres de l’Intérieur se grandiraient en réformant ce qui doit l’être et en assumant pleinement leur mission : mieux lutter contre la violence, mieux garantir la sécurité de la population.
Pergama
[1] J-M Berlière et R. Lévy, Histoire des polices en France, Nouveau monde, 2013, et David Dufresne, Maintien de l’ordre, Fayard, 2013
[2] Assemblée nationale, Rapport parlementaire du 21 mai 2015, commission d’enquête présidée par N. Mamère rapporteur P. Popelin ; Le maintien de l’ordre au regard des règles de déontologie, rapport du Défenseur des droits, 2017
[3] Ces forces spécialisées ont vu leurs effectifs diminuer de 2008 à 2015 et sont utilisées de plus aux opérations menées contre les migrants.
[4] L’incroyable faillite du maintien de l’ordre macronien 4/12/2018 : https://blogs.mediapart.fr/dominique-g-boullier/blog/041218/lincroyable-faillite-du-maintien-de-lordre-macronien
[5] Un splendide isolement : les politiques françaises de maintien de l’ordre, La Vie des idées, 24 mai 2016
[6] Jacques de Maillard, Peut-on réformer la police ? La Vie des idées, 2009