Deux récentes décisions du Conseil constitutionnel ont été saluées par les défenseurs des libertés publiques : le Conseil a censuré la loi de réforme pour la justice comme la loi visant à renforcer et garantir le maintien de l’ordre public dans les manifestations. Dans les deux cas, il l’a fait au nom de droits constitutionnels : protection de la vie privée, du secret de la correspondance et de l’inviolabilité du domicile d’une part, « droit d’expression collective des idées et des opinions » d’autre part. Ces décisions confortent l’analyse traditionnelle d’un Conseil constitutionnel « protecteur des droits et libertés des citoyens ». Mais elles sont aussi l’occasion de souligner que, plus peut-être que les libertés, le Conseil constitutionnel, depuis 40 ans, défend l’Etat et ses prérogatives de police et d’ordre public.
Deux décisions récentes qui censurent l’atteinte aux droits…
La première décision (2019-778DC du 21 mars 2019[1]) interdit l’élargissement à tout crime du recours à des techniques spéciales d’enquêtes (sonorisation, accès à des données informatiques…) lors des enquêtes de police, diligentées ou non par le parquet, compte tenu de l’absence de garanties réelles apportées par le contrôle du JLD (juge des libertés et de la détention) censé les autoriser. De même, elle interdit l’interception de conversations électroniques pour des infractions sans caractère particulier de complexité et de gravité, même sous le contrôle du JLD, parce qu’il n’a pas en pratique les moyens d’exercer un contrôle efficace. Le message est double : d’une part, les moyens d’enquête intrusifs et qui ne respectent pas le droit à la vie privée ne sont justifiés que dans des cas graves ; d’autre part, même l’intervention d’un magistrat du siège comme le JLD, fréquemment appelé à intervenir pour autoriser certains actes lors des enquêtes, ne représente pas une garantie suffisante s’il n’a pas accès au dossier de l’enquête. La décision est importante : le JLD ne pourra plus être la caution d’enquêtes de police alors qu’il n’est pas, en réalité, « juge de l’enquête ». De même, le juge constitutionnel a interdit à des agents qui veulent entendre une personne de pénétrer dans son domicile sans autorisation du juge.
La deuxième décision (2019-780CD du 4 avril 2019[2]) censure l’article 3 de la loi qui permettait à une autorité administrative d’interdire à une personne de participer à une manifestation, dès lors que, « par ses agissements à l’occasion de manifestations…ayant donné lieu à des atteintes graves à l’intégrité physique des personnes ainsi que des dommages importants aux biens ou par la commission d’un acte violent à l’occasion de l’une de ces manifestations », elle apparaissait être une menace pour l’ordre public. Cette autorité administrative pouvait, s’il existait « une raison sérieuse de penser » que la personne pourrait participer à une autre manifestation, lui interdire de le faire pendant un mois. Le Conseil a jugé, et c’est une évidence, que les motifs qui permettaient de justifier l’interdiction étaient trop légers, d’autant que l’ancienneté des « agissements » n’était pas précisée. La portée de l’interdiction, ses justifications et les conditions de sa contestation (celle-ci était impossible dans certains cas, la notification pouvant parfois être effectuée « à tout moment ») donnaient à l’autorité administrative « une latitude excessive » dans l’appréciation de sa décision. La décision est impeccable : empêcher quelqu’un de manifester pour des « agissements » ayant lieu dans une manifestation par ailleurs violente, c’est rendre les individus responsables d’actes qui ne sont pas les leurs. L’analyse de l’avocat François Sureau est la bonne : « On ne peut juger du droit de manifester en fonction des débordements auxquels il donne lieu, sinon on pourrait aussi remettre en cause le droit d’association ou la liberté de la presse »[3].
…et une longue histoire de défense des libertés
A l’origine, le Conseil constitutionnel n’avait pas vocation à être un « défenseur des droits » : dans la décision 62-20, par laquelle il refuse, en 1962, d’examiner la conformité à la constitution de la loi adoptée par référendum relative à l’élection du Président de la République au suffrage universel, il se désigne comme « un organe régulateur de l’action des pouvoirs publics », ce qui apparaît aujourd’hui singulièrement réducteur. Il est vrai qu’avant la révision constitutionnelle de 2008 instituant les QPC[4], la Constitution ne comportait que peu de mentions des droits et libertés. La valeur juridique du préambule de la Constitution ayant longtemps été considérée comme nulle ou faible, relevant de principes généraux dépourvus de portée pratique, seuls évoquaient les libertés publiques l’article 34, qui mentionne que « les règles concernant […] les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques » relèvent du domaine de la loi, et l’article 66, qui interdit la détention arbitraire et fait de l’autorité judiciaire la gardienne du respect de ce principe.
On sait comment le Conseil, sur le fondement de sa décision du 16 juillet 1971 d’intégrer dans le bloc de constitutionnalité le préambule de la Constitution de 1946 et la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, a construit une véritable doctrine de protection des libertés publiques et droits fondamentaux.
Cette construction irrite souvent les juristes[5], parce qu’elle leur paraît une accumulation opportuniste et quasi-arbitraire de droits considérés comme constitutionnels. Dominique Rousseau souligne ainsi que le Conseil a empilé diverses méthodes pour allonger sa « liste ». Il a d’abord fait découler un droit d’un autre : de la libre communication des idées garantie par la Déclaration de 1789, le Conseil tire le droit au pluralisme et au libre accès à Internet. Du droit à la liberté, il fait découler le respect de la vie privée ou la liberté de se marier. Au-delà, c’est « l’invention » des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République sur le fondement du préambule de 1946, qui mentionne ceux-ci mais sans en citer aucun : le Conseil constitutionnel va remplir ce vide avec, notamment, la liberté d’association, la liberté de l’enseignement et le respect des droits de la défense. Au-delà encore, parfois sans fondements clairement identifiables, le Conseil crée les « principes constitutionnels » (continuité de l’Etat et du service public) ou les « objectifs à valeur constitutionnelle », dont le respect de la liberté d’autrui mais aussi, dans un autre domaine, la sauvegarde de l’ordre public. Ce qui est surtout préoccupant, au-delà de ce foisonnement, c’est que, dans sa liste, le Conseil se garde d’établir une hiérarchie : les constitutionnalistes en concluent le plus souvent que cette omission lui permet de garder pleine liberté pour adapter les décisions aux cas d’espèces de manière parfaitement discrétionnaire.
Sans considérer que le juge constitutionnel est le gardien des libertés (il considère que trop d’atteintes échappent à sa censure), Dominique Rousseau n’en souligne pas moins son apport, à très juste titre. Son existence crée un élargissement de la délibération sur la loi, un espace où peuvent se déployer une argumentation, un dialogue, un débat : les représentants du peuple n’imposent plus « tout naturellement » aux administrés leur conception de l’intérêt général. De plus, le Conseil a introduit, c’est indéniable, un socle de valeurs qui traverse le temps, droits de la défense, droit à la santé, droit à manifester, qui oblige à rompre avec les préoccupations d’immédiateté et avec l’émotion qui perturbent parfois l’élaboration des lois.
Filtrer les moustiques, laisser passer les chameaux[6] ?
Depuis 40 ans, parallèlement à la construction doctrinale sur les libertés publiques, le Conseil constitutionnel a entrepris de combiner la reconnaissance des droits et libertés avec d’autres normes constitutionnelles de valeur apparemment équivalente qu’il dégage parfois de manière tout aussi prétorienne. Pour simplifier, les différentes formes de l’intérêt général (ordre public, continuité du service public, nécessité de prévenir les crimes et délits, bonne administration de la justice, nécessités économiques) sont systématiquement confrontées aux libertés publiques et droits fondamentaux et le Conseil constitutionnel semble ne protéger ces derniers que lorsqu’ils lui paraissent affectés de manière disproportionnée, manifestement abusives, sinon, il laisse passer.
Le Conseil Constitutionnel a ainsi admis sans broncher les textes répressifs des années 80 : sur l’institution des peines planchers aux majeurs et aux mineurs en situation de récidive (décision 2007-554 du 9 août 2007), il a considéré qu’il ne devait examiner que « l’absence de disproportion manifeste entre l’infraction et la peine ». La loi ne lui a pas paru contraire au principe d’individualisation des peines puisqu’elle permet d’y déroger par exception et que les mineurs bénéficient malgré tout d’une atténuation de la peine. Il considère (sur le ton de l’évidence) que le principe d’individualisation de la peine n’implique pas que celle-ci « soit exclusivement déterminée en fonction de la personnalité de l’auteur ». Le Conseil a de même validé la rétention de sûreté (décision 2008-562DC) : il a d’abord soutenu qu’elle n’était pas une peine, juste une possibilité prévue par la Cour d’assises dans son jugement et que ni l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme ni l’article 66 de la Constitution ne trouvaient donc à s’appliquer. Puis, dans un grand envol d’incohérence, il a expliqué que la mesure ne pourrait toutefois s’appliquer aux personnes condamnées avant la loi. Enfin, il a affirmé, sans aucune démonstration, comme il le fait le plus souvent, qu’aucune autre mesure moins attentatoire aux libertés n’étant possible pour prévenir la récidive du crime, la mesure était « nécessaire ». L’atteinte aux droits n’existe plus puisque la société a le droit de se protéger contre les criminels et que le Conseil décide qu’elle ne peut pas trouver plus « soft ».
Plus près de nous, l’absence de censure de la loi renseignement du 24 juillet 2015, à trois points mineurs près, illustre que, dans certains cas, le Conseil est même capable de valider une surveillance massive des données échangées sur Internet ou des écoutes plus ciblées mais qui peuvent ratisser ample, sans le contrôle du juge et selon des finalités très larges : dès lors que la loi présente ces techniques comme nécessaires à la sécurité de l’Etat, celle-ci l’emporte sur tout, même sur le droit des citoyens ordinaires à la vie privée.
Quant aux décisions prises lors de l’état d’urgence (2015-2017), le Conseil constitutionnel ne s’est prononcé que dans le cadre de QPC, puisque ni la loi initiale ni les lois de prolongation ne lui ont été transmises. La teneur de ces décisions nous gêne aujourd’hui, mais il faut sans doute les lire avec recul : l’on ignorait alors que l’état d’urgence allait très vite cesser de correspondre à « un péril imminent ». L’on ignorait également ce que les bilans nous ont montré, l’inanité des mesures d’assignation à résidence et de perquisitions de nuit au regard de la prévention du terrorisme. Reste que le Conseil a été très tolérant : dans une première décision (2015-527), il reconnaît que les assignations portent atteinte à la liberté d’aller et de venir (sans relever de l’article 66 : le Conseil a toujours considéré qu’il ne s’agit pas là de privation de liberté) tout en les justifiant par l’existence d’un péril imminent. L’atteinte ne lui semble pas disproportionnée à partir du moment où les personnes ne sont pas regroupées dans des camps, où l’assignation ne dure pas plus de 12 heures par jour (13 heures, on serait dans la privation de liberté…) et où la situation est soumise au contrôle du juge administratif (dont nous savons aujourd’hui qu’il se prononçait sur des notes blanches du ministère de l’Intérieur). Le Conseil n’évoque jamais le principe qu’il a jugé lui-même constitutionnel du droit à un recours juridictionnel effectif ou des droits de la défense, alors que c’était probablement l’atteinte la plus préoccupante aux droits. Plus tard (décision 2016-536), le Conseil valide les perquisitions de nuit au nom du même raisonnement (le chameau) mais interdit de saisir les données informatiques en dehors du contrôle d’un juge (le moustique), carence promptement réparée par une loi intervenue peu après. En mars 2017 (décision 2017-624), il admet la prolongation de l’assignation à résidence au-delà de 12 mois mais en veillant à ce que le juge qui donne son avis ne puisse pas être le même que celui qui va se prononcer éventuellement sur le fond (même si ces deux juges ne disposent pas de vrai dossier pour étayer leur position) et précise les conditions du renouvellement (comportement d’une particulière gravité, éléments nouveaux, durée totale à prendre en compte) : c’est sur ce fondement que des personnes, sans doute musulmans salafistes mais sans risque terroriste, ont été assignées plus d’un an sans avoir commis le moindre délit. Il est vrai que le Conseil, parallèlement, a réparé un abus manifeste, en considérant (décision 2017-625) que, pour que le délit de « préparation à un acte terroriste » soit constitué, il fallait que la préparation soit évidente, et qu’elle le soit non pas par un acte matériel isolé mais par plusieurs qui permettent d’établir une concordance.
Le Conseil a ensuite validé[7], lors de réponses à plusieurs QPC, la loi du 30 octobre 2017 mettant fin à l’état d’urgence mais transposant dans le droit ordinaire, avec de fortes atténuations il est vrai, les dispositions de l’état d’urgence : le juge admet notamment les assignations à résidence, parce qu’elles deviennent plus souples et sont dénommées autrement, de même que les perquisitions « administratives ». Selon lui, ce n’est pas l’atteinte aux libertés qui prévaut mais l’équilibre entre prévention des risques et respect des libertés, ce qui serait compréhensible si la première nécessité ne l’emportait pas si fréquemment sur la seconde.
Dans sa compréhension des raisons qui poussent les pouvoirs publics, le Conseil n’est d’ailleurs pas à l’abri de contradictions : dans une décision 2018-770 sur les dispositions de la loi dite « pour une immigration maîtrisée », le Conseil a admis l’organisation de visioconférences, sans consentement de l’intéressé, pour l’organisation de certaines audiences en matière de droit d’asile et de séjour, même pour des personnes détenues et retenues en Centre de rétention. Quelques mois plus tard, la décision 2019-778DC du 21 mars 2019 relative à la loi justice considère pourtant que la visioconférence imposée à un détenu est une atteinte aux droits de la défense « compte tenu de l’importance qui s’attache à la présentation physique de l’intéressé ». La fragilité des raisonnements « équilibristes » devient visible, ils peuvent pencher d’un côté ou de l’autre, en fonction du contexte ou de la sensibilité des juges.
Au final, le Conseil constitutionnel joue un rôle précieux dans l’interdiction des abus manifestes de la puissance publique (pensons par exemple à la décision 2018-717/718 du 6 juillet 2018 qui fait de la fraternité – envers les migrants- un principe à valeur constitutionnelle) même s’il en laisse passer certains, par conformisme ou aveuglement. Mais il reste tolérant aux atteintes aux libertés lorsqu’elles sont encadrées, même formellement, ou expliquées (ce qui ne veut pas dire justifiées) par les nécessités publiques. Il suffit au législateur de laisser une porte ouverte en considération de la situation de fait pour que le juge constitutionnel s’en satisfasse, comme il l’a fait pour les peines planchers, pour les décisions d’assignations à résidence ou pour les tests osseux imposés aux mineurs non accompagnés : ces altérations évidentes aux droits sont possibles puisqu’elles peuvent être appliquées avec discernement. Mais dans la vraie vie, il vaut mieux interdire les mauvaises pratiques que les permettre à des conditions qui risquent fort de n’être pas remplies. Défendre les libertés, ce n’est pas simplement accepter quelques garde-fous.
[1] https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2019/2019778DC.htm
[2] https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2019/2019780DC.htm
[3] Le monde, 4 février 2019
[4] L’article 61.1 de la Constitution précise que les QPC peuvent être transmises au Conseil lorsque, dans une instance en cours, il est soutenu qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit
[5] Voir notamment « Le conseil constitutionnel a-t-il une conception des libertés publiques ? », V. Champeil-Desplats, Colloque de l’Université de Strasbourg, 2011, et « De quoi le Conseil constitutionnel est-il le nom ? », D. Rousseau Jus politicum, 2012.
[6] L’expression est empruntée au juriste Jean Rivero en 1981 qui, reprenant lui-même un proverbe arabe, déclarait à propos du Conseil constitutionnel qu’il « arrêtait les moustiques et laissait passer les chameaux ».
[7] A un moustique près : le juge, saisi sur une « interdiction de fréquenter » une autre personne « suspecte », devra statuer plus rapidement qu’il n’était prévu dans la loi et se prononcer sur la reconduction de la mesure.