Elections européennes : désintérêt ou bonne compréhension des enjeux?

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Elections européennes : désintérêt ou bonne compréhension des enjeux?

En Europe, en 2014, 42 % des européens ont voté aux élections au Parlement européen. Si l’on en croit la pente de la participation depuis l’institution en 1979 de cette élection, le chiffre devrait encore baisser en 2019 : il est passé de 61,99 % au départ à 49,51 % en 1999 avant d’atteindre 42 %. La participation moyenne cache, il est vrai, des écarts très importants : en 2014, la Belgique a voté à 90 % et le Danemark à 56 % mais le taux était inférieur à 30 % dans 7 pays de l’est européen, en particulier Slovaquie, Hongrie, Pologne et Lettonie. L’Allemagne (48 %) et la France (42,4 %) étaient alors plus proches de la moyenne, alors que le taux de participation au Royaume-Uni (35,6 % en 2014) a été traditionnellement faible.  En 2019, selon une étude de l’European Council of Foreign Relations (ECFR), 43 % des personnes interrogées dans 14 Etats membres iront certainement voter. Les sondages en France indiquaient, début mai, que près de 6 électeurs sur 10 allaient s’abstenir et un sondage IFOP du 30 avril consacré au vote des jeunes de 18 à 25 ans donnait un taux de 77 % d’abstention dans la classe d’âge, ce qui, symboliquement, est préoccupant, même si le phénomène touche toutes les élections.

Le site « Toute l’Europe » qui s’interroge sur l’abstention[1]  avance comme première explication la baisse de confiance globale des populations dans les institutions politiques. Il en veut pour preuve la baisse parallèle de la participation à des élections législatives internes qui mobilisent traditionnellement davantage. De fait, en France, la participation au 2e tour des élections législatives est passée de 84,86 % en 1978 à 42,64 % en 2017, soit presque une division par deux qu’il n’est pas possible d’expliquer seulement par le contexte des deux époques. En Allemagne, le taux d’abstention aux élections fédérales n’était que de 9 % en 1971. Depuis 2009, il oscille entre 24 et 30 %.

Cependant, même si le lien avec l’évolution de la confiance politique au niveau national est indéniable, les élections européennes ont des spécificités : « Toute l’Europe » le reconnaît et lance des pistes d’explications : institutions complexes et lointaines, « équilibres constants » et compétences limitées de l’Union. Ces explications sont convaincantes : quand on y regarde de près, le fonctionnement institutionnel de l’Europe est si compliqué que la population est légitime à douter que son vote au Parlement européen ait du poids. Dans ce cadre, les discours programmatiques, à défaut de pouvoir proposer un projet crédible aux députés, vendent du changement, voire du rêve.

 Le Parlement européen : une institution compliquée parmi d’autres institutions compliquées

 Malgré les efforts des juristes, quand ils présentent les institutions européennes, pour rapprocher son rôle de celui des parlements nationaux (il vote la loi, il adopte le budget, il contrôle l’exécutif…), le Parlement européen a des pouvoirs étriqués, même si, historiquement, il a plutôt réussi à les accroître. Ainsi, la grande majorité des décisions votées qui obéissent à la procédure législative dite ordinaire sont, même si le terme est aujourd’hui moins usité, des codécisions avec le Conseil de l’Union qui donnent lieu, en cas de désaccord, à des procédures de conciliation complexes qui tentent de rapprocher les points de vue et y parviennent le plus souvent, au prix de longues palabres. Le Parlement peut, dans les cas extrêmes, bloquer un texte, au terme d’interminables délais et de votes intermédiaires sous pression, mais il ne peut imposer ses choix ni au pouvoir exécutif (si on considère que le terme est applicable à la Commission européenne), ni au Conseil de l’Union, qui est le véritable exécutif que les Etats contrôlent. Les procédures d’adoption et d’exécution du budget obéissent presque aux mêmes principes, avec, au final, quelques prérogatives supplémentaires pour le Parlement. Bien évidemment, l’électeur européen moyen ne connaît pas ces arcanes : mais le rôle du Parlement est d’autant plus obscur pour lui qu’il voit bien, dans la presse, que ce sont les Etats qui s’affrontent ou négocient et les Etats qui décident, même si le mécanisme des sanctions leur impose ensuite de respecter le droit qu’ils ont adopté. Le droit des institutions européennes repose sur des tractations entre les diverses institutions, des allers et retours de textes et des compromis ou échanges de bons procédés (c’est ce que « Toute l’Europe » appelait supra « des équilibres constants »). Ces tractations mettent des autorités structurées (Commission, Conseil de l’Union européenne) et qui se sentent politiquement légitimes face à un Parlement certes démocratiquement élu mais éclaté entre différents groupes politiques : le dispositif fonctionne au bénéfice des premières, sachant que le Conseil européen coiffe l’Union, en impulse les politiques et au final tranche. Reste au Parlement, et c’est tant mieux, un pouvoir de suivi et de contrôle de la Commission, avec le pouvoir d’instituer des commissions d’enquête en cas de problèmes : il a ainsi montré qu’il pouvait porter devant l’opinion publique des questions sur l’influence qu’exercent les lobbies sur certaines directions de la Commission. Cela ne suffit pas toutefois à en faire un Parlement au sens plein du terme.

Le déficit de pouvoir du Parlement aux yeux des électeurs est d’autant plus fort que le vote aux élections européennes ne modifie pas de manière directe l’équilibre politique des institutions exécutives de l’Union, ce qui est pourtant le but premier de toute élection. Il est vrai que, depuis le Traité de Lisbonne, le Parlement élit le Président de la Commission européenne, alors qu’avant 2014, le choix fait par les Etats était discrétionnaire. Mais le Parlement se prononce « sur proposition du Conseil européen » (réunion des chefs d’État et de gouvernement des pays membres), qui désigne son candidat à la majorité qualifiée « en tenant compte du résultat aux élections au Parlement européen ». Le Conseil n’a donc pas obligation de proposer le chef de file du groupe politique majoritaire (alors que le Parlement le revendique) et il l’a fait savoir récemment. Au demeurant, les tractations sur les postes ont déjà commencé depuis quelques semaines…au sein du Conseil européen, qui est le vrai lieu des décisions en ce domaine. Quant aux commissaires européens, ils sont désignés par les Etats. La procédure d’approbation du Parlement à leur nomination ne vise qu’à éliminer les candidats de niveau insuffisant ou dont les prises de position politiques paraissent incompatibles avec les valeurs de l’Europe : le contrôle n’est pas politique.  Au final l’articulation des pouvoirs du Parlement, de la Commission, du Conseil des ministres et des Conseils de chefs d’Etat est si embrouillée que l’on ne sait plus où se situe l’expression du pouvoir démocratique, tous en ayant une part sans en être des détenteurs au sens plein du terme.

De plus, les 74 députés européens à élire en France sont élus à la proportionnelle, sur listes désormais nationales où figurent essentiellement des inconnus : le scrutin est largement impersonnel, sauf, il est vrai, que l’élection est en partie considérée comme un sondage sur le poids respectif des partis politiques. En tout cas, l’on imagine d’autant moins les parlementaires européens faire un compte rendu de mandat à leurs électeurs qu’une fois à Strasbourg, ils vont disparaître du champ politique traditionnel : ils vont s’inscrire dans des groupes politiques dont le nom même (et a fortiori le programme) sont inconnus de leurs électeurs et rentrer dans des jeux de tractation éloignés des préoccupations nationales.

En 2014 (et en 2017), l’économiste Thomas Piketty préconisait, au moins pour la zone euro, un Parlement composé de députés des Etats membres. C’était, selon lui, la seule manière de répondre au « vide démocratique de l’Europe ». Il soutenait que le Conseil européen, censé représenter les Etats et où les décisions se prennent parfois à l’usure, n’est pas un organe démocratique si l’on considère que la démocratie se construit, s’organise, repose sur des échanges menés en toute transparence. Il proposait de donner des pouvoirs réels à des parlementaires susceptibles d’engager non seulement l’Union mais aussi leur propre pays. A défaut d’être réaliste, la proposition est séduisante. Elle serait de nature à renforcer le vote aux élections en le faisant porter sur des engagements européens, permettant ensuite de dresser un bilan des décisions. Dans l’état actuel de l’organisation des pouvoirs en Europe, les citoyens s’abstiennent parce qu’ils ne comprennent ni les institutions ni les enjeux de l’élection, dont ils pressentent qu’ils sont plutôt faibles.

Les programmes des partis : une remise en cause du fonctionnement de l’Union

 Les listes présentées en France ont presque toutes un point commun : qu’elles tentent de rétablir la souveraineté des Etats ou soutiennent au contraire le développement des compétences de l’Union, elles veulent presque toute « refaire l’Union ». Pour la liste Renaissance, l’Europe est en danger et doit se rénover :   la configuration et les règles de l’espace Schengen sont à modifier, tout comme le droit de l’asile ; des modifications essentielles sont proposées sur la Défense et la sécurité, sur l’extension des compétences sociales ou les outils de gouvernance sur le climat. Surtout, une « Conférence pour l’Europe », à vrai dire une Constituante, serait réunie afin de « proposer tous les changements nécessaires » pour que l’Europe cesse d’être une « figée » et puisse enfin progresser.

Le Rassemblement national supprime la Commission européenne pour rendre le pouvoir au peuple et propose de fermer les frontières nationales. Le Parti Républicain n’en est pas si loin, qui insiste sur la sécurité et la lutte contre l’immigration, rétablirait les contrôles aux frontières internes, voudrait la réduction des pouvoirs de la Commission, transformerait enfin la politique de concurrence pour davantage protéger l’économie européenne. Les Insoumis semblent, même si ce n’est pas très clair, vouloir « sortir des traités ». Les Verts veulent un traité environnemental qui radicaliserait les choix européens et Place publique prône un impôt européen sur les sociétés et une politique de la jeunesse.

Les partis ne sont pas les seuls à rebâtir l’Europe. L’appel des intellectuels, économistes ou politistes à réformer l’Union est en passe de devenir un « genre » spécifique, tant foisonnent les études en ce sens : outre les travaux de Piketty, citons ceux de Xavier Ragot sur la nécessaire construction d’une Europe sociale[2] et ceux de la Fondation Bruegel ( « One size does not fit all: European integration by differentiation ») prônant, en 2018, une organisation de l’Europe non pas en cercles concentriques, comme ceux qui veulent plusieurs Unions, certaines serrées et d’autres plus lâches, mais une organisation en « clubs », avec une adhésion à la carte à telle ou telle politique. Sur le fond, nombre des analyses produites ont de la force : elles disent (et c’est aussi, à vrai dire, le message des programmes mentionnés plus haut) que le système européen ne peut plus fonctionner tel qu’il est et qu’il faut repenser soit l’articulation avec les Etats soit l’intégration européenne, au final trop limitée, en la dotant d’un budget plus ample et de capacités d’intervention économique ou environnementale plus fortes.

Quelles en sont les conséquences sur les électeurs ? Ceux-ci perçoivent sans doute à la fois le caractère fondamental des critiques, les difficultés d’application des propositions et le décalage avec l’élection d’un Parlement multinational et qui n’a aucune vocation à renverser la table pour imposer des réformes. Les mandats donnés aux parlementaires ont peu à voir avec ce qu’ils auront à traiter et, de toute façon, s’ils veulent radicalement réformer les politiques (telle, pour prendre un exemple, celle sur les perturbateurs endocriniens), personne ne les soutiendra et surtout pas les chefs d’Etat, même quand ils appartiennent à la même famille politique. Les électeurs qui sont très décidés à aller voter risquent alors de le faire pour affirmer la force du parti auquel ils adhèrent plus que pour changer véritablement l’Europe, chacun étant bien conscient de l’irréalisme des programmes.

Il n’est pas certain au demeurant que les programmes qui remettent en cause l’Europe ciblent correctement les attentes des électeurs : une autre étude de l’ECFR (« Ce que les Européens veulent vraiment : 5 mythes déconstruits ») montrent la fluidité des électeurs et leur indécision, plus que leur polarisation sur des choix partisans. Il souligne de plus que les électeurs ne sont pas sensibles au seul thème de l’immigration, comme semblent le penser la plupart des partis : ils s’inquiètent aussi du changement climatique, de la capacité de l’Europe à faire face aux Etats-Unis ou à la Chine, des questions de défense et de sécurité et de l’économie. Enfin (et surtout) la dynamique conflictuelle qui s’enclenche en Europe les inquiète.

 Une image de l’Europe pleine d’ambivalences

 L’Institut Jean Jaurès a publié en mars 2019 une étude qui souligne l’absence de l’Europe dans les journaux télévisés : l’Europe ne parvient pas à capter la lumière alors qu’elle prend en charge des enjeux sociétaux et économique colossaux. Pour autant, il ne s’agit pas d’une question de communication. Les débats en Europe (pensons à la PAC ou aux quotas d’émission) sont, de fait, techniques et pénibles à suivre, mais sans doute parce que, derrière les débats officiels, la préoccupation majeure est celle des intérêts nationaux. Les débats à double fond ne sont jamais simples.

Reste toutefois la grande ambivalence des Européens et des Français sur l’Europe : l’eurobaromètre 2018 se réjouissait que 43 % des Européens aient une image positive de l’Europe et que cette opinion progresse de 3 points. Pourtant, le chiffre est faible. Sur le long terme, le volet français de l’enquête internationale sur les valeurs des Européens montre une chute de la confiance (de 65 % en 1990 à 47 % aujourd’hui), d’ailleurs parallèle à une baisse de la confiance envers le Parlement national. Y a-t-il pour autant rejet ? L’Eurobaromètre 2019 délivre des messages compliqués : 50 % des européens jugent que la situation n’évolue pas bien mais 61 % que les la progression des partis protestataires est plutôt un problème qu’une solution. 68 % des ressortissants européens reconnaissent que leur pays a bénéficié de son appartenance à l’Union. Quant au dernier sondage de l’ECFR, il montre que deux électeurs sur trois (58 % en France) jugent possible l’effondrement de l’Union dans 10 ou 20 ans. Or, la quasi-totalité des électeurs (92 %) pensent qu’ils y seraient perdants, économiquement mais aussi sur le plan des libertés. L’Europe n’est sans doute pas vraiment aimée, elle n’est pas vraiment comprise, la population est pessimiste sur son avenir mais les électeurs y tiennent et y voient une source de sécurité et de force : le message est certes complexe à décoder mais les chefs d’Etat qui dirigent l’Europe et cherchent perpétuellement à la plier à leurs propres intérêts devraient y réfléchir.

Pergama, le 19 mai 2019   

 Pergama propose une nouvelle fiche concours sur

                        La politique de l’eau

 Rubrique Fiches concours, section Environnement et climat

[1] Européennes, pourquoi l’abstention est-elle si forte ? Toute l’Europe, 18 avril 2019, www.touteleurope.eu/actualite/europeennes-pourquoi-l-abstention-est-elle-si-forte.html

[2] Civiliser le capitalisme, Xavier Ragot, Fayard, 2019