En 2017-2018, le quinquennat Macron s’ouvre sur un changement majeur : le candidat devenu président avait promis d’augmenter le budget de la défense pour le porter à 2 points de PIB d’ici 2025 (il était à l’époque de 1,77). C’est la fin d’une longue érosion des moyens : le budget de la Défense, supérieur en 1970 à 3 % du PIB, est tombé en dessous de 2 % sous le quinquennat Chirac, avant 2000. En 2015, l’actualisation de la précédente loi de programmation 2014-2019 avait déjà marqué, à la suite des attentats terroristes, une modeste inflexion à la hausse des moyens de l’armée. La loi de programmation militaire 2019-2025 du 13 juillet 2018 l’amplifie.
Cette augmentation du budget de la Défense s’inscrit alors dans une stratégie très ambitieuse définie par une « Revue stratégique » publiée en 2017, actualisée depuis lors, en 2021, sans que les orientations en soient fondamentalement changées.
Qu’en est-il aujourd’hui des capacités effectives de l’armée française ? Le choix d’une armée nationale complète, puissante, « couvrant le spectre des interventions le plus large possible », capable d’agir « sur les champs matériel et immatériel » (termes de « l’actualisation stratégique » de 2021), techniquement autonome (du moins sur la plupart des tâches) même si une place est faite aux alliances, est-il adapté à une puissance moyenne comme la France, surtout dans un contexte de tensions multiples de toutes sortes, d’augmentation des dépenses militaires mondiales et de course technologique ?
Une stratégie très ambitieuse, sans doute aujourd’hui à revoir
La Revue stratégique adoptée en 2017 et son actualisation en 2021 reposent sur une conviction : la sécurité nationale se joue au niveau européen et mondial. Les deux documents s’ouvrent sur une vision inquiétante du monde : ils énumèrent toutes les zones en tension qui peuvent menacer l’équilibre mondial, insistent sur la rivalité des très grandes puissances militaires que sont les Etats-Unis et la Chine, notent la disparition des instruments mis au point naguère pour maitriser la course aux armements, mettent en lumière aussi des formes de guerre nouvelles (le cyber et l’espace) et les « conflits hybrides », ainsi les cyber-attaques non revendiquées, où interviennent des groupes non étatiques qui utilisent des méthodes de désinformation et d’intimidation.
L’actualisation stratégique note, avec une lucidité prémonitoire, que la survenue de conflits de haute intensité est moins improbable que naguère et qu’il faut s’y préparer.
Les objectifs fixés aux forces armées sont donc très larges : assurer la protection du territoire national ; répondre aussi à une crise dans le voisinage ayant un impact direct pour le pays ; conserver l’ascendant sur des adversaires non étatiques dans les zones d’intérêt de la France, ce qui vise la lutte contre le terrorisme ou les cyber-attaques ; enfin, être capable d’assumer une confrontation militaire avec d’autres États, c’est-à-dire, le cas échéant, un conflit de haute intensité.
Nul doute pour les décideurs que la France, par son histoire, son statut ancien de puissance nucléaire, sa volonté surtout de tenir sa place, est concernée par les conflits et les tensions du monde, et qu’elle doit être capable d’y intervenir.
Il est vrai que la France ne se projette pas seule dans ces tensions : elle fait une place (restreinte) à ses alliés. Le document qui actualise la Revue évoque les partenaires européens et l’OTAN, mais surtout pour appeler de ses vœux une Europe qui parvienne à échapper au « déclassement stratégique » et institue « une articulation crédible avec l’OTAN ». L’OTAN reste, la France le reconnaît, le fondement de la défense collective de l’Europe. Cependant, la France réclame « un contrat politique modernisé », où les Européens occuperaient un rôle croissant. Au final, elle accepte la coopération mais voudrait en déporter le cœur au niveau européen (quelques partenariats opérationnels existent). En attendant que l’Union domine ses faiblesses, elle renforce son autonomie.
L’on mesure, à la lecture de ces documents pourtant récents, combien leur actualisation serait nécessaire à la suite de la guerre en Ukraine.
Premier quinquennat Macron : des moyens significativement augmentés
La loi de programmation militaire 2019-2025 (LPM) prévoit une dépense totale de défense de 294,8 milliards d’euros sur 7 ans, dont 197,8 milliards de 2019 à 2023. En euros courants, le budget de la Défense devrait passer de 32,4 Mds en 2017 à 50 en 2025. L’effort est particulièrement important à partir de 2023, date à laquelle l’augmentation annuelle des crédits devrait passer de 1,7 à 3 Mds. Cet effort devait être réexaminé lors d’une actualisation de la loi de programmation prévue en 2021, qui n’a finalement pas eu lieu.
La loi permettait d’abord aux armées d’assainir la situation financière : le budget attribué devait permettre de prendre en charge l’intégralité des OPEX -opérations extérieures- (les autres ministères étaient jusqu’alors mis à contribution) et de réduire les reports de charges (près de 3 Mds fin 2017).
Il devait ensuite accroître sa masse et créer 6000 emplois, notamment dans le domaine de la cyberdéfense, du numérique et du renseignement. La stratégie mise en avant était en effet de privilégier ces nouveaux domaines afin de « gagner la guerre avant la guerre ». Le choix était également d’améliorer la vie des soldats (formation, équipements, logement, carrières), pour pouvoir notamment retenir le personnel recruté qui a tendance à quitter trop rapidement l’état militaire.
L’objectif était également de moderniser les équipements vieillissants : 173 Mds étaient prévus sur la période, soit une augmentation des crédits de plus de 30 %. Cette « régénération » (renouvellement et maintenance) devait être achevée en 2025 et le relais devait être pris ensuite par le recours à des armements d’avenir.
La LPM comportait une annexe qui rythmait les évolutions : remettre à niveau l’armée d’ici 2025, la rendre capable, cette fois-ci en 2030, de répondre à toutes les attentes stratégiques en offrant un modèle d’armée « complet et équilibré ».
En France, personne n’a alors remis en cause cet effort ni le financement des opérations militaires extérieures, comme en témoigne une étude commandée par le Ministère de la Défense en 2017 « La défense dans l’opinion des Français ». La dépense militaire est consensuelle…Il est vrai qu’une des priorités affichées par la France en ce domaine était la lutte contre le terrorisme et qu’il était alors peu question, dans le débat public, de l’évaluation des résultats obtenus au Sahel ou en Syrie, qui, dès cette époque, ne paraissaient pas satisfaisants. Il est vrai aussi que le budget de la Défense était ces dernières années clairement sous-dimensionné, que les équipements avaient vieilli et que certaines menaces nouvelles étaient insuffisamment prises en compte.
Quel bilan ? Quelles questions ?
En octobre 2021, un rapport rédigé dans le cadre de l’examen du PLF 2022 au nom de la Commission des Finances de l’Assemblée nationale, « Défense : préparation de l’avenir » (Rapporteur spécial F. Cornut-Gentille) note que la LPM s’exécute correctement. Pour autant, il s’inquiète des perspectives financières au-delà de 2022, dans un contexte économique sans doute plus difficile. Il note que certaines dépenses, non prévues dans la LPM, sont indispensables pour acquérir des capacités complètes de résilience dans le domaine spatial, de la cybersécurité et du numérique.
Le rapporteur réclame avec vivacité que ces difficultés soient traitées de manière anticipée pour prévenir un décrochage des armées.
Le ton devient beaucoup plus alarmiste dans un article de mars 2022 (Notre modèle soi-disant complet est surtout obsolète, F. Cornut-Gentille, Le Monde, Mars 2022) : non seulement l’effort budgétaire prévu à partir de 2023 risque de de ne pas être réalisé, mais de nouveaux moyens financiers seraient nécessaires pour combler les « impasses » actuelles (artillerie, transports stratégiques, drones). Surtout, l’avènement du spatial et des missiles hypersoniques changent la donne pour l’avenir et déprécient très probablement certains de nos projets d’équipements futurs.
Enfin, face à la guerre en Ukraine, l’OTAN a repris de la force et la décision de l’Allemagne de se réarmer menace à terme le leadership de la France en Europe. Les questions sont sur la table, aucune réponse n’a été apportée dans la campagne présidentielle. La demande est surtout d’engager une réflexion collective pour donner des orientations claires.
Le rapport de la Cour des comptes (La loi de programmation militaire 2019-2025 et les capacités de l’armée, mai 2022) ne dit pas autre chose, même si la conclusion est de tonalité différente. Il note que l’exécution budgétaire a été, pour la première fois depuis 20 ans, conforme à la programmation. Le cout des OPEX n’est plus sous-estimé. Si les augmentations d’effectifs sont un peu inférieures aux objectifs, le renouvellement des équipements a bien été financé (blindés, hélicoptères) et les programmes d’avenir lancés (avions de combat, sous-marins nucléaires, missile hypervéloce).
La Cour note toutefois que la période a été marquée par de fortes activités opérationnelles, missions permanentes, déploiements de prévention, Opex au Sahel et au Proche-Orient. De ce fait, la « régénération » prévue d’ici à 2025 est loin d’être achevée. Le niveau d’entrainement et le taux de disponibilité des matériels sont inférieurs aux objectifs. Certaines compétences restent absentes. L’argent manque pour remplacer les avions Rafale vendus à la Grèce. Surtout, la conclusion est sévère : l’armée française n’a en 2022 ni la masse nécessaire ni le niveau de préparation qu’impliquerait la participation à une guerre de haute intensité et beaucoup reste à faire pour atteindre le niveau espéré en 2030.
Le déclenchement de la guerre en Ukraine amène la Cour à s’interroger sur les choix fondamentaux faits en 2018 : la remise en cause est en demi-teinte, exprimée sous forme de questions. Quelles sont les marges de manœuvre offertes par une coopération européenne appelée à se renforcer ? Faut-il réexaminer le périmètre des activités actuelles, voire faire évoluer le modèle d’armée choisi ? Peut-on réduire les moyens en maintenant l’objectif de construire une armée capable de répondre au spectre complet des opérations ? Mais comment redéfinir les priorités si on change de modèle ?
Un avenir à reconstruire
De fait, des choix s’imposent sur lesquels toutes les données nécessaires ne sont pas complètement réunies mais commencent à s’esquisser.
Un rapport d’information de l’Assemblée nationale (Mission sur la préparation de la haute intensité, P. Mirallès et J-L Thieriot, février 2022) met l’accent sur les exigences extrêmes d’une guerre « classique » intense, auxquelles l’armée française ne répond pas : munitions insuffisantes, masse trop faible, équipements trop justes, l’armée est aujourd’hui calibrée pour une « défense expéditionnaire » d’ampleur limitée. Si le but est d’être capable de mener une guerre entre États, l’effort doit être considérablement amplifié. Déjà, selon le rapport, à format constant, des ajustements sont impératifs. Attendre le niveau nécessaire pour participer à une guerre entre États sera très coûteux, de 40 à 60 Mds de plus sur les deux prochaines lois de programmation, soit 12 ans. Mais la France veut-elle maintenir cet objectif ? Si oui, les décideurs doivent conclure avec les citoyens un pacte de long terme.
Comment articuler cette décision avec la construction d’une politique européenne de défense ? Jusqu’alors, celle-ci n’avait quasiment pas d’existence. L’adoption en 2016 d’une Stratégie globale pour la politique étrangère et de sécurité de l’Union et la création d’un Fonds européen de défense qui subventionne, sur le budget européen, des projets d’armement menés en collaboration par des entreprises européennes, sont souvent présentées comme des étapes décisives. En réalité, ce sont largement des cache-misères et tout reste à construire, sachant qu’il faut d’abord envisager de conforter la politique étrangère commune, ensuite travailler sur l’articulation des armées nationales et une interopérabilité défaillante.
En mai 2022, un Plan, défini à la suite d’un rapport de l’Agence européenne de défense, a été présenté aux États : à court terme, il est question de reconstituer les stocks de munitions, de renouveler certains équipements, de renforcer la défense anti-missile. A moyen terme, de produire des drones, de mieux surveiller les côtes, de mieux contrer les attaques cyber et de protéger l’espace, le tout avec une meilleure coordination des achats réalisés par les armées nationales. La commission va élaborer un plan des investissements à réaliser par les États. L’Europe se prépare à se coordonner mais on y connaît aussi les effets d’annonce et les incessantes difficultés pour parler d’une seule voix.
Sur la Défense, le premier quinquennat Macron pensait avoir choisi une ligne politique inattaquable : un effort financier majeur a été programmé et les engagements sont respectés. Tout est remis en cause aujourd’hui : l’ampleur des financements nécessaires pour mener de front la remise à niveau des armées et le maintien d’opérations diverses exigeantes a fait prendre du retard à la « régénération » prévue par la LPM à horizon 2025. Les objectifs 2030 d’une armée « complète » apte à intervenir sur l’ensemble du spectre des conflits demanderaient un nouvel effort financier dont la France n’a sans doute pas les moyens. La guerre en Ukraine a rebattu les cartes : les États-Unis interviennent, l’OTAN reprend du sens, l’Europe de la Défense, qui n’existait quasiment pas, acquiert une crédibilité nouvelle. La France doit redéfinir sa politique, ses objectifs et les moyens consacrés à la Défense, au regard de ses autres priorités, de ses alliances et de la coopération qu’elle peut intensifier avec ses alliés. Rien n’est plus acquis : une nouvelle stratégie de long terme est à construire, qui doit avoir le courage, si nécessaire, de remettre en cause des choix d’autonomie nationale pure et dure.
Pergama, le 30 mai 2022