Le premier quinquennat Macron a été marqué par l’effacement, voire l’abaissement du Parlement. A vrai dire, malgré la multiplicité des grands débats et des « États généraux » divers, le débat public dans son ensemble s’est affaissé pendant la période, non sans répercussions : la campagne électorale de 2022 s’est illustrée par la pauvreté des thèmes abordés et par le caractère caricatural (et souvent irréaliste) des programmes politiques des candidats.
L’atonie du Parlement de 2017 à 2022 a été imputée, à juste titre, à l’ampleur de la majorité présidentielle à l’Assemblée nationale, même si celle-ci a, en 5 ans, maigri de 314 à 267 députés, ce qui n’est pas rien, par abandon d’une part de son aile gauche. Réduit pour l’essentiel à une armée de bons petits soldats qui s’épuisent à fabriquer la loi sans décider de ses grandes orientations, le groupe LREM n’a guère eu de plus-value, ni politique (en faisant remonter les préoccupations de l’électorat), ni intellectuelle (en demandant une meilleure cohérence entre le programme sur lequel ses membres avaient été élus et les projets de loi qui lui étaient soumis). Il est vrai que la faiblesse du groupe découlait également de l’absence de consistance idéologique du parti présidentiel lui-même, dénué de toute organisation interne solide, incapable de construire des débats internes et qui n’avait même pas le droit de choisir les candidats présentés aux élections sous son étiquette. Pas de ligne, pas de débats, pas vraiment d’ancrage dans le pays, peu de personnalités fortes, un contexte de crise qui a mis au premier plan la décision présidentielle…tout cela a affaibli le rôle du mouvement et du groupe parlementaire.
Le gouvernement n’a, de plus, pas ménagé ce dernier : plus encore que dans les précédents quinquennats, il a eu recours à des ordonnances, y compris sur des sujets très politiques comme les ordonnances travail de 2017, la réforme du statut des cheminots ou la justice des mineurs, qui limitent fortement les débats parlementaires. Par docilité, la majorité a même accepté de mettre fin, en janvier 2021, en pleine crise sanitaire, à la mission d’information de l’Assemblée nationale en charge du suivi de la gestion de l’épidémie, sans doute parce que le gouvernement a mal supporté les critiques des premiers rapports. Au final, sauf quelques épisodes qui ont attiré l’œil (l’affaire Benalla, surtout grâce au Sénat, ou bien les pratiques d’obstruction utilisées pour empêcher le vote de la loi instituant un système universel de retraite, adoptée le 4 mars 2020 par recours à l’article 49-3), le Parlement a fait peu parler de lui pendant le premier quinquennat Macron : le Président, plus rarement son Premier Ministre, a pris toute la lumière.
Meilleure représentation du pays, retour des débats démocratiques au Parlement….
C’est cette sorte « d’absence démocratique » qui a conduit nombre de responsables politiques mais aussi de journalistes et d’intellectuels à se réjouir de la composition de la nouvelle assemblée nationale élue en juin dernier : 246 députés pour la majorité présidentielle (43 %), 142 pour la Nupes (25 %), 64 pour Les républicains (11 %) et 89 rassemblement national (15 %), voilà des chiffres, si l’on ajoute les 36 députés situés en dehors de ces grandes formations, qui représentent mieux le pays que l’écrasante majorité précédente.
La première satisfaction est en effet d’avoir mis fin aux conséquences observées jusqu’alors du mode de scrutin uninominal à 2 tours en vigueur aux élections législatives, qui a quasiment toujours garanti une majorité large au vainqueur de l’élection présidentielle. En 2017, ce mode de scrutin a conduit à ce que la République en Marche, avec 32 % des voix au premier tour des législatives de 2017, occupe 60 % des sièges. La crainte que le pays légal ne s’éloigne du pays réel a favorisé, depuis des années, la floraison de propositions portant sur l’introduction d’une part de proportionnelle. Aucune d’entre elles n’a abouti, pas même celle d’E. macron de 2018, alors que cette réforme ne demandait que le vote d’une loi ordinaire, ce qui jette un doute sur la volonté d’accepter la perspective d’un Parlement plus représentatif. Peut-être aussi la crainte persiste-t-elle d’une assemblée ingouvernable…
En réalité, le scrutin majoritaire à deux tours des législatives n’a rien de magique : il favorise les partis dominants et défavorise ceux de plus petite taille, surtout si leurs électeurs sont éparpillés sur le territoire. En l’occurrence, en 2022, la nouveauté est qu’il n’existe plus de parti dominant : E. Macron a obtenu 28 % des voix au premier tour de la présidentielle contre 23 et 22 % respectivement à ses adversaires du RN et de LFI. Pour ce qui est des législatives, les pourcentages de voix obtenues au premier tour sont quasiment identiques pour la majorité présidentielle et pour l’Alliance formée par LFI, les socialistes, les écologistes et les communistes (soit respectivement 25,6 et 25,7 %). De plus, la concentration des voix RN dans certaines circonscriptions renforce l’effet de la progression des voix qu’obtient ce parti. La majorité présidentielle ne s’en est sortie que parce qu’elle avait, au second tour, de plus amples réserves de voix que ses adversaires…Mais elle n’a plus, dans le pays comme à l’Assemblée, qu’une majorité relative et, de ce fait, le Parlement représente le pays, bien mieux qu’avant.
Beaucoup se sont également réjouis que le Parlement soit désormais contraint de pratiquer négociation et compromis. Dans Le Monde du 19 juillet 2022, l’historien Jean Garrigues souligne que « notre démocratie fatiguée a besoin de renouer avec la délibération, le dialogue et le débat ». Il voit cette aspiration s’exprimer dès la campagne présidentielle de Ségolène Royal en 2007, le mouvement « Nuits debout » de 2016 et celui des Gilets jaunes de 2018-2019. Le gouvernement sera donc, pense-t-il, contraint de négocier, processus qui a historiquement permis l’émergence des « grandes lois » de la IIIe République qui forment le socle de notre démocratie.
Cet espoir risque fort toutefois d’être déçu, pour de multiples raisons.
Un paysage politique qui se prête mal au compromis…
L’on a souvent souligné ces dernières semaines que de nombreux pays européens se trouvent dans la situation actuelle de la France : en Espagne, Allemagne, Italie, Suède, aucun parti n’a de majorité absolue à l’assemblée délibérante. Se forment alors des coalitions de gouvernement ou des alliances préférentielles discutées au cas par cas, les premières étant parfois (c’est le cas de l’Allemagne) longuement négociées en début de mandature et exécutées le plus souvent avec loyauté.
En France, les conditions ne sont pas réunies pour une alliance formelle, dont, au demeurant, aucun parti n’a voulu. Les oppositions sont éclatées et, pour une part, se veulent radicales. Le Rassemblement national peut, faute de mieux, se résigner à accepter les choix gouvernementaux en faveur du pouvoir d’achat : mais il ne cédera ni sur la préférence nationale, ni sur l’arrêt de l’immigration ni sur le rejet des règles supranationales ni sur les retraites, parce qu’il sait que, s’il le fait, il est mort. Quant à LFI, elle théorise le recours au conflit : « Il faut taper tout le temps et tant pis si on n’est pas des proposants », déclarait J-L Mélanchon en 2018. « Il n’y aura rien sans débordement populaire », annonçait J-F Ruffin dans une interview de 2019. Le Parlement est alors un champ de bataille comme un autre : LFI considère que, au-delà de l’opposition entre la droite et la gauche, s’affrontent d’un côté la « caste », « l’oligarchie », « ceux d’en haut » et, de l’autre, le peuple : c’est « eux » contre « nous ». Envers « eux », tout est permis, au nom du bien, même suggérer qu’E. Macron pense un peu comme Pétain ou que les résultats des législatives 2022 ont été truqués, ainsi que, peut-être, on le sous-entend sans le dire vraiment, ceux des précédentes élections : « ça interroge sur ce qui s’est passé avant. Est-ce que ça a déjà été le cas dans d’autres élections ? On a un gros doute maintenant sur ce qu’ils sont capables de faire pour manipuler les résultats… » a déclaré J-L Mélanchon récemment. On voit mal comment LFI, qui juge que tous les coups sont permis dans la lutte des classes, pourrait renoncer à une stratégie tendant à déconsidérer l’ennemi pour débattre avec lui ou, pire, voter avec lui.
Au-delà du cas de ces partis radicaux, la recherche de l’alliance et du compromis n’est pas dans la culture politique française depuis la Ve République, ce que J. Garrigues lui-même reconnaît volontiers, même s’il espère que cela va changer.
Ce rejet est peut-être lié au souvenir des alliances politiques passées qui se sont toujours traduit par l’écrasement du plus petit partenaire. Le Parti communiste ne s’est jamais relevé de son alliance avec le parti socialiste il y a 40 ans et les Verts ont tiré un bilan très négatif de leur participation aux gouvernements Jospin ou Ayrault : une note de la Fabrique écologique du 29 mai 2018 (La triple rupture de l’écologie en politique ) impute la « descente aux enfers du parti » (et l’absence de candidat écologique en 2017) à sa « vassalité » envers le parti socialiste, longtemps très indifférent, il est vrai, aux enjeux écologiques.
De plus, les partis traditionnels, ceux qui avaient des élus, une ligne et un programme, sont aujourd’hui devenus plus fragiles. Ils sont alors capables d’alliances conjoncturelles plus ou moins artificielles (c’est le cas de la NUPES qui, objectivement, n’a pas d’unité sur des choix politiques essentiels) mais refusent des rapprochements qui les engageraient vraiment, dont ils craignent de sortir perdants. Même Les Républicains, objectivement proche idéologiquement d’E. Macron, voient d’abord dans une coalition affichée un risque de disparition.
Enfin, la France est un régime présidentiel au moins autant, sinon plus que parlementaire…
Le régime politique de la France est, de plus, bizarre. C’est un régime présidentiel mais sans séparation des pouvoirs : d’une part, l’élection du Président de la République au suffrage universel légitime l’application du programme du candidat élu, d’autant plus nettement que la réforme du quinquennat a affaibli le Premier ministre, transformé en fidèle second, dont le programme d’action se calque sur le programme présidentiel. D’autre part, dans la pratique, le Président n’est pas seulement le chef des armées et celui qui pilote la diplomatie : c’est lui qui, au-dessus du Premier ministre, définit et conduit la politique du pays, fait la loi, détient le pouvoir réglementaire et détermine la politique pénale. En outre, le pouvoir de contrôle de l’Assemblée nationale sur « l’exécutif » (le nom est impropre ici s’agissant d’un pouvoir qui décide et n’exécute pas) est moindre que dans d’autres pays : le choix du premier ministre est à la main du Président et celui-ci n’a pas besoin du vote de l’Assemblée pour s’engager dans certaines politiques, ainsi les opérations militaires. Le signe de la suprématie présidentielle, c’est que le gouvernement organise des débats, mais sans vote, sur les sujets cruciaux, entièrement conduits à la main du Président, tel celui, récemment, de la guerre en Ukraine ou, avant lui, de la gestion de l’épidémie. L’Assemblée peut donc avoir le sentiment que, quoi qu’elle fasse, elle restera asservie. Il est vrai pourtant que le Président ne peut forcer la main d’un Parlement rétif, ni sur une révision constitutionnelle (même soumis ensuite à référendum, le texte doit être adopté en termes identiques par les deux chambres) ni sur la loi. Reste que les partis à l’Assemblée auront, s’ils plient, le sentiment d’être instrumentalisés par le Président sans pouvoir réellement le contrôler. S’ils ne plient pas, le Président sera tenté, après un certain délai, de dissoudre l’Assemblée en plaidant qu’elle est ingouvernable. Bref, au final, s’il sait manœuvrer, il gagnera…
Que peut-il se passer ?
Un scénario possible est de tabler sur l’exaspération du pays si le Parlement se met à dysfonctionner. L’opinion publique est moins attachée à la renaissance des débats politiques qu’à l’efficacité. Elle sera prompte, si les débats parlementaires cafouillent, à préférer la décision, d’autant que la période est cruciale dans certains domaines. Toutes les enquêtes montrent que les Français sont attachés à l’autorité (à plus de 80 %) : ils peuvent vite se lasser d’une opposition qui bloque. La dissolution peut alors emporter une opposition plus fragile qu’elle n’en a l’air.
Le scénario le plus probable (on le voit se dessiner dans les derniers débats), est une dérive du pouvoir vers la droite pour se concilier les votes des Républicains et s’appuyer sur eux tacitement, sans leur demander allégeance.
Si tel est bien l’avenir, la politique migratoire, les choix écologiques, l’assurance chômage, les retraites et les minima sociaux en seront impactés. Ce n’est pas une perspective très positive, surtout quand les décisions prises risquent d’avoir de fortes conséquences sur la vie actuelle et future du pays.
Dans les deux cas, le message essentiel sera l’inverse de celui espéré par les tenants d’une démocratie qui débat : la conviction s’installera que le Parlement, quand il est divisé, impose des contraintes excessives au gouvernement. A vrai dire, compte tenu de l’offre politique actuelle, cela risque de se vérifier.
Pergama, le 9 août 2021