On ne peut pas dire que la crise de recrutement des enseignants soit une préoccupation récente : en 2014, une note de la DEPP (Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance du ministère de l’Éducation nationale), qui souligne l’ampleur des postes non pourvus de 1987 à 1996 puis leur réapparition à partir de 2011, met en lumière ce qui lui apparaît alors comme le principal facteur explicatif : les candidatures baissent ou augmentent (plus que proportionnellement) en fonction du nombre des postes proposés, avec un décalage de quelques années. Aujourd’hui, alors que l’ampleur des postes non pourvus au concours fait la une des journaux depuis quelques années, il n’est question que de « revalorisation » des rémunérations et des perspectives de carrière des enseignants, avec une augmentation des primes et un élargissement des promotions. C’est dire que la réponse à la chute d’attractivité des métiers d’enseignants va surtout passer par une amélioration financière. Personne ne peut contester cette nécessité compte tenu des différences de rémunération dans l’OCDE (cf. annexe 13 du rapport de la Cour des comptes de février 2023 Devenir enseignant) : un enseignant français de primaire et de lycée gagne, après 15 ans de carrière, 19 % de moins que la moyenne de l’OCDE et l’écart est fort avec les rémunérations offertes aux Etats-Unis (- 37 et – 35 %) et, davantage encore, avec celles de l’Allemagne ( -47 et – 45 %).
Pour autant, si tant est que de tels écarts puissent être comblés, la question des rémunérations est loin d’épuiser le sujet : des difficultés de recrutement existent en Allemagne, en Belgique, au Luxembourg, aux Pays-Bas, en Norvège, tous pays où les rémunérations des enseignants sont bien supérieures au niveau français. Il faut donc creuser un peu plus, même si, au fond, on sait ce que l’on va trouver.
Une crise globale mais qui frappe de manière différenciée
La situation d’ensemble n’est pas bonne. Le montrent plusieurs indicateurs : la chute du taux de candidatures par poste offert dans les concours externes de l’enseignement public depuis 2005 (le taux est passé de 4,6 à 3,1 dans le premier degré et de 6 à 3,8 pour le second) ; la baisse des étudiants inscrits dans les deux années du master MEEF (métiers de l’enseignement), – 9 % de 2017 à 2020-2021 ; la part des contractuels dans le second degré public (9 % des enseignants) qui a augmenté de 40 % depuis l’année 2012-2013, tandis que des contractuels apparaissent aujourd’hui dans le premier degré où leur part était, jusqu’alors, quasi-inexistante.
Les postes non pourvus sont aussi un signe : dans le secteur public, de 2017 à 2021, tous concours externes confondus (premier degré, deuxième degré, professeurs d’éducation physique, enseignement technique et professionnel), le nombre des admis est inférieur au nombre de postes et le ratio de couverture va selon les années de 92,8 % à 96,3 %. La Cour des comptes (qui n’a pas voulu tenir compte des 4000 postes non pourvus de 2022, année de mise en œuvre de la récente réforme du concours dont on sait qu’elle a « asséché » les viviers) calcule qu’en moyenne chaque année, de 2017 à 2021, environ 1500 postes enseignants offerts n’ont pas été pourvus. Peut-être les besoins réels sont-ils différents (l’estimation des postes offerts n’est pas une science exacte) mais le ministère ne fournit pas de renseignements à ce sujet.
Pour les professeurs des écoles, où de 4 à 8 % des postes des concours externes ne sont pas pourvus, la situation est surtout inquiétante dans les Académies de Créteil et de Versailles : le taux d’admission des candidatures est à peine supérieur à 1 et le seuil d’admission fixé à une note moyenne de 7 ou 8 sur 20. Pour le second degré (toujours s’agissant des concours externes), le taux de couverture de 2017 à 2021 varie entre 85,6 % à 93,6 mais il change selon les filières : en 2021, le taux de couverture du CAPES est à 95 % mais il est très inégal selon les disciplines et bien plus faible pour les Lettres classiques, l’Allemand, les mathématiques. En 2021 également, ce sont les concours de recrutement de l’enseignement technique et de l’enseignement professionnel qui ont les taux de couverture les plus bas (respectivement 83 et 87,6 %), sachant, là aussi, que certaines spécialités (sciences de l’ingénieur) sont plus difficiles à pourvoir que les disciplines de gestion. Enfin, le taux de contractuels atteint 12 % dans l’Académie de Créteil et 11 % à Paris, sans même évoquer la situation en Outre-mer, 27 % en Guyane et 51 % à Mayotte.
La conclusion est donc double : les indicateurs globaux sont alarmants mais ils le sont surtout dans certains lieux et aux disciplines. Ce sont les maillons faibles qui cèdent les premiers, qu’il s’agisse de territoires considérés comme difficiles, de disciplines dans lesquelles les étudiants ont de bien meilleures chances d’insertion ailleurs que dans l’enseignement ou de celles qui sont considérées comme peu porteuses d’avenir.
Quelles causes ? Peut-on les hiérarchiser ?
En 2013 un rapport d’Inspection générale (Les difficultés de recrutement d’enseignants dans certaines disciplines) ouvre large l’éventail des explications : il met en premier lieu la dégradation de l’image du métier. Sont évoquées ensuite les craintes sur la première affectation, la réforme de la mastérisation de 2010, qui a réduit le vivier, le contenu trop académique des concours, les débuts difficiles dans le métier, les carences de la formation initiale et continue et, enfin, la rémunération, dont il minimise l’importance.
Une célèbre interview de 2014 du sociologue de l’éducation F. Dubet à Rue 89 considère lui aussi que la rémunération est un enjeu très secondaire, dont l’amélioration ne solutionnera rien : ce qui lui paraît important, c’est l’image du métier (les enseignants eux-mêmes sont, dit-il, continûment dans la plainte, ils évoquent leur souffrance et présentent régulièrement leur travail comme difficile, sinon impossible, ce qui a un effet répulsif puissant). L’absence d’une filière d’études plus précoce lui semble regrettable, les étudiants préférant des filières professionnelles moins tardives et plus sécurisantes. F. Dubet est favorable à une réforme de la formation tendant davantage à aider les enseignants dans leurs difficultés (partout ailleurs, dit-il, quand un salarié « n’y arrive pas », on l’aide, alors qu’à l’Éducation nationale, on le laisse seul) et, au moins pour les secteurs en difficulté, à un recrutement des enseignants par le directeur d’établissement, comme dans le secteur privé.
En 2016, une note du CNESCO sur l’attractivité du métier d’enseignants insiste sur l’ambivalence de la vision du métier par les étudiants : celle-ci est à la fois très positive (le métier a du sens) et très négative (méthodes d’affectation, mauvaises conditions de travail, faiblesses de la formation, image dégradée dans l’opinion, rémunération…). Un rapport sénatorial de 2018 dit à peu près la même chose, en insistant davantage sur les questions de formation initiale.
Enfin, la Cour des comptes, dans le cadre de la rédaction de son rapport de 2023 Devenir enseignant a réalisé une enquête auprès d’un échantillon représentatif des étudiants dans leur ensemble sur l’attractivité du métier d’enseignant : les étudiants qui ont eu mention TB au bac jugent que le métier n’est pas attractif, les titulaires de mentions bien jugent attractif l’enseignement de second degré mais pas du premier degré, qui n’attirent que les mentions assez bien. Globalement, le métier reste mal classé par rapport à d’autres accessibles à bac + 5 (responsable marketing, journaliste, ingénieur…). Ceux qui le trouvent attractif évoquent dans l’ordre la transmission des savoirs, le contact avec les jeunes, le temps libre et la transmission de valeurs et, pour ceux qui privilégient le second degré, le goût pour la matière enseignée. Les facteurs de rejet sont la rémunération et les conditions de travail (les étudiants y mettent les difficultés rencontrées avec les élèves et les problèmes de comportement) puis la crainte de la première affectation.
Les causes sont donc multiples et, si la faiblesse de la rémunération en fait partie, elle est loin d’être seule.
Que faire ?
Compulsons les propositions qui s’accumulent depuis des années, en y ajoutant celles du dernier rapport de la Cour des comptes de février 2023 cité ci-dessus. L’ensemble peut paraître ambitieux mais n’agir que sur la rémunération serait une erreur.
1° Il faut faire des choix spécifiques pour mieux résoudre la question de l’attractivité dans les territoires en difficulté
Le rapport de la Cour des comptes Devenir enseignant propose, dans les académies et les disciplines en tension, d’expérimenter des recrutements par contrat de 3 à 5 ans, sur entretien, au niveau master, pour les étudiants ou les personnes en reconversion professionnelle, sans exiger le concours, et en faisant accompagner le nouveau recruté par un tuteur soigneusement choisi. A l’issue du contrat, les personnes pourraient demander leur titularisation.
La mesure est vraiment intéressante, si du moins la candidature fait l’objet d’un examen sérieux et si l’accompagnement est réel et solide.
Il faut aller au-delà : l’image de l’Éducation prioritaire, avec ses élèves mal disciplinés, de faible niveau, peu confiants dans leurs propres chances de réussite et qui vivent l’école comme une contrainte, a submergé celle de l’éducation dans son ensemble, qui est souvent loin de ces dysfonctionnements. C’est donc l’Éducation prioritaire qu’il faut réformer si l’on veut changer l’image de l’école et arrêter les plaintes des enseignants. Agir en ce domaine peut également contribuer à améliorer des classements internationaux humiliants pour les enseignants, tel le classement Pisa qui révèle, d’une enquête à l’autre, l’ampleur des inégalités entre les élèves, avec un groupe d’élèves très faibles particulièrement important : il faut rendre l’école apte à réduire le déterminisme social, notamment pour les enfants d’origine immigrée, sur le modèle d’autres pays qui y réussissent beaucoup mieux.
La palette des mesures à prendre est connue : changer le mode d’affectation des enseignants, les recruter, dans l’enseignement prioritaire, sur profil, diminuer la taille de toutes les classes, donner des libertés pédagogiques larges sur la durée des cours, les programmes, les méthodes, doter les établissements d’un projet collectif. Tout ira mieux si l’espoir revient là où, pour reprendre les mots de l’étude du CNESCO de 2016, l’école « donne moins à ceux qui ont moins ». Jusqu’alors, l’on a essayé de garder le modèle de l’école traditionnelle dans ces quartiers, en l’adaptant très à la marge (un peu moins d’élèves dans les classes, un peu plus de formation des enseignants). Cela ne marche pas. Changeons.
2° Réformer la formation des enseignants du premier degré
La mastérisation telle qu’elle s’est appliquée depuis 2010, bien adaptée au recrutement d’enseignants du second degré qui ont en général une licence dans la discipline choisie, n’a pas permis de répondre aux besoins spécifiques des futurs enseignants pluridisciplinaires du premier degré, qui sont aussi ceux qui ont le plus besoin d’une formation sur les méthodes d’apprentissage.
Dans son rapport de 2023 Devenir enseignant, la Cour évoque l’expérience actuelle des parcours préparatoires au professorat des écoles (PPPE) qui peuvent être adossés à une licence et propose déjà des cours de français et de mathématiques et des stages. Elle propose une réforme plus nette et moins timorée : mise en place d’un parcours universitaire sur 5 ans comportant une licence pluridisciplinaire principalement destinée au professorat avant de déboucher sur un master d’enseignement axé sur les méthodes professionnelles. Créons une filière…
3° Réformer le timing et le contenu des concours de recrutements et de la formation initiale
Depuis 2010, la « mastérisation » des futurs enseignants, jugée bienvenue sur son principe, n’a cessé de soulever des difficultés. Au départ, elle a conduit à supprimer toute formation professionnelle, les étudiants ayant réussi le concours et le master se retrouvant directement devant les élèves. En 2013, la loi situe le concours de recrutement en fin de première année de master, pour prévoir ensuite une année de formation en alternance. Pour autant, un rapport de la Cour des comptes, Gérer les enseignants autrement, une réforme qui reste à faire, juge en octobre 2017 la professionnalisation tardive et insuffisante et craint que la réforme n’ait guère amélioré ni le niveau de compétence des futurs enseignants ni leur préparation professionnelle.
Un consensus se dégagera ensuite pour proposer l’avancement du concours de recrutement en fin de licence, quitte à ne valider le cursus qu’après obtention d’un master recentré sur l’acquisition des techniques professionnelles. Pourtant, ce n’est pas ce qui sera décidé en 2019, où le concours sera à l’inverse reculé à la fin de la deuxième année de master. La mesure revient largement sur la réforme de 2013, même si le master MEEF (comme le concours) ont été modifiés pour être davantage « professionnels ». Le bilan que la Cour tire en 2023 de la première année de la réforme est très critique : les effets d’assèchement du vivier sont importants ; les personnes qui préparent un concours encore très disciplinaire en même temps qu’un master 2 sont submergées ; les titulaires d’un master MEEF héritent ensuite directement d’une classe à temps complet alors que les autres bénéficient d’un mi-temps. Les étudiants qui préparaient le concours en « contrats d’alternants » ont eux aussi trouvé leur charge de travail trop lourde. Beaucoup n’ont pas dans ces conditions passé le concours, même après s’y être inscrits.
Si l’on veut accroître l’attractivité d’un métier, il faut cesser d’en rendre l’entrée pénible.
Au-delà, il faut trancher l’interminable débat sur la formation à dispenser dans les écoles de l’Éducation : peut-être a-t-on pu un temps hésiter sur la coloration « plutôt disciplinaire » ou « plutôt pédagogique » à donner à la formation initiale des enseignants. Les étudiants ont besoin des deux mais ils restent beaucoup trop mal armés sur le second plan.
Les enseignants en poste en témoignent : selon l’enquête Talis 2018, ils se sentent toujours mal préparés pour répondre à des besoins particuliers de leurs élèves (par exemple avec une classe d’élèves d’origine différente) et une part importante éprouve des difficultés à gérer leur classe (la discipline apparaît comme un problème grave). De même, en 2022, dans son bilan de la campagne d’évaluation des établissements scolaires, le Conseil d’orientation de l’école notait : « Ce qui frappe, c’est que les besoins en formation portent principalement sur des fondamentaux du métier d’enseignant, souvent présentés comme des nouveautés (hétérogénéité du public et différenciation, pratiques évaluatives, numérique éducatif, pratiques collaboratives), ce qui pose la question du contenu de la formation initiale et de la représentation qu’ont les (futurs) enseignants de leur métier, au-delà des contenus disciplinaires qu’ils doivent maîtriser ».
Plus fondamentalement encore, une note de décembre 2017 du Conseil scientifique de la Fédération des conseils de parents d’élèves des écoles publiques, analysant les causes du « malaise des enseignants », soulignait que la première d’entre elles tenait à « un sentiment d’impuissance pédagogique », avec le constat de l’impossibilité de faire réussir tous les élèves et la crainte d’orienter par l’échec. Ce premier malaise, disait-il, est lié au questionnement sur les « bonnes pratiques » pédagogiques et la seule voie pour le dominer serait de se former.
Ce contexte impose de revenir à un concours de recrutement placé en fin de licence, ouvrant droit à deux ans de formation pour obtenir un master axé sur la prise en main de sa classe et sur les méthodes d’apprentissage. Les autres fonctionnaires d’État de catégorie A sont le plus souvent formés sur un ou deux ans après le concours et titularisés ensuite. Il serait curieux que l’on ne puisse faire le même effort pour permettre que des missions aussi essentielles que les missions éducatives soient correctement assurées.
Pergama, le 15 septembre 2023